La collection « Mondes anciens » des Belles Lettres est pour l’instant riche de deux titres[1]. Tout comme son « binôme », l’ouvrage de Ch. Guérin (désormais CG) est d’un prix raisonnable, d’excellente facture et jouit d’une mise en page soignée qui facilite la compréhension de l’étude. Depuis quelques années, les travaux de l’auteur se sont imposés dans le paysage de l’histoire politique et intellectuelle de la rhétorique tardo-républicaine. Après s’être intéressé à l’épineux problème de la persona oratoire[2], CG propose dans ce nouveau livre de reconstituer le monde (presque) perdu des témoins et de leurs paroles dans la Rome du premier siècle a.C., cadre chronologique privilégié pour l’étude des procès[3]. Le choix de cette période s’explique par l’état particulier de la documentation puisque, comme le reconnaît volontiers l’auteur lui-même, les sources principales dont disposent les Modernes sont les textes de Cicéron (puis de Quintilien) qui, motivé par sa volonté d’autopromotion politique, insiste avant toute chose sur les points forts et faiblesses de l’oratio continua plutôt que sur l’intervention de témoins pourtant présentés dans le Pro Caelio comme porteurs d’une voix dépourvue de toute stratégie et de toute volonté de convaincre, une « voix de la vérité » (Cael., 55).
Ce constat, qui rappelle la valeur du témoin et du témoignage tout en reconnaissant le manque d’attention porté par les sources à leur égard, constitue le postulat d’une étude qui, comme le souligne la conclusion (p. 373‑382), s’interroge sur le degré de confiance à accorder à la parole d’autrui. L’auteur organise son propos en cinq chapitres, traitant tour à tour de la personne et du statut du témoin (chap. I, p. 21‑92), du cadre judiciaire et juridique dans lequel le témoignage prenait place (chap. II, p. 93-140), de la situation de dialogue entre les avocats et le témoin dans le déroulement du procès (chap. III, p. 141-192), des manières de « produire » une parole testimoniale (chap. IV, p. 193-301) et, enfin, des stratégies argumentatives visant à donner au témoignage le statut de preuve (chap. V, p. 303‑372). Nous nous limiterons ici à présenter les lignes de force de la démonstration, afin d’en souligner les apports et de formuler quelques remarques.
Le premier pan de l’étude s’interroge sur les critères retenus afin de qualifier le témoin et sa parole. Par la présentation d’une expérience vécue et présentée comme un fait « véridique », le témoin tente de faire accepter à l’auditoire une concordance crédible entre la manière dont il rapporte l’événement et la façon dont il s’est « réellement » déroulé, convoquant éventuellement un discours pathétique qui ne laissait pas place à l’argumentation : « De manière surprenante pour un moderne, la seule posture discursive véritablement interdite au témoin est l’argumentation. Le témoin peut tenir un discours axiologique et donner en spectacle toute la palette de ses sentiments, mais pas opérer des opérations logiques dans son discours » (p. 51). Plutôt que la capacité du témoin à fournir un récit cohérent, le crédit du témoignage, qu’on ne peut, sous peine de contresens, considérer comme « autonome », met sur des plans identiques le savoir du témoin et sa persona. Par conséquent, l’interrogatoire ne se limite pas à la collecte d’informations par essence subjectives, mais se doit d’évaluer la crédibilité d’une parole ontologiquement liée à l’identité sociale du témoin. La dignitas, preuve de l’inscription du témoin dans la communauté romaine, constitue alors une condition sine qua non de la recevabilité du témoignage (p. 63) : « le savoir qui permet au témoin de jouer son rôle ne peut donc jamais être détaché de sa persona, puisque c’est elle qui lui donne sa valeur et son sens » (p. 24).
