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Le vingt-septième volume publié dans la collection « Signet » des Belles Lettres se penche sur l’art de diriger dans l’Antiquité grecque et romaine. Charles Senard, docteur en études latines et diplômé de l’Essec, y présente les textes d’une quarantaine d’auteurs, d’Homère à Zosime, en passant par Démosthène, César, Plutarque ou Suétone. « Comment diriger ? D’où vient la capacité de certains hommes à enthousiasmer ceux qui les suivent, tandis que d’autres semblent dépourvus d’autorité ? ». Autant de questions d’actualité en cette année d’élections en France. Le rapprochement entre les réalités du passé et notre époque est d’ailleurs clairement souligné, dès l’entretien qui précède le recueil : Charles Senard y interroge Pierre-André de Chalendar, président-directeur général de Saint-Gobain, figure du patronat français contemporain, sur sa conception du leadership, qu’il s’agisse du chef politique ou du chef d’entreprise.

Ce recueil s’inscrit aussi dans les développements de la recherche récente dont les quelques « suggestions bibliographiques », placées en fin d’ouvrage, ne rendent pas suffisamment compte. Mais l’auteur n’est nullement responsable des contraintes éditoriales liées au format de la collection. Rappelons donc que l’art de diriger dans l’Antiquité est un thème qui a été abordé à l’occasion de plusieurs colloques, tenus au cours des années 2006-2014 : A. Vigourt, X. Loriot, A. Bérenger et B. Klein (dir.), Pouvoir et religion dans le monde romain, Paris, PUPS, 2006 ; G.B. Lanfranchi et R. Rollinger, Concepts of Kingship in Antiquity, Padoue, Sargon, 2010 ; P.P. Iossif, A.S. Chankowski et C.C. Lorber (éd.), More than Men, less than Gods, Studies on royal Cult and imperial Worship, Louvain, Paris, Walpole, Peeters, 2011 ; E. Santinelli-Foltz et Chr.-G. Schwentzel (éd.), La puissance royale, image et pouvoir de l’Antiquité au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012 ; T. Gnoli et F. Muccioli, Divinizzazione, Culto del Sovrano e Apoteosi tra Antichità e Medioevo, Bologne, Bononia University Press, 2014 ; V. Bernadou, F. Blanc, R. Laignoux et Fr. Roa Bastos (éd.), Que faire du charisme ? Retours sur une notion de Max Weber, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; M.-Fr. Baslez et Chr.-G. Schwentzel (éd.), Les dieux et le pouvoir : aux origines de la théocratie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

La première partie de l’ouvrage propose une vue panoramique des plus grands leaders de l’Antiquité gréco-romaine, mêlant des chefs politiques bien réels (Périclès, Alexandre le Grand, Jules César, Auguste, Trajan…), le roi des dieux grecs (Zeus) et des héros d’épopée (Agamemnon, Ulysse, Énée). Les monarques perses, Cambyse et Cyrus le Grand, ne sont évoqués qu’à travers le prisme grec et non à partir des documents épigraphiques achéménides. Les héros sont intéressants dans la mesure où ils nous révèlent une image idéale du chef. Ce qui est parfois le cas également de souverains bien réels, idéalisés dans les sources littéraires, comme Cyrus dans la Cyropédie de Xénophon, ou l’empereur Trajan dans le Panégyrique composé à sa gloire par Pline le Jeune.

Charles Senard souligne bien le lien entre ce passé très ancien et les chefs d’aujourd’hui : « Les formes et les manifestations du pouvoir ont changé, écrit-il, mais les organisations humaines, quelles que soient leurs natures, ont toujours à leur tête des hommes ou des femmes qui doivent, pour se faire obéir, adopter certains comportements et sont animés par certaines motivations ; comportements et motivations qui semblent bien souvent, à près de deux mille ans de distance et ceteris paribus, curieusement similaires à ceux de nos contemporains » (page 2).

