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Dans son récent ouvrage Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ? Christian Jacob réunit l’ensemble des réflexions qu’il a consacrées, depuis plus de vingt ans, aux Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis. Cet ouvrage est donc à voir en quelque sorte comme l’aboutissement de la longue fréquentation de Christian Jacob avec cet auteur de langue grecque, originaire d’égypte et vivant dans la Rome impériale, encore si peu et si mal connu.

Les textes qui confluent dans le volume Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ? sont pour l’essentiel des reprises, remaniées, précisées et mises à jour, de précédentes publications. Ainsi, les chapitres 1 à 19 – à l’exception du chapitre 14, qui est un nouvel ajout –, correspondent à une reprise en français de l’essai introductif que Christian Jacob a rédigé pour la traduction intégrale italienne des Deipnosophistes parue en Italie en 2001[1]. À cette première version française de l’essai italien s’ajoutent ici trois textes conclusifs (chapitres 20 à 22), également des reprises de textes précédemment publiés[2], qui, de manière tout à fait cohérente dans le cadre de cet ouvrage, prolongent et complètent la réflexion de l’historien sur Athénée et l’histoire de son texte.

Cette première publication française présente ainsi non seulement l’indéniable intérêt de réunir en un seul et même volume les textes que l’historien a consacrés aux Deipnosophistes, dans le temps et dans d’autres langues (l’essai italien avait déjà connu une adaptation américaine en 2013[3]), mais, surtout, rend visible la cohérence et la finesse de la lecture de Christian Jacob et de sa vision d’ensemble sur l’ouvrage d’Athénée. En ce sens, le projet passionnant qui traverse et anime cet ouvrage est celui d’offrir aux lecteurs des clés de lectures permettant une vue transversale, et surplombante à la fois, sur Athénée et ses Deipnosophistes. Ce projet se propose, par là même, de répondre à des interrogations qui sont toujours d’actualité pour les « athénéistes » : quel est « le statut d’Athénée » et « quel est son projet » (p. 13), mais aussi « qui est Athénée » lui-même et « quel est son lien à Larensis », son hôte et mécène, ou encore « quelle est la signification, la finalité de cette œuvre sans équivalent dans la littérature grecque » et « quel est le lien entre les Deipnosophistes et [la] bibliothèque » de Larensis qui constitue la toile de fond de cet immense ouvrage (p. 14). C’est bien une volonté de comprendre la logique traversant le texte d’Athénée que guide Christian Jacob ici, dans le but affiché de « dérouler un fil pour entrer, à notre tour, dans ce labyrinthe » (p.15). En somme, ce livre de Christian Jacob est finalement un fil d’Ariane, qui permet d’entrer dans les Deipnosophistes sans s’y perdre, de les traverser donc et d’en sortir, chacun y ayant trouvé sa part de trésor parmi les textes et les savoirs qu’ils conservent.

Dans les quelques pages de la préface qui ouvre le volume Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ? Christian Jacob raconte son expérience du texte d’Athénée et les étapes qui l’ont ponctuée.

Sa première véritable rencontre avec Athénée a lieu, comme il le dit (p. 9), lors du premier colloque international consacré à cet auteur, organisé par David Braund et John Wilkins en 1997 à l’Université d’Exeter. La question qu’à cette occasion Christian Jacob pose, à savoir l’usage des livres et des bibliothèques dans les Deipnosophistes, est une question clé qui touche à la structure et au fonctionnement du texte, tout en offrant une interprétation d’ensemble de son projet et de son organisation. Ainsi, si ce même colloque et la publication des actes qui a suivi[4] ont sans aucun doute été un tournant dans la connaissance des Deipnosophistes et ont marqué chez les Antiquisants un renouveau d’intérêt pour son auteur, incontestablement, à leur tour, ces toutes premières réflexions de Christian Jacob, sur le rôle et les enjeux des textes cités et sur la place des bibliothèques dans les Deipnosophistes, ont marqué et sans aucun doute influencé les études athénéennes qui ont suivi. En s’attachant « à la dimension bibliothécaire » de l’œuvre et en se situant « à un niveau structurel profond, sous-tendant la totalité du texte », touchant « aussi bien aux méthodes de travail d’Athénée qu’à la nature de son projet » (p. 10), Christian Jacob invite à un regard nouveau sur Athénée. Car ce texte fleuve que sont les Deipnosophistes, qui avait jusqu’alors subi le sort d’être vu comme une simple compilation de textes fragmentaires et d’être lu, ironie du sort, de manière fragmentée, est regardé par Christian Jacob pour ainsi dire d’en haut et dans son ossature, comme un tout cohérent et structuré autour d’un projet littéraire.

