« Le chœur doit être traité comme l’un des acteurs ; il doit être une partie de l’ensemble et participer à l’action (sunagonízesthai) non pas comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle. Pour les autres poètes les parties chantées ne font pas davantage partie de l’action dramatisée que du reste de la tragédie. C’est pourquoi, selon la pratique initiée par Agathon, on chante des interludes (embólima). Dès lors quelle différence entre chanter des interludes et transférer une tirade, voire un épisode entier, d’un drame à un autre ? »
On connait ce fameux passage de l’Art Poétique d’Aristote (1456a 25-32) sur l’évolution du rôle joué par les chants du groupe choral dans la tragédie attique. La réduction de chants du chœur tragique à de simples intermèdes musicaux, déconnectés de l’action héroïque représentée et dramatisée semble trouver une confirmation dans les copies sur papyrus puis sur parchemin des tragédies ; les copistes se limitent souvent à ponctuer le texte des épisodes constituant le drame de mentions « chant du chœur » (khoroû mélos), sans en transcrire le texte.
Est-ce à dire que dès Euripide et dès la fin du Ve siècle, le groupe choral, par ses chants et ses danses, n’assume plus qu’un rôle de divertissement musical ?
C’est la question fondamentale qu’affronte Lucy C. M. M. Jackson dans le livre issu d’une enquête doctorale supervisée par Felix Budelmann. La thèse s’inscrit en contraste avec l’opinion généralement admise du « déclin » du rôle du chœur dans la tragédie durant tout le IVe siècle. La question est d’autant plus importante qu’à vrai dire, la choralité est inscrite dans la conception même que les Athéniens se faisaient des tragédies offertes à leur participation principalement au théâtre‑sanctuaire de Dionysos Éleuthéreus, à l’occasion du long rituel musical des Grandes Dionysies.
Saisie en termes « indigènes », la tragédie s’inscrit dans la grande tradition des différentes formes du mélos : poésie chantée et dansée, en général par un groupe choral, sur un accompagnement musical instrumental.
Par ailleurs, dans chaque tragédie classique dont le texte complet nous est parvenu, la participation à l’action héroïque dramatisée est inscrite dans les mots chantés par le groupe choral. Celui-ci non seulement exprime les sentiments suscités par l’action qui est dite et mimée sous ses yeux, non seulement il s’emploie à commenter ces actions, mais par ses interventions énonciatives il participe à l’action dramatisée. En particulier par ses prières à tournure hymnique il tente d’en influencer l’issue. C’est par exemple le cas dans les quatre chants hymniques, dont trois choraux, qui ponctuent le déroulement de l’action de l’Ion d’Euripide : invocations successives au dieu Péan, à Athéna, à nouveau à Apollon et finalement à Éinodia-Hécate, pour que finalement le jeune fils de Créuse et du dieu règne sur la cité d’Athènes. D’autre part, essentielle est la question de l’identité du chœur qui s’affirme face aux protagonistes de l’action tragique, dans son déploiement. Le groupe choral est volontiers formé de femmes, voire d’esclaves, avec un statut social qui, dans une perspective intersectionnelle, apparaît comme subordonné à différents points de vue. Néanmoins c’est parfois le chœur qui a donné son intitulé à la tragédie correspondante : les Perses ou les Suppliantes (Danaïdes) d’Eschyle, les Trachiniennes de Sophocle, les Troyennes ou les Bacchantes d’Euripide.
Dans le chapitre introductif l’auteure est attentive à deux phénomènes qui ont marqué la tragédie attique dès le début du IVe siècle. Tout d’abord la diffusion du festival des Dionysies marquées par des performances de tragédies dans différents dèmes de l’Attique : Anagyrous, Éleusis, Acharnes, le Pirée et naturellement Icarion. qui passe pour être le lieu de l’institution d’un premier chœur de comédie (Mar. Par. FGrHist. 239 A 39). Mais l’extension de la performance rituelle des tragédies ne se limite pas à l’Attique et pendant tout le IVe siècle on assiste à une diffusion généralisée depuis Pella en Macédoine jusqu’à Cyrène en Libye en passant par Géla en Sicile et Héraclée du Pont‑Euxin. Dans plusieurs de ces dèmes et cités, des témoignages d’ordre différent attestent de la mise sur pied nous dirions de « stages » en préparation musicale et chorale.
