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Dans toute l’histoire de Rome, un seul personnage public s’est vu conférer l’honneur de pouvoir se rendre au Sénat à bord d’un currus : L. Caecilius Metellus (Pline l’Ancien, 7.141). Consul en 251 av. J.-C., héros de la première guerre punique, celui qui était parvenu au grand pontificat en 243 s’était distingué en sauvant des flammes la plus sacrée des reliques romaines, le Palladium. Malheureusement pour lui, il perdit la vue durant l’incendie. Le privilège du currus, qui était aussi le char du triomphe, lui fut donc octroyé, écrit Pline, pro oculis. À la hauteur du sacrifice consenti et de la valeur de l’objet sauvé, il donne de ce fait une idée de la place qu’occupaient le currus en particulier, les véhicules d’apparat en général, dans l’imaginaire romain : ils étaient un symbole de pouvoir que le langage institutionnel associait aux magistratures dites « curules », dont le nom rappelait que leurs détenteurs avaient eu à haute époque le droit de se déplacer à bord d’un currus.

À l’époque de Metellus, une telle pratique appartenait à un passé révolu. Triomphe excepté, les sénateurs se déplaçaient à pied, éventuellement en litière à partir de la fin de la République. D’après F. Guidetti (FG), cette restriction tenait à la compétition aristocratique ou, plutôt, à la limitation de celle-ci. La République romaine était une oligarchie d’égaux qui ne tolérait pas un mode d’autoreprésentation perçu comme potentiellement dangereux. Faut-il pour autant imaginer une ville dénuée de ce que l’auteur appelle – mais sans jamais vraiment les définir – des « veicoli di rappresentanza » ou « veicoli cerimoniali » ? En quatre chapitres gratifiés de nombreuses citations de textes nouvellement traduits et d’illustrations en N&B de bonne qualité – suivis d’une bibliographie bien renseignée et de deux indices (sources et noms) – celui-ci montre au contraire que, selon les époques, l’espace urbain de la capitale put être chargé de carpenta et de pilenta, les chars qu’utilisaient les matrones de l’aristocratie, non concernées par l’interdit qui pesait sur leurs homologues masculins (voir infra), et de tensae qui, réservées aux divinités, peuplaient les pompae ouvrant les ludi. Par voie de conséquence, l’ouvrage porte sur ces deux catégories d’« acteurs », sur les véhicules qui leur sont associés et, surtout, sur les significations culturelles, sociales et politiques de leurs usages, dans une perspective très différente de l’ouvrage récent de J. Hudson sur les significations métaphoriques de la mention de véhicules dans la littérature latine (The Rhetoric of Roman Transportation: Vehicles in Latin Literature, Cambridge, 2021). Dans une lecture bourdieusienne clairement énoncée (p. 14-17), mais in fine peu utilisée, le véhicule d’apparat est défini comme un élément de distinction. C’est sans doute la raison pour laquelle les analyses matérielles sont réduites à la portion congrue. FG ne se réfère pas davantage aux études portant sur la dimension expressive, ritualiste et communicationnelle de la culture politique romaine. On pense en particulier aux travaux de K.‑J. Hölkeskamp, étrangement non cités. La période couverte va du IIIe s. av. J.-C., date des premières mentions de véhicules dans la littérature, au IVe s. ap. J.-C., lorsque tombèrent les interdits qui encadraient leur utilisation.

Les deux premiers chapitres portent sur les véhicules comme mode d’expression de l’autorité féminine et terrain d’expression de la concurrence gentilice. Non sans longueurs sur le rôle des femmes de l’élite en général, le Chap. 1 (« Veicoli femminili nella Roma arcaica », p. 19-55) est consacré à l’étiologie du privilège dont bénéficièrent les matrones à l’époque républicaine. Si l’usage du carpentum est déjà associé à l’autorité des femmes dans les récits relatifs à la royauté étrusque, les matrones en auraient obtenu le privilège (associé à celui du pilentum) au début du IVe s. en reconnaissance d’un don de bijoux destiné à financer, selon les versions, l’acquittement du vœu que Camille avait fait à Apollon aux lendemains de la prise de Véies ou bien le tribut que Brennus avait imposé aux Romains à la suite du sac. Dans un cas comme dans l’autre, la concession est associée à un sacrifice collectif perçu comme une atteinte à leur richesse privée que ce privilège devait compenser en fondant leur prestige dans la sphère publique. FG remet l’historicité de ces anecdotes en cause, mais montre l’ancienneté de l’honneur en se basant sur un passage méconnu de Livius Andronicus (carm. frg. 15 Blänsdorf, p. 52-55).

