Le livre de J. Haudry est constitué de deux parties bien distinctes. La première, des p. 11 à 187, est celle qui répond rigoureusement au titre du livre. La seconde, p. 189-427, envisage les relations du feu, dans les différentes traditions indo-européennes, avec chacun des trois termes pensée, parole action.
Dans la première, le Professeur Haudry, avec une grande érudition, opère un relevé quasi-exhaustif de la présence de la dite triade dans les différentes littératures de langue indo‑européenne, d’une part en réunissant ce qui a déjà été signalé par d’autres auteurs, d’autre part en y apportant, et beaucoup, du sien. Rappelons que, d’abord identifiée en Iran, où elle occupe une place de première importance, cette
triade /pensée, parole, action/ est désignée par les iranisants comme la « triade avestique ». La revue d’Haudry démontre de manière définitive que la triade n’est pas seulement « avestique », car nullement réservée à l’Iran : il en fournit des exemples dans l’ensemble des littératures anciennes de langue indo-européenne.
Le livre, oeuvre d’un linguiste, distingue soigneusement les emplois formulaires de la triade, c’est-à-dire stéréotypés, qui abondent par exemple dans l’Avesta récent et dans les textes iraniens ultérieurs, de ses emplois non-formulaires, c’est-à-dire encore souples, qui admettent donc des variations d’ordre, d’organisation grammaticale (elle peut être nominale, verbale ou verbo-nominale), et les substitutions de vocabulaires qui peuvent affecter les racines, et aussi les concepts eux-mêmes, lorsque, par exemple, des triades /pensée, parole, corps/ amènent clairement à la conclusion que le corps est ici substitut de l’action. Le classement grammatical, privilégié par l’auteur, est, historiquement parlant, préjudiciable : il aboutit à citer Héraclite et Xénophon avant Homère et Hésiode. Remarquant par ailleurs, après d’autres, qu’en Inde c’est la littérature bouddhiste qui a fourni les expressions les plus nettes de la triade en question, il rejette, à bon droit, l’hypothèse d’une influence iranienne, mais ne traite pas la question au fond. Avec une prudence louable, l’auteur se garde de tenter de « rabattre » la triade « avestique » sur la tripartition fonctionnelle dumézilienne. Il arrive que la triade /pensée, parole, action/ adopte une expression telle qu’elle frôle la tripartition fonctionnelle (p. 94, 96-97, 106, dans du matériel germanique et irlandais) : ce n’est effectivement pas une raison pour ramener l’une à l’autre. On appréciera, aux p. 134-150, une intéressante discussion sur les rapports entre les expressions de la triade dans les différentes langues, en fonction de la sémantique précise des mots. L’ouvrage est, malgré son épaisseur, très dense, et l’auteur ne fait pas de littérature.
On eût aimé qu’il fût parfois plus explicite : tout le monde ne sait pas ce que signifient eddique, daēvique, ni à quoi renvoient des abréviations comme DNb (qui ne figure pas dans la table p. 431), et les différents textes cités ne sont pas présentés, ce qui, dans le cas du Heliand, du Chant de Ríg, du Togail Buidne Da Derga, de l’Acallam na Senórach, du Confiteor…eût sans doute été nécessaire. Si l’auteur traduit l’ensemble des textes qu’il cite, il s’en est dispensé pour quelques formules sanskrites (p. 159, 287) ou même dans des mots latins, dont les sens obvies sont, pour un francophone, de faux-amis. Question linguistique, je doute (p. 113) que le ssk. vācca, « vache », soit tiré de vāc, la « voix » : car alors, il faut ou séparer vācca du latin vacca, ou bien expliquer pourquoi ce dernier n’est pas **vocca.