Par la suite, cette vision globale du texte se précise, et s’élargit en même temps, dans l’essai introductif que Christian Jacob rédige pour la traduction intégrale italienne des Deipnosophistes, essai que nous retrouvons maintenant ici en version française. Comme il l’explique dans la préface (p. 10), dans cet essai il a été poussé à une nouvelle « traversée de l’ensemble de l’œuvre, sur un rythme plus lent », poussé aussi à une lecture plus attentive lui permettant finalement de descendre vers les détails qu’il regarde de près : les dialogues des personnages, leurs dynamiques et leur forme, la logique du texte, le langage, les mots clés, les motifs et les thématiques savantes développées, les pratiques érudites. Son choix, en somme, « fut celui d’une lecture internaliste du texte, pour en comprendre les structures, le fonctionnement, les ressorts narratifs, les différents champs sémantiques, les jeux d’échos des thèmes et des mots, pour laisser émerger les fils conducteurs, les leitmotive, les lignes de force » (p. 11).

L’ouvrage Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ? non seulement conserve l’esprit et la verve de cette « lecture internaliste », mais encore réaffirme la nécessité d’un tel choix de lecture, qui tient compte à la fois des grandes articulations du texte et de la multiplicité de ses intérêts et de ses trajectoires. Adoptant en même temps aussi le point de vue de Sirius sur ce labyrinthe, Christian Jacob rend ici également visible le sérieux et la complexité du projet qui traverse les Deipnosophistes : la mise en scène sous l’Empire romain d’un cercle de lettrés se réunissant selon le protocole normé du symposion grec pour partager leurs savoirs et leurs pratiques érudites, par le biais de dialogues théâtralisés créant un continuum de questions-réponses. Comme il l’affirme, vus sous cet angle, les Deipnosophistes sont alors « une source privilégiée pour comprendre un mode de sociabilité savante à Rome et des procédures de construction des savoirs » (p. 12), ils sont la mise en scène d’une culture qui réfléchit sur elle-même permettant finalement un regard d’ethnographe à la fois sur ce milieu lettré, ses pratiques et ses références littéraires antiques et sur Athénée lui-même, qui les reflète.

Ainsi, c’est bien sa propre « traversée labyrinthique » (p. 14) de cette collection de textes que sont les Deipnosophistes et son propre parcours d’ethnographe sur ce champ privilégié d’observation des traditions et des pratiques de savoir, que nous (re)propose ici Christian Jacob dans les chapitres 1 à 19 de Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ?, reprenant la structure de l’essai italien.

Ce parcours est long et jalonné de questions clés. Des questions sur le texte lui‑même, sa dynamique (chapitre 1), son double objet, le banquet, à la fois rituel social et genre littéraire (chapitres 2 et 4), la tradition conviviale et les références platoniciennes (chapitres 5 et 7), ses personnages (chapitres 6 et 14), sa forme et sa structure (chapitres 8 et 9), son fonctionnement (chapitre 10), les liens tissés entre livres et dialogues, entre discours et mets (chapitre 11), la bibliothèque et les pratiques érudites qu’il reflète (chapitre 13). Et des questions sur Athénée lui‑même, en tant qu’auteur narrateur (chapitre 3), en tant que bibliothécaire bibliophile (chapitre 12), en tant qu’organisateur d’une zétésis collective, lexicale et livresque, visant à réactiver et à préserver l’univers culturel de la Grèce antique par un texte-mémoire (chapitres 15 à 18) et, enfin, en tant qu’érudit réfléchissant sur son époque, sa culture, ses valeurs, son langage, mais aussi sa décadence (chapitre 19).

