La notoriété internationale de Jacques Jouanna, helléniste de tout premier plan, était jusqu’ici principalement fondée sur l’impulsion décisive qu’il a su imprimer aux recherches hippocratiques en organisant des colloques et surtout en écrivant maints articles et en éditant nombre de traités, éditions-traductions riches de points de vue originaux, remarquables tant pour la constitution du texte que pour la rigueur de la traduction et la fermeté du commentaire – une dizaine ont été publiées entre 1975, date à laquelle paraît dans le CMG la Nature de l’homme (2e éd., 2002), et 2003, date de parution de la Maladie sacrée dans la CUF, où six autres l’ont précédée : Maladies II (1983), Des vents. De l’art (1988), De l’ancienne médecine (1990), Airs, eaux, lieux (1996), Épidémies V et VII (2000) – effort éditorial impressionnant par sa continuité et ses résultats, le tout culminant dans le superbe Hippocrate qu’il a publié dans les grandes biographies de la librairie Fayard (1992 ; 2e éd., 1995), et qui a eu les honneurs d’une traduction anglaise. Or voici qu’il vient de nous donner chez Fayard, dans la même collection, un magnifique Sophocle, où il se révèle non seulement un grand savant mais encore un délicat artiste. On connaissait déjà, du reste, son intérêt pour la tragédie grecque, concrétisé par le séminaire qu’il a dirigé en Sorbonne sur le sujet, et dont les participants gardent un souvenir inoubliable. Cette fois encore, la somme Sophocléenne a été préparée par de nombreux travaux d’approche portant sur six des sept tragédies sauvées du naufrage de l’antiquité : Ajax (1977, 2001), Philoctète (1983), Électre (1993, 2006), OEdipe à Colone (1995, 2006), Antigone (1998), les Trachiniennes (2006), aussi bien que sur des aspects généraux de l’art de Sophocle, comme l’article intitulé : « Fiction poétique et contraintes théâtrales chez Sophocle » (2007), ou concernant, à l’occasion, les autres Tragiques, telles les « Remarques sur le texte et la mise en scène de deux passages des Phéniciennes d’Euripide (103-126, 834-851) », ou traitant de questions relatives à la tragédie grecque en général : entre autres, l’étude des « Libations et sacrifices dans la tragédie grecque » (1992), ou celle des variations tragiques de la formule homérique « Soleil, toi qui vois tout » (2005). On trouvera les références à ces travaux dans la bibliographie des p. 697 ss.
Les questions biographiques occupent la première partie de l’ouvrage, « Sophocle l’Athénien » (p. 11-125), laquelle comporte cinq chapitres : « Le jeune Sophocle », « Sophocle, l’homme politique », « Sophocle, l’homme religieux », « Sophocle et Dionysos, la carrière théâtrale », « Bienheureux Sophocle ». Grâce à une exploitation exhaustive des témoignages anciens parvenus jusqu’à nous, l’Auteur a procédé à une résurrection intégrale de Sophocle à travers tous les âges de sa vie, depuis sa naissance dans le dème attique de Colone jusqu’à sa mort. Il ne nous laisse rien ignorer de son héros, pas même les faiblesses comme le tremblement dû au grand âge. Par un coup de génie, la partie biographique s’ouvre par un document exceptionnel qui fournit d’emblée l’éclairage sur la vraie nature de Sophocle : le « prélude » consistant dans la traduction et le commentaire de l’interview que le poète avait accordée à Ion de Chios lorsqu’il passa par Chios en allant à Lesbos prendre son commandement de stratège.
Rompant avec les habitudes, l’Auteur n’a pas donné à son livre la forme d’une revue des sept tragédies qui, depuis l’antiquité, ont fait l’objet d’une transmission ininterrompue, en consacrant à chacune d’entre elles un chapitre distinct, comme l’ont fait, parmi d’autres, Reinhardt et Bowra. Il a choisi pour sa deuxième partie, « Sophocle le tragique » (p. 129-517), qui constitue le corps principal de l’ouvrage, un certain nombre d’axes essentiels – six chapitres (« L’imaginaire mythique », « Espace et spectacle », « Temps et action », « Les personnages », « Les hommes et les dieux », « Voir, entendre et comprendre ») –, dans lesquels sont abordés des problèmes cruciaux qui se posent également à propos d’Eschyle et d’Euripide. Une étude ainsi conçue est la meilleure des introductions possibles à l’esprit de la tragédie attique. Dans un dernier chapitre, « Deus ex machina : le temps et la nature » (p. 519-536), qui se situe au-delà de cette série, après avoir tenté d’éclairer « La nature de Sophocle en son temps », l’Auteur considère la survie de Sophocle à la Renaissance et de nos jours. Et la boucle se referme avec le « Retour à Colone », le dème athénien qui nous avait accueillis à l’entrée du livre.