On ne regrette ici qu’une chose, l’absence de plusieurs données fournies par Mme Françoise Bader dans le matériel grec (seuls deux articles de cet auteur sont cités). Ainsi, exemple net de triade non formulaire, en Od., XXIV, 195-201, il est dit de Pénélope qu’elle n’oublie jamais son époux (mémnêt(o)-, racine *men-) et qu’elle est ekhéphrōn, « sage », que les dieux dicteront (teukhêssi) de beaux chants pour la vanter, et qu’elle s’oppose à Hélène en ce qu’elle est euergós, « aux belles actions ». De même, toujours au sujet de Pénélope, en XIX, 545-574, il est dit que ses rêves sont obscurs, amenēnőn, encore la racine *men-, qu’il y a échange de paroles entre Pénélope et son époux (après le rêve, dans la réalité), et réalisation (au futur) du contenu des rêves (éstai, teléei, alúxei). La même auteur a relevé une belle triade « lexicalisée » dans la lignée royale qui réunit diachroniquement Aktôr (racine *ag-, « agir »), Ménoítios (racine *men-), Pátroklos, textuellement « celui qui chante la gloire de son (ou de ses) père(s) ».
La longue seconde partie figure ici parce qu’il est arrivé, dans la première, que des métaphores ou des corrélations ignées soient apparues sporadiquement en relation avec chacun des trois termes (le « feu de la parole », etc.). Justification assez artificielle. Elle ne l’aurait pas été s’il y avait eu, au moins une fois, un texte pour fournir ensemble la corrélation de la pensée, de la parole, de l’action, avec le feu. Ce n’est le cas d’aucun. Les relations de chacun des trois concepts avec le feu ne forment donc pas un ensemble défini. Cette seconde partie examine des corrélations, effectivement innombrables, et multiformes, du feu avec des modes ou expressions de la pensée, puis de la parole, puis de l’action. La démarche est alors plus spéculative que dans la première partie, car l’auteur, suivant une idée déjà exprimée dans plusieurs articles antérieurs et dont il annonce qu’un nouveau livre la développera, semble trouver des Feux divins dans plusieurs mythologies indo-européennes, avec autant d’ardeur qu’il en a mis naguère à trouver des Aurores (et ici même p. 234 l’Aurore Perséphone Coré, p. 333 Athèna et Aphrodite « anciennes Aurores » « en tant que filles » de Zeus, p. 496 la vache divine irlandaise Boand, qui est pourtant une rivière !). En revanche manque la référence à un article essentiel d’Enrico Campanile (1994) sur Brigitte aurorale. En tout cas voici Dionysos tenu pour un « ancien feu divin » : pour un dieu essentiellement aqueux (« boire le dieu », disaient les Grecs, c’est boire du vin), voilà qui est bien paradoxal (quoique, p. 296, l’auteur « manque » les relations entre Dionysos et la foudre). Faire également de Loki « un ancien feu divin » (p. 207) peut rencontrer quelques échos (dont une des étymologies proposées au nom divin), mais paraît néanmoins très réducteur : Loki est avant tout un décepteur. Le Dagda « Bon dieu » irlandais, que toutes les études comparatives rapprochent de Zeus et de Jupiter, est lui aussi (p. 389, 499) un « feu divin ». Je crains que respectivement les hellénistes, les germanistes et les celtisants ne puissent suivre ces interprétations, non par des refus à priori, comme certains spécialistes en ont naguère opposé à Dumézil, mais tout simplement parce qu’ils connaissent les « dossiers » de Dionysos, de Loki, du Dagda, lesquels dossiers montrent effectivement des relations de ces trois divinités avec le feu, mais en aucun cas ces relations ne suffisent à en faire d’anciens « feux divins ». Il est par contre dommage que l’auteur n’invoque pas Prométhée (racine *men‑) comme attestation de la jonction de cette racine avec le feu, puisque Prométhée a apporté le feu aux hommes. Et lorsqu’il s’agit de mettre le théâtre grec en relation avec le feu, l’auteur utilise trois arguments qui consistent pour deux d’entre eux à plaquer sur des données grecques des significations védiques : a) il est possible que le grec kômos (qui est le premier composant du mot comédie) ait un rapport étymologique avec le mot indien śamsa qui entre dans le nom du personnage de Nárāśamsa, identifié au Feu divin Agni dans le Veda, et dès lors Haudry conclut – bien abusivement – que kômos, la troupe gaie de jeunes gens, a un rapport avec le feu ; b) Dionysos est entouré par les Satyres, lesquels ont un phallus particulièrement mis en valeur, or (en Inde !) le phallus (de Śiva !) est de feu. Quant au troisième argument, il est que les Satyres sont petits-enfants de Phoronée, découvreur du feu dans la tradition argienne : mais Hésiode (frg. 123 M.-W.) dit la même chose des « nymphes montagnardes » et des Kourètes. Il eût fallu plus que ces trois « arguments » pour parler d’un caractère igné du théâtre grec !
