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Entre Méditerranée et océan Atlantique, dans la large baie d’Algésiras, deux cités se font face et se sont développées, Carteia avec une histoire qui remonte au VIIe s. av. J.-C. et Julia Traducta qui naît vers 30 av. J.-C. L’auteure résume son propos d’une belle formule : « les ports de la baie, ou, mieux dit, la baie comme port » (p. 282). L’analyse géographique est au départ de ce riche travail qui comporte une solide étude paléo-géographique (avec une maîtrise parfaite de toutes les sources littéraires, archéologiques, cartographiques et photographiques), nécessaire tant le mouvement du niveau de la mer et le comblement ont commencé dès l’époque antique, ce qui a entraîné un déplacement d’habitat, certes toujours dans l’espace protégé de la baie d’Algésiras qui s’ouvre vers l’intérieur avec le Río Guadarranque. Et c’est précisément à son embouchure que les Phéniciens se sont installés vers le milieu du VIIe siècle. Puis, on suit ensuite les vicissitudes de cet établissement (un suivi sur un espace restreint car le site a été victime de son exploitation en carrière qui fut aussi la cause de sa découverte en 1973/74) avec le déplacement de sa population sur le site de Carteia au IVe s. av. J.-C. ; vient ensuite la naissance de Julia Traducta sur la rive opposée de la baie.

Même si un système de voies terrestres est bien présent, la dynamique est d’abord maritime avec la présence d’un sanctuaire sur le rocher de Gibraltar (non doublé d’un habitat) qui fait système avec l’habitat du Cerro del Prado. L’environnement du site est bien précisé avec ses forêts de chênes et chênes-lièges, une faune terrestre qui n’a pas évolué dans le temps avec des bonnes conditions de pâturage, pas plus que la faune marine où dominent thons et maquereaux ; le sel constitue, comme aux abords de la plupart des cités phéniciennes de Carthage ou Motyè à Cadix, un élément essentiel. Dès lors on comprend la place des industries de salaison et de sauces, et en conséquence les productions d’amphores de transport. Cette vocation que l’on voit naître dès l’époque punique, même si les témoignages antérieurs au Ier s. av. J.-C. sont modestes (p. 163-164), devient ensuite un élément essentiel de la vie des deux cités : c’est au Haut-Empire que ces activités se développent pleinement, moment de la monumentalisation de Carteia et des premiers pas de Julia Traducta. Ce travail envisage l’ensemble d’une région ; il fournit les données sur les 25 sites qui s’étirent pour la plupart d’un point à l’autre de la baie, de Gibraltar à Algésiras et les résultats de 84 interventions archéologiques.

La côte et le Río Guadarranque sont les éléments à partir desquels l’habitat s’est structuré. Mais le premier point où les Phéniciens se sont installés est un site qui domine la région, le rocher de Gibraltar : là, une grotte-sanctuaire dite de Gorham (du nom de son inventeur) y reçoit des dépôts dès le début du VIIIe siècle de tous les marins qui trafiquent vers l’Occident ; on y trouve des scarabées égyptiens, des terres cuites et des céramiques variées, de Grèce, de Sardaigne, de Carthage ou de Cadix. Le Cerro del Prado naît plus tard, sur une presqu’île à l’embouchure du Guadarranque, au milieu du VIIe siècle (soit près ou plus d’un siècle après les établissements du littoral de Malaga ou de Cadix selon les chronologies archéologiques et non celles fournies par les textes) ; Cadix est probablement au départ d’une telle installation. Dans ce cas, comme dans la plupart des établissements phéniciens du littoral andalou, le Cerro del Prado ne devait pas disposer d’un espace agricole au-delà du strict nécessaire pour sa subsistance et l’activité maritime prime : au contrôle des voies maritimes à l’est de Cadix (sans doute) a pu s’ajouter celui des voies terrestres, et à la richesse piscicole (qui n’est tout de même pas une spécificité) il faut ajouter les ressources en bois de la région. Avouons que ce dossier reste à nourrir pour bien saisir le sens de ce saupoudrage d’établissements côtiers de faible taille aux côtés de Cadix, Malaga ou Villaricos.