À sa thèse l’auteure fait subir plusieurs tests, de nature variée. À commencer par un examen du Rhésus attribué à Euripide, pour continuer avec les interventions chorales dans les quelques fragments à nous être parvenus de la tragédie du IVe siècle, en comparaison avec ce que nous connaissons des différentes formes de poésie mélique contemporaines (chap. 2). Une analyse serrée des chants choraux intégrés dans le Rhésus confirme l’insertion d’interventions individuelles, parfois divergentes, mais sans mettre en cause la voix collective du groupe choral. Tout en portant le reflet des débats contradictoires des assemblées démocratiques, la voix polyphonique du chœur aussi intégrée dans le déroulement de l’action dramatisée qu’elle y est efficace, selon un principe de médiation. Malheureusement les quelques compositions de poésie « lyrique » du IVe siècle à nous être parvenues dans un état lisible, tel le « péan » de Philodamos, les Perses de Timothée ou l’Hymne à Arétè d’Aristote ne nous permettent pas d’évaluer les interactions probables, entre culte et politique, avec des tragédies dont le texte nous est parvenu sous forme plus que fragmentaire.
Quant au « revival » des tragédies du Ve siècle reprises au IVe siècle on peut apparemment en percevoir un écho dans les références tant chez des philosophes tels Platon et Aristote que chez des orateurs tels Démosthène ou Eschine : mais en porte aussi le témoignage la céramique contemporaine. Innombrables sont les représentations imagées de tragédies telles les Choéphores et les Euménides d’Eschyle, attestant ainsi de la continuité de la performance chorale de la tragédie. Par ailleurs, les importantes interpolations ou additions chorales que connaissent les textes de tragédies plus que classiques telles l’Iphigénie à Aulis d’Euripide ou, naturellement, les Sept contre Thèbes d’Eschyle (fin !) témoignent non seulement de la vivacité de la composante de la tragédie attique, mais aussi d’une tradition qui n’est pas encore attachée à la sacralité du texte. Elles semblent correspondre à un véritable appel de la part du public « for choral musico-poetical performance within drama » (chap. 3, p. 111).
Mais qu’en est-il du chœur de la comédie ? L’examen pour une réponse passe essentiellement par les deux dernières comédies produites par Aristophane (chap. 4). Autant les Femmes en assemblée (représentées en 392/1) que le Ploutos (388) attestent d’une présence constante du groupe choral dans le déroulement de l’action comique, autant dans l’interaction avec les acteurs que dans les appels au public. En particulier dans la dernière comédie, à travers la parodie, le débat entre le groupe choral et l’un des protagonistes de l’action se focalise sur les formes méliques de la citharodie et du dithyrambe. Le débat est aussi bien musical que politique et idéologique, entre formes traditionnelles et formes innovantes. Quant aux comédies de Ménandre, le groupe choral se révèle présent tout au long de l’action représentée ; s’adressant à ses protagonistes et régulièrement interpellé par eux, il se livrerait à des formes de « métathéâtre » dans la critique des conventions chorales transmises par la tradition.
Une pause plus théorique est accordée à la lectrice et au lecteur à titre d’interlude précisément avec un questionnement sur la qualification laconique des interventions chorales comme khoroû dans les manuscrits, et avec le problème des embólima, traité dans un commentaire serré du texte d’Aristote cité en exergue (chap. 5). Si la pratique du khoroû doit sans doute être attribuée aux copistes eux-mêmes, selon une règle apparemment assez aléatoire, les remarques d’Aristote sur le caractère des chants intercalaires assumés par les stasima considérés comme embólima sont à reconduire au contexte du développement de la « Nouvelle Musique ». Ce qui serait en cause ce ne sont ni l’addition de chants choraux, ni leur inauthenticité, mais le fait que ces chants contribuent à étendre la tragédie, et cela en relation avec les extensions méliques propres aux nouveaux modes musicaux qui auraient déjà influencé Euripide. Comme ailleurs dans la Poétique, Aristote exprimerait à cet égard une opinion conservatrice, en accord avec la norme défendue quant au rôle du chœur : le groupe choral est à traiter comme l’un des acteurs du drame, avec des chants intégrés au tout, en relation avec l’action dramatisée.