On remarque encore que la référence de Tommasi Moreschini, 2007, est oubliée, et que, p. 144, la « parole irrévocable », dans le Mahābhārata, est prononcée par Kuntī, non par Draupadī. J’ignore (p. 232) ce que sont les « Sibylles de l’Hindoukouch ». On est étonné de lire, p. 406, au sujet des trois feux répartis à la périphérie de l’Iran, qu’ils « ne semblent pas avoir de correspondants hors de l’Iran » : Haudry est un lecteur de Dumézil, et celui-ci a insisté à plusieurs reprises sur le double parallèle qu’il procurait à ces trois feux iraniens, d’une part les trois feux du rituel védique, d’autre part les trois feux de Rome (celui de Vesta, celui de Volcanus, et celui de chaque sanctuaire divin). P. 486, pour le caractère gémellaire du dieu celtique Lugus, le seul renvoi est à un livre « à paraître » de Philippe Jouet : il suffisait pourtant de citer le Mabinogi de Math fils de Mathonwy, où ce caractère gémellaire est exprimé en toutes lettres, et bien des études, autres que celle « à paraître », ont porté sur cet aspect du dieu. P. 319, sur le feu royal, l’auteur cite à juste titre une étude de Campanile de 1988 ; mais on attendait, pour l’Italie, celle de Gérard Capdeville de 1995 (Volcanus), pour l’Iran comparé à l’Europe occidentale, la Légitimité du prince (1997) de Jean-Luc Desnier, sans compter ma comparaison entre Achille et Cúchulainn dans Celtes et Grecs, le livre des héros, 1999. Il ne cite pas non plus le parallèle français que j’ai évoqué dans mon livre sur les Indo-Européens (1995, 247) aux trois époux divins qui précèdent le mari humain en Inde ancienne, d’autant que, si Agni figure parmi ces trois époux, rien d’igné ne se trouve côté français, ni (p. 398-399) la documentation que j’ai réunie dans le même ouvrage (p. 244) sur la circumambulation du foyer de la famille du mari par la nouvelle épousée, et pas davantage, p. 393, au sujet des roues rituelles enflammées, l’article de l’auteur de ces lignes sur « Svantovit et Apollon d’Amyklai » (RHR, 1994) qui aurait pourtant été – à l’appui de sa rapide étude des roues solaires – et il se trompe en écrivant que les attestations de la roue solaire manquent en France, hormis en Alsace (sans doute voulait-il dire la Lorraine), et ne sont pas antérieures au XVe siècle : la Vie de saint Vincent d’Agen en mentionne une en Aquitaine, ce qui reporte à mille ans plus tôt ! De même, ce qui est davantage explicable, il ne cite pas (p. 354) l’important livre de Wendy Doniger sur Śiva, érotique et ascétique (traduction française, 1993) alors qu’il mentionne le mythe de la naissance du dieu Skanda qui occupe un tiers, peut-être, de cet ouvrage : on le comprend, Mme Doniger expliquant que dans ce mythe, Agni, le Feu, a été secondairement substitué comme géniteur à Śiva ; or, pour Haudry, il faut impérativement qu’Agni soit premier. Enfin, l’auteur ne revient pas sur le fantasme d’une origine polaire des Indo-Européens, qu’il avait exprimé dans des ouvrages antérieurs, car il évoque (p. 496, 500) le temps où la « nuit hivernale » (évidemment une métaphore !) était « une réalité ». On regrette qu’une telle érudition, d’une part, une telle compétence linguistique, de l’autre, capables de découvertes et d’analyses remarquables, soient par ailleurs mises au service d’idées aprioriques.
Bernard Sergent