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Dans le cadre du programme de recherche du CIERGA sur « les lois sacrées », Pierre Brulé édite dans un supplément de la revue Kernos les Actes du XIe colloque international qui s’est tenu à Cesson-Sévigné près de Rennes en septembre 2007, sur « la norme en matière religieuse en Grèce ancienne ».
Les 17 contributions réunies dans ce volume, complétées par un index général (p. 335-342), sont présentées brièvement par Pierre Brulé (p. 7-11), qui souligne l’intérêt d’« une mise à l’épreuve de la notion de norme », tant pour la définir que pour en mesurer les écarts ou les déviances par rapport à une tradition religieuse le plus souvent informulée. Le religieux étant omniprésent dans les sociétés antiques, chaque cité ayant dans ce domaine ses pratiques et son système mythique, le risque était réel de produire un ouvrage protéiforme sans architecture ni perspective, la norme disparaissant au fil des sources sollicitées dans un jeu de miroirs, entre le tacite et le discours normatif. L’enchaînement des analyses limite en partie ce danger en donnant à l’ouvrage une certaine cohérence qui en révèle aussi les présupposés et les choix épistémologiques.
Le lecteur est invité à aller du mythe au politique, des sources littéraires aux sources épigraphiques, de la Grèce archaïque aux cités égéennes du IIIe siècle de notre ère. Avec deux contributions seulement, l’archéologie et l’iconographie sont les parentes pauvres de cet ouvrage. Quant à l’espace géographique, il est plus limité que le titre des Actes ne pourrait le laisser supposer. On peut d’ailleurs s’étonner que le phénomène de la colonisation, pourtant un bon laboratoire pour l’élaboration des traditions et des parentés mythiques, ne soit pas davantage exploré. On peut s’étonner également de l’absence de la Sparte de l’époque archaïque et classique qui n’apparaît que comme modèle de Platon dans la synthèse que propose Louise Bruit Zaidman. Ces réserves faites, l’ouvrage d’une grande richesse, traite tour à tour du mythe, des règlements cultuels, des pratiques sociales et des interactions entre le religieux et la société.
Sous le titre : « Dans l’entourage de Thémis : les Moires et les normes panthéoniques » (p. 13‑27), Gabriella Pironti qui ouvre le volume, prolonge avec habileté l’étude de Jean Rudhardt sur Thémis en s’intéressant à ses filles, les Moires, dont elle explore l’ambivalence dans les sources littéraires, d’Hésiode à Pausanias. Dans une synthèse qui prend en compte toute l’oeuvre de Platon, Louise Bruit Zaidman relève dans les Lois « les matériaux bons à penser la norme » ou plutôt la pensée normative du philosophe (p. 29-47), qui cherche à réaliser les conditions nécessaires à l’épanouissement du citoyen dans la cité des Magnètes. Quant à Pierre Brulé, il fait des Nuées d’Aristophane « la première pièce sur l’incroyance », prétexte à débusquer une commune conception de l’irréligion par la mise en scène de Socrate et de sa secte. Philippe Borgeaud pose la question du regard porté sur la religion des autres et de la rhétorique du blâme et de l’éloge, dans une enquête très large qui prend en compte aussi bien les pratiques rituelles que les choix philosophiques (p. 69-89). Au centre se situe « la bonne religion » (p. 76). Ce centre, Angelos Chaniotis le met en lumière dans des règlements cultuels de la période hellénistique et impériale (The Dynamics of Ritual Norms in Greek Cult, p. 91-105). Quelles que soient leur complexité et leurs variables d’ajustement, ils ont tous un noyau dur invariable sous forme des patria ou des nomizomena.
Dans les sources littéraires, la norme s’expose comme un discours alors que dans les règlements cultuels, elle s’impose sous forme d’une donnée qui ne peut pas être négociée. Les contributions qui suivent portent sur les relations entre les hommes et les dieux : oracles, sacrifices, prières, ainsi que sur les prêtres qui sont chargés d’en garantir le respect et sur les objets capables de permettre une médiation, en l’occurrence les statues.
