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En assumant la publication de ce livre à plus d’un égard imposant (28 x 22 cm ; 650 p. ; 2,29 kg), magnifique même (avec, en couverture, Saint Luc recopiant son propre évangile d’après un ms. byzantin conservé à Athènes et, p. VI, une photo où le regard et le visage malicieux d’Irigoin semblent se projeter hors du papier), en assumant, dis-je, la publication de ce recueil d’une grosse cinquantaine de travaux consacrés à la composition métrique et numérique de la poésie grecque d’Homère, Alcée et Sappho jusqu’à Clément d’Alexandrie, sans oublier la postérité latine, l’AIBL rend à la fois un exceptionnel hommage à la mémoire d’un membre défunt qui fut l’un des hellénistes les plus considérables de la seconde moitié du XXe s. en France et l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la métrique grecque, et un service des plus signalés aux hellénistes de tous les pays. Les spécialistes chevronnés seront ravis de retrouver, rassemblés, des articles qui ont fait époque et sont partout cités (« La structure des vers éoliens », 1956 ; « Côlon, vers et strophe dans la lyrique monodique grecque », 1957, « Lois et règles dans le trimètre iambique et le tétramètre trochaïque », 1959, « Côlon, vers et période (à propos d’un choeur des Nuées d’Aristophane) », 1967) ; ils trouveront aussi des analyses de poèmes ou de parties lyriques qu’ils connaissent peut-être moins, en partie à cause du caractère très dispersé des revues, des actes et des mélanges (souvent difficiles à trouver dans nos bibliothèques) où ils ont été originellement publiés. Les spécialistes auront aussi le plaisir de découvrir un inédit inachevé (« Visite d’un monument poétique, la Paix d’Aristophane, sous la conduite du métricien Héliodore », p. 423-448) et même (entre autres) une publication, « Homère, l’écriture et le livre », destinée à un plus large public et qui s’ouvre sur une sorte de conte présenté comme anonyme où un aède professionnel raconte la rencontre qu’il fit d’un marchand phénicien et l’idée qui lui en vint de réaliser une Iliade en 24 chants, d’Alpha à Oméga – idée défendue ailleurs par Irigoin et chère à son coeur, mais que, pour ma part, je crois fausse : la division en 24 chants d’Alpha à Oméga est postérieure à « Homère », tout comme la division des oeuvres d’Hérodote et de Thucydide, respectivement en neuf livres et en huit, leur est postérieure. Irigoin lui-même (comme il avait fait pour un autre recueil, La Tradition des textes grecs. Pour une critique historique, Paris, 2003) a pédagogiquement organisé le recueil classé en six parties (« théorie appliquée », « l’épopée », « la lyrique », « le théâtre », « les Alexandrins et leur suite », « Juifs et Chrétiens »), précédées d’une introduction composée d’un texte inédit et de deux articles. La distribution d’un Mémoire de l’Académie permettra-t-elle à ce livre de toucher le plus large public que l’auteur visait, comme le montrent ses préoccupations pédagogiques ? J’en forme le voeu et je souhaite, en tout cas, que ce livre, en dépit de son prix élevé (une centaine d’euros), parvienne aux professeurs et aux étudiants de nos universités, où le dédain pour la métrique (pas seulement grecque) a des conséquences terribles : ce livre les aidera à s’intéresser et à s’initier à ce domaine plus exaltant qu’on ne le croit généralement, il ne les rebutera pas par une érudition écrasante, le jargon pour initiés et le style impénétrable qui déparent parfois la production spécialisée. Pour la compétence, la simplicité et la clarté de l’exposé, ce recueil en évoque un autre, de dimensions beaucoup plus réduites mais d’une importance égale et encore actuelle, les Études de littérature et de rythmique grecques d’Henri Weil (Paris, Hachette, 1902), lui aussi illustre métricien et membre de l’Académie. Les articles déjà publiés ont été réimprimés sans modification de fond et, ce que je comprends tout en le regrettant, pratiquement sans mise à jour, différence qui oppose le recueil d’Irigoin à celui de Weil, paru du vivant de ce dernier. La bibliographie citée par Irigoin est ici ou là dépassée et des compléments eussent été utiles, même pour un public plus large. Il n’eût pas été mauvais de signaler que le phénomène des acrostiches (« Le plus ancien acrostiche grec ? (Anth. Pal. VI 330 et IG IV2, 255) », chapitre 44) est plus ancien que ne le croyait Irigoin en 1976 (cf. Euménides, 40-43) ou que, même à la date où fut composé l’article publié en 2003 et qui forme le chapitre 54 du présent recueil (« Arithmétique et poésie en Grèce et à Rome, ou : les poètes antiques comptaient-ils leurs vers ? »), « le dernier éditeur des Pontiques » d’Ovide n’était pas J. André (très médiocre édition de la CUF) mais J.A. Richmond (bonne Teubneriana de 1990) ou A. Pérez Vega et Fr. Socas Gavilan (Madrid, 2000), qui mentionnent l’article important d’Irigoin « Les Pontiques d’Ovide : la composition des trois premiers livres », 1980, ici chapitre 45. L’absence d’index suscite aussi un regret.