L’avantage de cette méthode c’est d’éviter les répétitions et de produire, sur chacune des questions considérées, les exemples les plus significatifs. Cela dit, les pièces conservées n’ont rien à y perdre, car elles donnent lieu à des mises au point succinctes où sont examinées leurs caractéristiques essentielles – composition, structure, mise en scène, date, iconographie, bibliographie. Cet examen fait l’objet de l’Annexe I (p. 537-608). L’Annexe II (p. 609‑680) présente les témoignages et fragments qui subsistent des tragédies disparues. Quand il s’agit de fragments papyrologiques, on est très souvent en retard d’une découverte. Le présent ouvrage n’échappe pas à la règle. Parmi les tragédies perdues de Sophocle, celle qui était intitulée ’Epçigonoi (Jouanna n° 27, p. 625 s.) était, jusqu’à ces tout derniers temps, l’une des plus pauvrement attestées par des fragments de tradition directe : deux réflexions générales de deux et trois vers respectivement, citées par Stobée (fr. 188 s. Radt), plus un vers mentionné dans les Scholies d’OEdipe à Colone (fr. 190), auxquels il convenait d’ajouter trois fragments attribués à Sophocle par conjecture (fr. 185‑187). Le volume des POxy qui vient de paraître (The Oxyrhynchus Papyri, vol. lxxi = Greco-Roman Memoirs n° 91, London 2007, p. 15-26) est susceptible de changer la donne. Chr. Mülke y publie les restes de deux colonnes appartenant à un papyrus du IIIe s. p.C. La col. ii contient onze débuts de vers décrivant les préparatifs d’un combat. Ce que la tradition indirecte nous apprend par ailleurs des ’Epçigonoi, notamment les imitations (Accius), s’accorde bien avec le nouveau matériel, ce qui rend tout à fait convaincante l’attribution à cette pièce du nouveau fragment papyrologique. En annexe également, des précisions supplémentaires (cf. p. 26, n. 10) sur l’identification de Sophocle hellénotame (Annexe III) ; la traduction du discours 52 de Dion de Pruse (Annexe 1V), dans lequel le rhéteur compare les trois Philoctète (ceux d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide) ; la traduction des notices sur la vie de Sophocle, celle des mss et la notice de Suidas (Annexe V V).
Les différents chapitres de l’ouvrage, ainsi que leurs notes, développent des idées personnelles qui s’appuient sur une formidable érudition. Les bibliographies afférentes sont des modèles du genre. Ces « orientations bibliographiques » (p. 689-740) retiennent seulement les ouvrages anciens les plus importants et les études récentes. Il ne manque à peu près rien d’essentiel. Avouerai-je cependant que je regrette quant à moi une absence ? Celle de l’excellent article d’Albin Lesky : « Sophocle, Anouilh et le tragique » (La Revue Nouvelle, 5 [1949] 231-245 = Gesammelte Schriften, Aufsätze und Reden zu antiker Dichtung und Kultur, édités par W. Kraus, Bern et Munich 1966, p. 156-168), où le grand philologue autrichien a montré avec profondeur et sensibilité l’accord étroit qui unit la moderne Antigone à son modèle antique. Enfin, trois Indices (notions, noms propres, passages cités) apportent au livre de précieux compléments : je signale tout spécialement l’intérêt du Lexique et index des notions (p. 877-884), qui renforce considérablement son aspect didactique et facilite grandement sa consultation.
Voilà donc, dans tout le détail de ses richesses, ce nouveau Sophocle. Nul n’est allé plus loin que Jacques Jouanna dans la compréhension de l’homme et dans la pénétration de l’oeuvre. Il laisse loin derrière lui les trois auteurs dont les études passaient pour les meilleures qui eussent été écrites sur le grand dramaturge athénien : Karl Rheinhardt (Sophokles, Frankfurt-am-Main 1933 ; 3e éd., 1947), Gennaro Perrotta (Sofocle, Messine et Milan 1935 ; reprint, Rome 1963), Maurice Bowra (Sophoclean Tragedy, Oxford 1944). Et l’on se prend à rêver d’un semblable instrument de travail pour Eschyle et pour Euripide. Au total, ce qui fait la valeur de cet ouvrage, c’est bien sûr l’abondance des informations qu’il nous transmet. Mais je voudrais insister pour finir sur les prestiges de la mise en oeuvre, car il ne vaut pas moins par ses qualités littéraires. L’élégance de la forme, l’harmonie de la construction, la simplicité et la limpidité du style, tout contribue à en faire une parfaite réussite. C’est un livre que l’on veut, et que l’on peut, courre d’un fil, selon l’expression de Montaigne, tant l’intérêt y est soutenu d’un bout à l’autre. Jacques Jouanna, je le redis, est un grand érudit, mais, ce qui ne gâte rien, c’est aussi un habile écrivain. Et de sa somme Sophocléenne j’ai envie de dire en guise de conclusion à l’adresse des lecteurs potentiels : « Précipitez-vous chez votre libraire et faites immédiatement l’acquisition de ce grand et beau livre ; sa lecture vous procurera des instants de pur bonheur ».
Jean-Marie Jacques