Emilio Suárez de la Torre établit une typologie des principaux dits oraculaires pour en déduire que l’oracle considéré comme le dévoilement d’une force mystérieuse, est adapté par les autorités aux inquiétudes du temps (p. 107-124). Quant à Gunnel Ekroth, elle confronte le matériel des ossements animaux trouvés dans les sanctuaires grecs aux évidences littéraires et iconographiques sur le sacrifice (p. 125-152). Elle propose une chronologie et une interprétation dans un domaine jugé souvent immuable, celui des offrandes. Scott Scullion confirme par son analyse les exemples d’holocauste attestés dans l’inscription d’Aixone publiée en 2004 par George Steinhauer et les interprète à la lumière de parallèles hébreux et puniques (p. 153-169). La contribution de Véronique Mehl, la seule portant exclusivement sur les images, est un modèle tant pour la rigueur de la méthode que pour l’argumentation conduite avec finesse. Sous le titre : « la norme sacrificielle en images : une relecture de l’épisode d’Héraklès chez le pharaon Busiris » (p. 171-187), elle analyse un corpus de 35 vases attiques et italiotes, datés entre 550 et 330. Sans parti pris symbolique ni rapprochements anachroniques entre les textes et les images, elle démontre comment les peintres ont construit une pratique hétérodoxe en télescopant la mise en images de deux rituels, celui du sacrifice humain et celui du sacrifice à l’étranger, donc hors des normes civiques, pour produire du sens. En s’inscrivant dans le débat suscité par la publication de sa thèse sur le sacrifice humain (1994), Pierre Bonnechere poursuit sa réflexion sur cette question pour souligner que le contexte seul permet de juger de sa portée « entre norme et anormalité » (p. 189-212). Eftychia Stavrianopoulou et Jérôme Wilgaux s’intéressent aux prêtres. La première décèle les normes qui président d’après les lois sacrées au comportement public envers les prêtres et l’interaction du prêtre avec la communauté qu’il sert, en particulier dans la gestion des risques (p. 213-229). Le second fonde sur l’analyse de l’adjectif « holoklêros » une exigence d’intégrité physique pour les prêtres qui traduit un souci de proximité avec « une normativité divine » (p. 231-242). Dans le cadre d’une recherche en cours coordonnée par Nicole Belayche et sans faire l’impasse sur l’historiographie et la méthodologie, Francis Prost propose une étude complète et convaincante sur les statues, qui s’appuie sur le dossier très discuté de la « statue d’or » de l’Acropole (p. 243-260) en confrontant les études récentes de G. Nick (2002) et de B. Holtzmann (2003). Emmanuel Voutiras a choisi, pour sa part, de caractériser la prière grecque en la comparant à la prière chrétienne (p. 261‑275).
Enfin, les trois dernières analyses s’intéressent aux communautés qui font vivre la norme. Adrien Robu soutient l’hypothèse de l’origine mégarienne des cadres sociaux (patriai) à Sélinonte et à Byzance en raison du besoin identitaire des colons qui à côté des cultes poliades comme celui de Zeus Meilichios à Sélinonte, éprouvaient la nécessité de transférer leurs cultes gentilices (p. 277-291). Miriam Valdés Guía relève les coïncidences entre l’activité de Bouzyges, héros du labourage sacré, et celle des exégètes (p. 293-320). Enfin, par l’analyse de la référence aux nomoi (près de 900 occurrences) dans la documentation épigraphique des cités de la Grèce égéenne pendant la période hellénistique et romaine, Yves Lafond (p. 321-334) cherche à distinguer « l’idée de norme », conforme à ce qui doit être, du nomos dont l’efficacité déborde largement le seul domaine religieux dans le discours civique.
Au fil des études, la difficulté de l’entreprise est patente. Au caractère souvent informulé de la norme s’ajoutent l’ambiguïté du contexte qui lui donne sens et les contraintes des choix épistémologiques en présence, trop souvent passés sous silence. La perspective adoptée pour approcher la norme et le religieux en général, s’avère si fondamentale que la conclusion de Francis Prost pourrait être celle de ce volume : « en définitive, le problème posé par le fonctionnement des images divines n’est donc pas celui de la norme. Le problème est plutôt de savoir si les historiens de la religion grecque sont prêts à parler de religion grecque sans recourir à un discours normatif » (p. 259).

Geneviève Hoffmann