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Les vingt-sept contributions rassemblées ici offrent des éclairages variés sur le thème retenu, assez large et ouvert à des exploitations en diverses directions. Les éditeurs ont retenu de les regrouper en cinq sections : la première rassemble des études qui envisagent, à l’intérieur d’un même corpus, plusieurs types simultanés de rapport à l’histoire ; la deuxième considère les relations entre genres épistolaire et historique ; la troisième retient quelques représentations d’événements passés ; la quatrième se concentre sur les événements contemporains ; la dernière sur des évocations par les épistoliers de leur propre histoire.

Ci-dessous, toutefois, les différents articles seront signalés non dans l’ordre selon lequel ils se succèdent dans le livre, mais selon une succession chronologique des auteurs traités, de Cicéron à Claudel.

J.-E. Bernard (p. 93-107) pose la question de l’intérêt du corpus cicéronien pour notre connaissance des événements ; insistant sur l’implication affective du locuteur, il souligne que la crédibilité des lettres comme source historique est extrêmement variable. F. Guillaumont (p. 331-346) isole un aspect particulier : la représentation que l’Arpinate donne de l’assassinat de César aux Ides de mars, célébrant l’événement, donnant de celui-ci une appréciation critique et s’en servant pour encourager les principaux chefs républicains à poursuivre la libération de Rome. Pour J.-P. De Giorgio et É. Ndiaye (p. 385-402), dans les 34 lettres qu’il a écrites durant son exil, Cicéron suggère la disparition de sa « surface sociale », si bien qu’il devient difficile d’intégrer cet épisode dans une trame autobiographique ou historique (attitude qui contraste avec son retour d’exil où il se rend une « visibilité politique » et conçoit une écriture de l’histoire à travers le De temporibus suis ou le De consulatu suo, un travail peut-être davantage destiné à lui-même qu’aux autres).

Pour l’époque augustéenne, dans les epistulae ad res priuatas pertinentes de l’empereur (un corpus qui appelle des mises en garde méthodologiques), I. G. Mastrorosa (p. 403-417) reconnaît la manifestation de préoccupations dynastiques, incluant une attention même pour le futur empereur Claude. Dans l’Épître, II, 1, d’Horace, R. Glinatsis (p. 173-192) met en avant plusieurs dichotomies : ancien/nouveau, Grèce/Rome, poésie épique/ poésie dramatique. Dans les poèmes d’exil d’Ovide, D. Roussel (p. 24-41) montre comment se côtoient évocations du passé (exempla), de l’histoire contemporaine et auto-projection de l’auteur dans un futur qui le verra passer à la postérité ; on relève l’idée selon laquelle le poète se représente à travers son écriture, laquelle, quelquefois « exagérée », traduit le choc de l’expérience de l’exil. Chr. Kossaifi (p. 263-278) détaille la déconstruction par Ovide de l’image d’Auguste telle qu’elle est élaborée par la propagande favorable à celui-ci.

Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque fait Tmuvre morale ; I. Cogitore (p. 193-212) en trouve une illustration dans son traitement des exempla tirés de l’histoire de Rome, des débuts de la République jusqu’à l’époque de Néron ; elle s’attache parallèlement aux modes d’insertion (ouverture, clôture) et d’exposition de ces exempla. É. Gavoille (p. 347-364) s’arrête sur la lettre 91 ; l’incendie de Lyon y donne lieu à une méditation morale (en écho à l’incendie de Rome) sur la vanité des Tmuvres humaines, sur le caractère périssable de toutes choses, en particulier des villes.

Pour ce qui est des IIe et IIIe s., chez Fronton, le cloisonnement entre histoire et rhétorique apparaît plus étanche que chez les autres orateurs et rhéteurs antérieurs et contemporains ; cela se vérifie à l’examen de ses lettres à contenu historique (P. Fleury, p. 109-119). Alciphron a laissé un recueil de 122 lettres fictives ; M. Casevitz (p. 213-219) commente celles qui sont censées avoir été écrites par des courtisanes et ont pour référence historique le monde athénien et épicurien de la fin du IVe et du IIIe s.

La seconde moitié du IVe et le début du Ve s. sont une période particulièrement riche. Dans le récit qu’il fait, notamment dans la Lettre 17b (connue par Amm., XX, 8), des événements qui l’ont conduit au pouvoir en 360-361, Julien (F. Robert, p. 365-381) construit une image de lui-même et de ses sentiments envers Constance, sans qu’on puisse pour autant mettre en doute la version des faits qu’il produit. La Correspondance de Jérôme, surtout si on la compare à sa Chronique, reflète la distinction que cet auteur, même s’il manifeste davantage que ses contemporains un goût pour l’historiographie, fait entre écritures épistolaire et historiographique : B. Jeanjean (p. 221-238) le démontre en s’attardant sur une lettre (Epist., 108) et sur un élément historique (la deuxième guerre punique) ; déjà ses mentions des historiens antérieurs indique qu’il se situe le plus souvent dans la perspective d’un jeu littéraire et rhétorique (et non dans la recherche de témoignages propres à étayer ses informations). On recense dans l’Histoire Auguste 84 lettres ; leur examen permet de mieux appréhender la sensibilité sénatoriale de cet écrit, laquelle ne va pas sans quelque moquerie à l’égard du Sénat (A. Molinier Arbo, p. 131-153). La lettre que Paulin de Nole a écrite sur la Croix en 403 a fourni la matière à un développement dans la Chronique de Sulpice Sévère ; la comparaison entre les deux textes (T. Moreau, p. 121-130) illustre leurs sensibilités : pour Paulin, il s’agit de parler de la Foi, tandis que pour Sulpice Sévère, il s’agit de procurer un récit des événements, avec une préoccupation eschatologique. Enfin, deux corpus témoignent de regards portés sur la réalité religieuse de l’époque et sur les relations entre évêques : la correspondance de Grégoire de Naziance (M.-A. Clavet-Sebasti, p. 419-433) et les 17 lettres écrites en 404-407, durant l’exil, par Jean Chrysostome à la diaconesse Olympias (M. Kanaan, p. 435-448).