Dans les sources littéraires, les véhicules sont intimement liés à la sphère somptuaire. C’est la raison pour laquelle l’usage en fut grandement réduit en 215 par la lex Oppia qui, pour préserver les ressources, en particulier animalières, d’une Rome en guerre, le restreignit aux pilenta et uniquement sacrorum publicorum causa (Tite-Live, 24.1.3). Tout en confirmant que ce privilège contribuait au prestige des femmes de l’aristocratie, l’exception des cérémonies religieuses montre que la préservation de la pax deorum impliquait un respect des rites dont le transport des matrones faisait pleinement partie. Le Chap. 2 (« Il dibattito sull’abrogazione della lex Oppia », p. 57-129) déborde toutefois très largement du cadre. Il n’est plus question de véhicules dès la p. 65 et ce, jusqu’à la fin du chapitre, mais des raisons qui auraient conduit Tite-Live à accorder une place si considérable (2600 mots) aux débats qui entourèrent l’abrogation de la loi vingt ans à peine après sa mise en œuvre. L’analyse est intéressante (selon FG, l’action féminine dans l’espace public est un baromètre de la cohésion du corps civique pour Tite-Live), mais réellement éloignée du sujet du livre.

Malgré les tentatives de Caton l’Ancien durant sa censure, l’usage de véhicules par les matrones se diffusa très largement dès l’abrogation de la lex Oppia (Chap. 3 : « Veicoli di rappresentanza e limitazioni al traffico urbano tra Tarda Repubblica ed età imperiale », p. 131-196), comme le montre un texte bien connu de Polybe (31.26.3-8) sur l’héritage d’Aemilia, sœur de Paul-Émile et épouse de l’Africain, que Scipion Émilien laissa à sa mère, Papiria, en 162. Quoique tourné en ridicule, le thème du char comme insigne du luxe féminin est également très présent dans la comédie latine (Plaute, Titinius), ce qui plaiderait pour une utilisation importante des véhicules d’apparat tout au long du IIe s. av. J.-C., jusqu’à l’adoption – mal datée – du règlement dont témoigne la Table d’Héraclée.

La circulation des véhicules est traitée dans la seconde des trois lois que contiennent les deux tables de bronze retrouvées en 1732. Elle prohibe la circulation diurne de tout véhicule à l’intérieur de l’Vrbs et dans un rayon de mille pas dont FG propose, au terme d’une démonstration assez laborieuse sur le pomerium, de placer le point de départ au niveau de la muraille Servienne, le long des rues marquées par une continuité du bâti. Selon une interprétation originale, l’interdit n’aurait donc pas concerné, à l’intérieur des mille pas, les espaces non urbanisés. La loi prévoyait diverses exceptions bien connues (matériel de construction, personnel religieux et cérémonies diverses, évacuation des déchets) dont, fait remarquable, les matrones ne font pas partie. Selon FG, cette section de la Table d’Héraclée ne se réduirait donc pas à une lecture utilitariste (la régulation du trafic), et intégrerait une dimension politique (la volonté de mettre un frein à la compétition aristocratique, à un moment où celle-ci prenait un tour violent). FG constate ensuite la pérennité des règles de circulation exprimées dans la Table d’Héraclée, en repérant le maintien des interdits dans la Satire III de Juvénal, dans le Περὶ φλεβοτομίας θεραπευτικόν de Galien ou dans l’Histoire Auguste, dont il nie l’historicité des mesures prêtées à Hadrien, Marc Aurèle et Sévère Alexandre (p. 186-196). Dans la veine des pages précédentes, FG y voit une volonté de la part du pouvoir impérial de limiter la compétition entre aristocrates. L’analyse est étendue à l’Italie, où les règles de circulation furent uniformisées à l’époque de Claude, y compris pour ce qui avait trait au transport du Prince (p. 164-166), ainsi qu’au monde grec où, à l’inverse, elles furent largement laissées à l’appréciation des autorités locales (p. 176-186). Les p. 150-196 sont assurément les plus convaincantes de l’ouvrage.

Jusqu’à la fin du IIIe s. ap. J.-C., Rome demeura donc une ville essentiellement piétonne réservant le transport véhiculé aux rites religieux, en particulier la pompa circensis qui fait l’objet du dernier chapitre (Chap. 4 : « Far viaggiare gli dei : i vehicoli sacri nella pompa cirensis »). FG y défend essentiellement l’idée que la tensa désigna toujours, malgré les évolutions de la pompa circensis, le char sacré par excellence, ce qui lui permet par exemple de remettre de l’ordre dans les différents honneurs (divins ou non) qui furent accordés à César de son vivant (p. 224-233), ou de prouver que les diui et diuae étaient assimilés à des divinités poliades, sur le modèle de dea Roma et de la triade capitoline, qui, seuls parmi les dieux, jouirent également de cet attribut cultuel.

En conclusion, on saluera un ouvrage riche et dense, dont l’approche d’histoire sociale, plutôt originale dans le paysage bibliographique italien, montre comment l’analyse attentive d’un thème de prime abord limité, mentionné uniquement en passant dans les sources, peut renouveler des questionnements plus généraux, au risque toutefois de servir occasionnellement de prétexte à des analyses sans rapport évident avec lui.

 

Cyril Courrier, Centre Camille Jullian, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Université d’Aix-Marseille.

Publié en ligne le 8 juillet 2024.