Le lien habitat indigène – installation portuaire « étrangère » est souvent présenté comme une figure idéale de l’organisation d’un territoire. On le voit en Étrurie ou dans la péninsule Ibérique. Ici, l’archéologie a révélé récemment à Ringo Rango, dans la commune de Los Barrios, à trois kilomètres de la côte un habitat légèrement postérieur au Cerro del Prado, des VIIe-VIe siècles, apte à nourrir la population côtière et surtout à être le relais dans les échanges. Mais plusieurs questions se posent et le sont par l’auteure (p 185-189) : cet habitat a été reconnu, pour l’instant, par un seul fond de cabane et on s’interroge sur la chronologie de l’installation : en effet la communauté indigène, avant même la période d’usage du fond de cabane, est-elle celle qui a accueilli les Phéniciens, ou bien les Phéniciens par leur présence ont-ils été au départ de la naissance d’un groupement de familles de la région ? La question-clef est bien de savoir si une communauté indigène a suscité et toléré une installation étrangère comme nous avons pu l’observer à Rabita-Fonteta à l’embouchure du Segura.

L’auteure met en avant un autre dossier, tout aussi important, celui de la complémentarité port phénicien (avec ses productions), sanctuaire, habitat indigène. Ce beau travail saura inciter des relectures de sites.

Le VIe siècle est un moment important pour les établissements phéniciens andalous ; Cadix, Malaca, Sexi, Baria deviennent des villes bien assises dans une région. La période VIe-Ve siècles dans la baie d’Algésiras semble bien être celle de relations d’échanges actives. Le IVe siècle marque une rupture, car au milieu de ce siècle le Cerro del Prado est abandonné : l’estuaire du Guadarranque est comblé et la population se déplace vers un site qui sera Carteia, à l’est du Cerro del Prado, permettant d’accueillir une population en développement (la surface est le double de celle du site primitif).

Carteia aura ensuite un rôle important comme point d’appui des Barcides, et une fois leur défaite acquise, la cité sera en 171 av. J.-C. la première colonie de droit latin de la Péninsule, Colonia Libertinorum Carteia. Le changement est brutal en terme d’espace et de peuplement car s’y installent 4000 fils de soldats romains et de mères hispaniques auxquels on attribue des terres, sans qu’une centuriation ait été mise en place. Il y eut une adsignatio. L’auteure, comme nos collègues Roldan, Blanquez ou Bendala, le rappelle souvent : il n’y eut pas de rupture dans l’urbanisme et l’architecture de la ville. Le changement intervient deux ou trois générations plus tard avec une restructuration du centre de la ville, avec notamment la construction d’un temple de tradition étrusco-latiale mais toujours selon les axes antérieurs.

Un autre signe de changement est fourni par la frappe de monnaies selon une métrologie nouvelle avec une écriture latine, dans le dernier tiers du IIe siècle av. J.-C.

La dernière étape envisagée dans ce livre est la création en 30 av. J.-C. de Julia Traducta, colonie romaine, au peuplement hétérogène en réunissant des vétérans et des habitants de Tingis et Zilis qui s’étaient opposés à Rome (Strabon III, 1, 8). Désormais deux villes romaines cohabitent dans la baie, mais l’une Carteia s’impose avec son urbanisme et sa parure monumentale. Leur fortune est toutefois commune, fondée sur les salaisons.

Ce fort beau volume complète la collection Instrumenta de grande qualité dirigée par le Pr José Remesal de l’Université de Barcelone inaugurée en 1993 et qui compte désormais 57 volumes. Ce travail témoigne de l’activité du Projecto Carteia porté par Lourdes Roldán Gómez et Juan Blánquez Pérez, professeurs à l’Université Autonoma de Madrid dans lequel il s’insère. L’ouvrage de Helena Jiménez Vialás issu d’une thèse, est une étude exemplaire sur la longue durée, avec une égale maîtrise des dossiers puniques et romains, qui envisage d’une manière globale l’environnement dans ses évolutions et le peuplement au fil d’une dizaine de siècles. Ce travail interdisciplinaire qui débute par de longues pages d’archéologie du paysage, s’appuie sur une documentation parfaitement maîtrisée (l’impressionnante bibliographie de 70 pages a été – quelques vérifications ayant été faites- utilisée). Ce travail suggère aussi par ses questionnements des pistes de travail, par exemple sur les relations Phéniciens – indigènes ou sur l’organisation du territoire après la création de Julia Traducta.

Pierre Rouillard, UMR 7041, ArScAn, MAE René-Ginouvès