Les lettres d’art de Sidoine Apollinaire marquent la production littéraire du V e s. É. Wolff (p. 43-54) les envisage comme témoignages sur leur temps, comme réflexion sur l’écriture historique et pour les exempla qu’elles contiennent (positifs s’ils sont tirés de l’histoire républicaine, négatifs s’ils le sont de l’histoire impériale). Sidoine est également traité par B. Näf (p. 81-91) comme exemple principal dans une contribution qui prend plus généralement en compte la manière dont les épistoliers se situent par rapport au genre historique. A. Stoehr-Monjou (p. 239-260) éclaire par la conception poétique et morale de l’histoire de Sidoine un passage précis de son Tmuvre (Ep., 5, 8) où se manifeste une vision plus critique de Constantin le Grand, rapproché de Néron ; elle recherche les traces de cette vision négative (sans doute d’origine païenne) dans la tradition antérieure à Sidoine et s’interroge sur la part propre à ce dernier, chez lequel la vérité poétique prime sur la stricte vérité historique.Les lettres de Sidoine sont aussi le point de départ de la réflexion embrassant les Ve -Xe s., de A. Ricciardi (p. 279-293), sur le rôle de l’épistolaire comme marqueur social et culturel ; le fait qu’à partir du VI e s., on ne trouve plus de corpus épistolaires structurés traduit une conception plus utilitaire des lettres, envisagées davantage comme sources d’informations que comme révélateurs de la personnalité de leurs auteurs ; parallèlement, notamment à l’époque carolingienne, les modèles de lettres retenus sont adaptés aux circonstances politiques.

À la fin du XIIIe s., la correspondance de Maxime Planude (J. Schneider, p. 55-68) évoque ses contemporains et l’histoire ancienne, tout en jetant un éclairage sur la vision de celle-ci dans l’Antiquité ; les références à cette dernière s’insèrent majoritairement dans le cadre de relations amicales, comme ornements, sans que l’on puisse parler d’un dessein historique. Durant le même siècle, en Occident, des lettres sont insérées dans les premiers récits historiques en ancien français ; leur étude (F. Oudin, p. 155-170) fait apparaître la diversité des perspectives historiographiques ; l’une, « s’élabore dans un rapport personnel à l’histoire. La seconde […] s’inscrit plutôt dans la perspective globalisante de l’histoire universelle » (p. 170). Au début du XIV e s., les cinq épîtres politiques en latin de Dante (S. Ferrara, p. 449-464) sont le reflet d’une période intense, tant du point de vue historique (luttes intestines à Florence, déplacement de la papauté à Avignon…) que d’un point de vue personnel ; elles permettent de retracer le cheminement doctrinal de l’auteur, l’élaboration de sa théorie politique et l’évolution de son idée impériale, dans laquelle l’argumentaire historique joue un rôle déterminant (spécialement à propos des lettres 5, 6 et 7, de 1310-1311).

Enfin, quelques contributions envisagent des époques plus récentes ; sont ainsi discutées les épîtres liminaires et dédicatoires des tragédies de Robert Garnier (seconde moitié du XVI e s. ; J.-D. Beaudin, p. 69-77), la correspondance de Juste-Lipse, en relation avec l’évolution politique aux Pays-Bas du Nord après 1584 (J. De Landtsheer, p. 295-314), celle de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps, où se manifeste une conception providentialiste de l’histoire (D. Millet-Gérard, p. 315-329).

C’est en somme un vaste panorama littéraire qui est présenté, même si quelques lacunes demeurent (Pline le Jeune bien sûr, mais aussi par exemple Augustin, Symmaque ou les Variae de Cassiodore). Les problématiques abordées sont également multiples, et il est non seulement question de « l’histoire dans l’épistolaire », mais aussi de « l’épistolaire dans l’histoire », puisque l’usage des lettres comme documents dans des écrits historiographiques est plusieurs fois considéré. Certaines constantes se dégagent pa ailleurs : le lien avec l’actualité, la relation entre histoire et rhétorique, la perméabilité entre genres littéraires, le recours aux exempla, la dimension émotive des lettres, les considérations d’histoire littéraire, les situations d’exil, le poids des théories politiques et des philosophies de l’histoire…

L’ouvrage, soigneusement édité, propose en outre un avant-propos, une introduction offrant un rapide survol des articles et une bibliographie générale. L’absence d’index s’explique par le caractère ciblé des contributions, qui portent généralement sur un seul auteur ou ouvrage, mais elle est quelque peu dommageable pour les exempla (par exemple Caton ou Marius) qui sont évoqués dans plusieurs contributions.

Olivier Devillers