Mais la question se pose encore de la fonction rituelle des chants choraux non seulement dans le déroulement interne du drame, mais aussi dans le rituel musical dans lequel est insérée la performance tragique (chap. 6). Qu’en est-il donc au IVe siècle de la participation des chœurs et de leur fonction rituelle en particulier dans les « festivals » musicaux, parmi lesquels les Dionysies ? Tirant quelques exemples des Lois de Platon, en se contentant de mentionner pour Athènes les Panathénées et les Thargélies, puis focalisant l’attention sur les récits dramatisés de rapt de jeunes filles dansant dans des groupes choraux, abordant enfin le problème de la chorégie et des monuments correspondants, le développement de ce chapitre est à vrai dire très sinueux. En conséquence, en raison de son hétérogénéité, il ne débouche sur aucune conclusion quant à la dimension chorale et rituelle, pourtant essentielle, des représentations tragiques au IVe siècle, en relation avec les cultes dans lesquels ces performances dramatiques étaient nsérées.
Finalement c’est vers Xénophon et à nouveau vers l’auteur de la République et des Lois que Lucy Jackson se tourne pour s’interroger sur les rôles sociaux assumés par les chœurs (chapitre 7). On sait le rôle que dans les Lois Platon attribue aux groupes choraux et aux performances dansées dans l’éducation des jeunes gens et des jeunes filles : être « sans chœur » c’est être dépourvu d’éducation, affirme-t-il dans un passage souvent cité des Lois (654a). De là l’importance de la figure du ou de la chorège chez Xénophon qui lui attribue un rôle qui correspondrait pratiquement à celui d’un « manager » (sic !). De là l’identification possible chez Platon d’un véritable « choral thought ».
Si cet ultime chapitre est sans doute important, les réponses à donner à la question du rôle des chants du chœur dans les drames tragiques et comiques et la comédie au IVe siècle sont diluées dans la question beaucoup plus générale de la fonction des formes d’association chorale et des pratiques chantées correspondantes dans l’organisation sociale et dans la vie politique des cités avant l’époque hellénistique. De ce point de vue et en ce qui concerne Athènes, on pourra faire par exemple référence à l’ouvrage à peine publié de Vincent Azoulay et Paulin Ismard. Par ailleurs, les différentes contributions publiées par Anastasia-Erasmia Peponi, montrent à l’envi qu’il est difficile de tirer du modèle d’éducation musicale et chorale élaboré par Platon dans les Lois des conclusions sur la réalité musicale et politique de sa propre cité, Athènes. C’est plutôt la song culture qu’offrait la Sparte de l’époque dite « archaïque » qui s’inscrit en filigrane dans l’échange entre Clinias le Crétois, Mégillos le Spartiate et l’hôte d’Athènes sur le rôle des pratiques musicales et chorales en particulier dans l’éducation des futurs citoyens et de leurs épouses, pour le bien du corps et de l’âme. De là l’aporie à laquelle est conduite l’auteure au terme de ce chapitre (p. 242) dont on saisit mal la fonction quant à l’interrogation de fond sur les modes de la présence du chœur dans le drame du IVe siècle. En quoi les images du groupe choral comme un « microcosme de la société », telles qu’on peut les trouver cher Xénophon et chez Platon, sont-elles significatives de la réalité chorale des tragédies et des comédies du IVe siècle ?
Au terme de ce riche parcours en pratiques, puis en modèles choraux, l’intention d’origine est réaffirmée. Si elle était bien de « provide an alternative narrative to that of choral decline » (p. 245), tout en révélant quant à la performance chorale dramatique « a continuity of practices and attitudes » (p. 245 également), la focalisation finale sur la relation entre « leader » et « led » aboutit à une conclusion plus que décevante sur des chœurs à considérer, au IVe siècle, comme des ensembles incarnant la présence et les valeurs de différents individus… (p. 249).
Mais si le lecteur est parfois frustré dans ses attentes, l’éventuel sentiment de déception est essentiellement dû aux énormes lacunes quant à notre tradition de la production poétique tragique après Euripide. Fort bien documenté, adossé à une abondante littérature secondaire en tenant compte des publications récentes dans les domaines italophone et francophone, la bonne enquête offerte par Lucy Jackson ouvre de nouvelles pistes de recherche tout en apportant, du point de vue choral, des compléments indispensables aux ouvrages collectifs publiés récemment par Eric Csapo et Anna A. Lamari
Ultime question à aborder pour la tragédie chorale au IVe siècle : « Nothing to do with Dionysos ? ».
Claude Calame, Directeur d’études, EHESS
Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 280-283