Parmi d’autres, quelques chapitres sont particulièrement significatifs et éclairants pour comprendre l’esprit de l’ouvrage de Christian Jacob. Je me limiterai ici à évoquer le premier et le dernier, qui, me semble-t-il, illustrent parfaitement sa lecture des Deipnosophistes et le double regard qu’il adopte sur le texte : un regard de l’intérieur, d’une part, et un regard d’en haut, en surplomb, de l’autre, les deux points de vue étant complémentaires et finalement indissociables. Je m’explique. Dans le tout premier chapitre (« Savez-vous planter les choux ? »), l’entrée en matière donne le ton de la réflexion qui va suivre : à partir d’un sujet (apparemment) anodin, le chou, sur lequel le lecteur d’Athénée pourrait tomber en ouvrant au hasard les Deipnosophistes, Christian Jacob nous fait découvrir un parcours possible que l’on pourrait suivre au sein du texte d’Athénée : en suivant ce fil conducteur qu’est le chou, d’un texte à l’autre et d’un livre à l’autre au sein des Deipnosophistes, ce ne sont pas seulement les qualités, les propriétés, les emplois de ce légume que le lecteur suit, mais ce sont les auteurs, les savoirs, l’histoire, la géographie, les pratiques sociales et les représentations symboliques autour du chou qu’il découvre. Le chou, comme n’importe quel autre élément relié à la culture matérielle et/ou intellectuelle du banquet antique (des objets aux aliments, des pratiques aux discours), est en somme ce qui permet « de se déplacer dans la bibliothèque, entre les textes, de relier les citations, directes ou indirectes et de construire ainsi une rubrique inattendue des savoirs grecs » (p. 19). Ce que Christian Jacob nous montre finalement ici, avec limpidité et une touche d’humour, est que la curiosité intellectuelle d’Athénée et de ses personnages, fût-elle une curiosité autour du chou, est l’une des clés de lecture permettant la combinaison des savoirs, des livres et des citations ; elle vivifie la compilation qui ne se réduit pas, chez Athénée, à une mécanique aride, ni à une juxtaposition des savoirs, mais devient une construction cohérente et logique d’un univers culturel. Peu importe la thématique par laquelle le lecteur entre dans cet univers, choux, poissons, vin, ivresse, femmes, esclaves ou autre, ce qui compte, une fois dedans, est le fait de circuler entre les savoirs et les auteurs, pour les mettre en réseau. Pourvu que le lecteur ait la même curiosité, il ne se perdra pas, mais passera d’un îlot de savoirs à un autre, construisant ainsi son propre trésor de connaissances. C’est là la dynamique interne du texte que Christian Jacob met, d’entrée de jeu, si bien en exergue.

A l’opposé, le chapitre 19, le dernier de l’essai (« Quand une culture réfléchit sur elle‑même ») nous amène à sortir du détail et de la curiosité pour réfléchir en conclusion sur le tout. Par la métaphore de la galerie hélicoïdale, Christian Jacob invite à un mode de lecture dont le sens se construit et s’amplifie au fur et à mesure que l’on avance dans la traversée de l’œuvre, en prenant de plus en plus de la hauteur sur le texte. En franchissant les différents étages de cette galerie, le lecteur changerait, ou plutôt complexifierait, son point de vue sur l’œuvre et sur la bibliothèque de livres grecs qu’elle représente : car en prenant de la hauteur, les Deipnosophistes peuvent être vus d’abord comme une expression de la science bibliographique hellénistique qui organise ces mêmes livres, ensuite comme un trésor de métalittérature hellénistique et impériale (commentaires, lexiques, collections…), résultat de savoirs techniques d’érudits (philologie, lexicographie, grammaire…), mais aussi, en se plaçant plus haut, en surplomb, ils peuvent être vus comme un regard sur la Rome impériale et finalement comme un regard sur tout un univers linguistique et culturel qui, par l’intermédiaire du banquet, lieu d’érudition et de partage, réfléchit sur lui-même et sur son histoire.