Ces formes et manifestations du pouvoir antique sont mises en lumière par le choix des textes qui se révèle judicieux. On voit apparaître le leader sous divers éclairages : stratège, pasteur d’hommes, chef aimant et aimé, attentionné et consolateur, visionnaire, sachant se faire obéir, rusé, garant de la justice, ou encore responsable de l’exécution de rites religieux. Et l’on ne peut que souscrire aux propos de Xénophon : « ce n’est une tâche ni impossible ni difficile de commander aux hommes, si l’on sait s’y prendre » (Cyropédie, I, 1).

Commander aux hommes est d’abord une technique. D’où le thème de la deuxième partie de l’ouvrage : « comment devenir un chef ? ». On y perçoit le rôle de l’éducation du futur leader à travers l’exemple d’Alexandre, élève d’Aristote. D’autres chefs sont passés par les écoles de rhétorique : un art primordial dans des sociétés où la parole est reine. À Athènes, Périclès était capable, par ses discours, d’imposer son point de vue à l’assemblée de ses concitoyens. Par la suite, l’apprentissage de la rhétorique fut adopté à Rome, comme le rappelle le cas de Cicéron qui dut à son art oratoire d’accéder au sommet de la carrière des honneurs.

Les chefs ont aussi recours à des mentors qui jouent le rôle de conseillers politiques : Cambyse pour Cyrus le Grand, Antonin le Pieux pour Marc Aurèle… Il s’agit de s’associer, dans un premier temps, à un supérieur hiérarchique, suivant une « pratique qui demeure fort en vogue dans les organisations contemporaines », souligne Charles Senard (page 55). Enfin, le chef se doit d’assurer, à l’avance, sa succession. À l’opposé d’Alexandre le Grand dont la succession fut un échec, les empereurs romains se montrèrent souvent prévoyants, comme les Antonins qui instituèrent la pratique de l’adoption du successeur censé être le plus méritant : Nerva désigna Trajan qui fit le choix d’Hadrien qui, à son tour, choisit Antonin le Pieux… Mais ce que les leaders ont toujours recherché en priorité, c’est bien l’obéissance de leurs sujets : la soumission volontaire. Un comble ! Pour y parvenir, si l’on en croit Cambyse, père de Cyrus le Grand (Cyropédie, I, 6, 1-25), le chef doit se faire passer pour le plus avisé des hommes, tel un médecin ou le pilote d’un navire : « pour se faire obéir, le moyen le plus efficace est de passer pour plus habile que ses subordonnés ».

Dans une troisième partie, Charles Senard a réuni des textes qui font apparaître les ressorts de la quête du pouvoir. Le désir de gloire est illustré par la figure d’Achille, héros qui eut pour seule ambition d’« être toujours le meilleur et se maintenir supérieur aux autres » (Homère, Iliade, XI, 784). Cet exemple inspira ensuite deux grands leaders historiques : Alexandre et Jules César.

Dans l’Antiquité autant qu’aujourd’hui, les chefs avaient aussi intérêt à contrôler l’information. « La moindre erreur de communication, le moindre dérapage sont payés fort cher, et la déesse Rumeur s’empresse de répandre la nouvelle, en la présentant toujours sous un jour négatif : aux temps contemporains de l’information instantanée et des réseaux sociaux, la déesse est sans doute plus rapide et puissante encore », écrit Charles Senard (page 102). Plutarque conseillait ainsi aux dirigeants d’être très vigilants et de ne pas laisser entrevoir leur vie privée. Assurément, certains de nos présidents contemporains auraient pu tirer le meilleur profit de la lecture de ces textes qui auraient pu leur éviter bien des faux pas.

La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse à l’art de diriger. Charles Senard regroupe les textes choisis suivant neuf compétences que se doit de posséder le chef : développer une vision ; faire preuve de jugement ; décider ; organiser et contrôler l’exécution des tâches ; inspirer confiance ; persuader ; donner l’exemple ; favoriser la collaboration ; gérer les conflits.

Par ce beau recueil qu’on peut lire d’une seule traite ou bien au coup par coup, en s’y plongeant et replongeant à loisir, l’habileté de Charles Senard est de montrer combien les auteurs grecs et romains sont encore d’actualité. Il nous offre un solide argument pour soutenir les études anciennes qui passent trop souvent pour un ramassis de vieilleries inutiles.

Christian-Georges Schwentzel

Mis en ligne le 6 décembre 2017