Un aspect qui oppose Irigoin à Henri Weil est aussi le conservatisme du premier en matière de critique textuelle. C’est en partie (Irigoin ne l’ignorait pas) ce conservatisme de principe qui rend suspectes à plus d’un critique non conservateur les démonstrations numériques par lesquelles Irigoin veut montrer que la tradition médiévale de la littérature antique est fidèle et qu’il faut donc rejeter beaucoup de corrections et surtout d’hypothèses d’interpolation ou de lacune avancées par une critique plus innovatrice (il n’est que justice de préciser qu’Irigoin reconnaît que ses propres computs justifient certains soupçons d’interpolation ou de lacune fondés sur des raisons tout autres que numériques). Il est vrai que des critiques au moins aussi conservateurs qu’Irigoin manifestent du scepticisme à l’égard des rapports numériques mis en évidence par lui dans le décompte soit des vers soit des temps marqués dans les parties parlées et chantées du drame ou dans la poésie lyrique monodique ou chorale. J’écarte d’emblée l’objection selon laquelle les spectateurs de la tragédie grecque ne pouvaient percevoir de tels rapports : même si on admet cette imperceptibilité, rien n’implique que les poètes n’aient pas recherché des équilibres non évidents. La visibilité immédiate des effets ne saurait rendre intégralement compte de la complexité mathématique de l’architecture monumentale des Anciens : cela est certainement aussi vrai de leurs oeuvres poétiques. Je considère comme très regrettable que, malgré tous ses travaux, Irigoin ne soit pas parvenu à persuader ses collègues de l’importance du décompte des temps marqués, surtout dans une poésie où ces temps mettent en jeu la marche du choeur et le caractère total (poésie, chant, musique, chorégraphie) du spectacle : souhaitons que ce recueil puisse changer la donne. On ne peut pas faire comme si cet aspect de la poésie dramatique et lyrique et les faits produits par l’éminent métricien français n’existaient pas. Il reste que je suis mal à l’aise face à l’idée que les rapports numériques qu’Irigoin met en évidence sont de bons garants de la fidélité de la tradition textuelle. N’y a-t-il pas, à fonder sur le texte transmis une analyse numérique qui en assure l’intégrité, un risque de circularité dans le raisonnement ? Je voudrais être sûr qu’en partant par exemple d’une version universellement considérée comme fautive d’une tragédie grecque ou d’un livre d’élégies romaines on ne puisse mettre en évidence des rapports numériques complexes et apparemment séduisants. Le nombre n’est pas par lui-même toujours une garantie de parfaite objectivité, me semble-t-il, et l’arbitraire de certaines analyses numériques fondées sur des découpages arrangeants n’a rien à envier à l’arbitraire, souligné par Irigoin, de la critique conjecturale ou plus encore de la critique d’authenticité. Le certain et le moins certain cohabitent parmi les analyses d’Irigoin, et le lecteur fera bien de ne pas reporter sur une analyse comme celle de la Pythique IX les doutes qui peuvent s’attacher à d’autres analyses moins lumineuses. Irigoin s’est-il entouré de toutes les précautions susceptibles d’assurer sa démonstration et a-t-il suffisamment envisagé les objections qui pouvaient lui être faites ? L’hypothèse d’une lacune d’un vers entre les v. 632 et 633 des Euménides détruit les savants équilibres découverts par lui et il la récuse (p. 252), sans s’expliquer sur le fait