Ainsi par ses analyses qui se déplacent à tous les niveaux des Deipnosophistes et qui, comme une boucle qui se referme, relient le premier et le dernier chapitre de son ouvrage Christian Jacob montre l’ampleur et la cohérence logique et structurelle du projet littéraire d’Athénée.

 Au terme de ce parcours, Christian Jacob propose, enfin, la reprise de trois autres textes précédemment publiés (les chapitres 20 à 22). Les deux premiers prolongent sa réflexion en reprenant deux questions clés pour la compréhension des Deipnosophistes : d’abord (chapitre 20), une réflexion sur le lien entre Athénée bibliothécaire et Athénée auteur, un lien qui se reflète dans les Deipnosophistes, texte à la fois étape dans l’histoire de la bibliothèque grecque et bibliothèque portable lui-même ; ensuite (chapitre 21), une réflexion sur la problématique de la citation, et notamment sur la méthode d’Athénée, c’est-à-dire ses modes de lire, transcrire et citer les auteurs antiques. Enfin, le dernier texte qui clôt l’ouvrage de Christian Jacob (chapitre 22) est une excellente réflexion sur l’édition et le commentaire que Isaac Casaubon a consacrés aux Deipnosophistes et plus largement sur la richesse et l’intérêt de la lecture annotée d’un texte antique.

Finalement, l’ouvrage de Christian Jacob Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ? est un regard large et profond, global et globalisant, sur les Deipnosophistes, permettant de saisir l’importance des détails et la cohérence de l’ensemble. Sa lecture donne envie de se mettre (ou remettre) en voyage dans l’univers d’Athénée, un voyage plein de détours et aux multiples destinations possibles. Cet ouvrage est en ce sens une sorte de guide de voyage, et, comme tout bon guide[5], il est là pour donner du sens à des sensations et à de vagues intuitions de lecture, il est là pour nous mener là où nous n’aurions jamais été, pour nous raconter des histoires là où nous ne voyions que des fragments et des citations, pour narrer des vies mêlées là où nous n’apercevions que des titres d’ouvrages et des noms d’auteurs, finalement il est là pour nous faire traverser cette mer ou, si l’on préfère, pour nous faire gravir cette montagne que sont les Deipnosophistes et nous permettre d’admirer ainsi ce beau paysage qu’ils nous livrent.

 

Luciana Romeri, Université de Caen Normandie, Centre Michel de Boüard-Craham-UMR 6273

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 381-384

 

[1]. Chr. Jacob, « Ateneo, o il dedalo delle parole » dans Autori Vari (=Cherubina R., Citelli L., Gambato L., Greslin E., Marchiori A., Rimedio A., Salvagno F.), (trad. e comm. di), Ateneo. I Deipnosofisti (I Dotti a banchetto), Roma 2001, p. XI-CXVI.

[2]. La première version du chapitre 20 avait été publiée dans le volume organisé par C. Calame, R. Chartier, Identité d’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne (Millon, 2004) ; une première version du chapitre 21 avait été publiée dans le volume organisé par C. Peschanski, La citation dans l’Antiquité, Grenoble 2004 ; enfin le chapitre 22 est une reprise d’un texte publié en 1999 dans la Revue de la Bibliothèque Nationale de France.

[3]. Chr. Jacob, The Web of Athenaeus, édité par S. F. Johnson, Washington 2013.

[4]. D. Braund, J. Wilkins éds., Athenaeus and His World : Reading Greek Culture in the Roman Empire, Exter 2000.

[5]. Voir par exemple la « philosophie du voyage » dans le blog de voyageurs suivant : https://guideyourtrip.com/blog-voyageurs/philosophie-du-voyage/un-bon-guide