pourtant indubitable qu’il manque des mots pour compléter et construire les vers 632 et 633. Son analyse (chapitre 32, article de 1977) du « duo de reconnaissance » de l’Hélène d’Euripide (622-691) dégage un « système », strophe et antistrophe (100 temps marqués), épode (56 temps marqués), et lui paraît confirmer la justesse de la tradition manuscrite, si récents (premier tiers du XIVe s.) et peu nombreux (deux ou plutôt un si, du Laurentianus et du Palatinus, l’un est la copie de l’autre) que soient les manuscrits qui la portent. Remarquons d’abord que, l’antistrophe comportant le même nombre de temps marqués que la strophe mais n’étant pas ici son miroir métrique, la terminologie employée ici par Irigoin est abusive. Ensuite, il mentionne bien P. Oxy. 2336 (Ier s. av. J.-C.), qui contient des parties du duo, mais omet de dire que le papyrus portait un texte lyrique différent de celui des deux témoins médiévaux et plus long que lui, si j’en crois l’édition de J. Diggle (OCT 1994, v. 640). Et si le papyrus antique était, pour reprendre la terminologie d’Irigoin, plus fidèle que les mss. médiévaux, qu’adviendrait-il de sa démonstration et des conclusions qu’il en tire sur l’état de la tradition médiévale ?
Irigoin ne l’a, sauf erreur de ma part, jamais dit, mais il a, comme précurseur dans la mise en évidence de symétries et d’équilibres numériques au sein de la tragédie grecque, nul autre qu’un des plus illustres pères fondateurs de la science de l’Antiquité, Karl Lachmann, dans son De mensura tragoediarum liber singularis, Berlin, 1822 (86 p.). Ceux que les analyses numériques irritent seront, je l’espère, intéressés par les fines analyses métriques. Irigoin s’est toujours placé dans la lignée d’un autre père fondateur, August Boeckh. Je savais, non pour l’avoir lu sous sa plume mais pour en avoir parlé avec lui, qu’il ne partageait pas les vues de l’école « contre-révolutionnaire » de son ami Bruno Gentili selon laquelle la colométrie alexandrine, transmise dans les papyrus antiques et les mss. byzantins, représente la composition originale des poètes. On aurait pu penser que, comme critique conservateur, Irigoin serait séduit par cette théorie qui postule une continuité entre la composition des poètes et l’ecdotique alexandrine puis la tradition byzantine et met en exergue la « fidélité » de la tradition globale, mais il était trop bon métricien pour tomber dans le panneau. Je regrette qu’il ne semble avoir rien écrit là-dessus (à part la mise en garde prémonitoire dans Les scholies métriques de Pindare, Paris, 1958, p. 34 : « ce serait une erreur grave que de lui [le système colométrique alexandrin] attribuer, lorsqu’il s’écarte nettement de la répartition en vers admise par Boeckh, une valeur authentique »), car cette contre-révolution métrique fait peser une menace non négligeable sur la métrique grecque et l’ecdotique des textes lyriques grecs, tant elle présente d’intérêt pour des philologues paresseux : inutile d’étudier à fond la métrique pour éditer les textes lyriques puisqu’il suffit de reproduire la colométrie transmise (pour peu qu’elle soit unitaire).
Concluons en espérant que ce superbe livre trouve beaucoup de lecteurs et en fasse s’intéresser de nombreux à la métrique grecque ; il fait en tout cas honneur à l’institution sous les auspices de laquelle il est publié et à l’érudit disparu dont il rassemble les considérables travaux de métricien.

Gauthier Liberman