Ce premier chapitre place l’étude en droite ligne des précédentes réflexions de l’auteur sur la persona et soulève la difficile question de l’évaluation de la fiabilité d’un témoin comme de son testimonium. La deuxième étape du développement se fonde sur le paradoxe selon lequel « alors que la parole testimoniale repose avant tout sur la persona du témoin, la sélection des individus admis à déposer est paradoxalement moins rigoureuse que celle de l’accusateur ou du défenseur » (p. 93). CG étudie les mécanismes de validation de la parole des individus appelés à témoigner. Il rappelle à ce propos que le témoignage oral (réservé aux hommes libres et adultes) jouissait d’un crédit supérieur au témoignage écrit, précisément parce qu’il permettait aux auditeurs d’évaluer, par un jeu de questions-réponses, la fides du témoin. Il donnait de surcroît lieu à un serment, premier acte juridique qui faisait entrer le témoin dans ses fonctions (p. 100). En théorie, ce serment venait donc renforcer le devoir de vérité du témoin, bien que son rôle fût surtout procédural, d’autant que la République, à la différence de l’Empire, ne disposait que de peu de pouvoirs coercitifs à l’encontre des faux témoignages (p. 115).
C’est donc plutôt par le regard de la collectivité et par l’évaluation de la dignitas et de l’existimatio que le témoignage était placé sous un relatif contrôle. Ceci avait pour conséquence de faire du témoignage oral sous serment et en présence du témoin la forme de témoignage la plus recevable en théorie. L’idée semble se confirmer si l’on considère le témoignage écrit qui restituait la parole d’un individu in absentia, puisque la distance temporelle et géographique qu’impliquait ce mode de témoignage ne permettait ni de faire coïncider la réception avec l’appréciation du témoignage, ni de mettre le témoin à l’épreuve. Ainsi, bien que le témoignage écrit impliquât aussi des modes de validation d’une parole déposée, il ne constituait qu’une version affaiblie de la déposition orale (p. 122). Se pose enfin la question de l’obtention d’un témoignage par la torture des esclaves, considérés comme des instruments d’autant plus irresponsables que leur parole était contrainte et non pas l’expression de leur volonté. Par un procédé faisant de la violence un mode de confirmation de la vérité, la torture conférait à la parole de l’esclave, être à la fois dépourvu de dignitas et de fides, son statut théorique de déposition véritable, exactement comme le serment transformait la parole de l’homme libre en testimonium (p. 132).
CG entame dans le chapitre suivant une réflexion sur l’interrogatio comme espace discursif et souligne d’emblée le double échange, par essence périlleux, de l’avocat non seulement avec le témoin mais également avec les juges et le public. L’étude du phénomène est une nouvelle fois rendue difficile par l’état de la documentation, d’autant que le témoignage n’était pas nécessairement prononcé par un orateur et que la preuve était considérée comme objet constitué plus que comme une parole obtenue par l’échange. Tous ces facteurs combinés contribuaient alors à évacuer la dimension discursive de l’objet-preuve (p. 145). De surcroît, puisque l’appréciation du témoignage passait avant tout par l’évaluation du locuteur, elle relevait de l’exercice intuitif et s’avérait peu propice à la théorisation. Cette relative vacuité théorique implique ainsi, entre autres choses, que les discussions engagées entre orateurs et témoins n’apparaissent que de manière lacunaire dans les sources. Si jamais l’orateur (surtout Cicéron) s’y intéresse, le traitement littéraire de l’échange supprime non seulement la dimension d’invective propre à ce dernier mais limite également le compte rendu de l’entrevue aux déclarations et impressions générales qui en découlent. Ainsi, par un procédé à certains égards systémique, la dynamique de l’opposition orateur-témoin n’est appréhendée qu’à travers un filtre littéraire laissant de côté la parole testimoniale au profit de l’action de l’orateur.
Au-delà des apories de la documentation, le témoin était pourtant un instrument central du procès et la marginalité de l’interrogatio relève d’un effet de sources : « le testimonium n’est pas une parole oratoire, et ne mérite donc ni d’être théorisé, ni d’être conservé » (p. 162). Le lecteur appréciera la distance critique de CG, ce qui ne l’empêche toutefois pas d’affirmer l’importance du processus testimonial dans les procès. Tout d’abord, si l’on suit l’auteur, l’audition des témoins était sans doute d’une durée plus ou moins équivalente à celle du réquisitoire (voir la discussion proposée p. 162-168). C’est aussi dans l’échange avec le témoin que se jouait souvent la confirmation des allégations de chaque partie et c’est notamment pour cette raison que l’exercice de l’interrogatio, que CG qualifie d’« échange spectaculaire » (p. 172-187), offrait une occasion propice à l’excitation des foules. Cette attention portée à l’environnement du témoignage permet à l’auteur de souligner l’extrême tension dans laquelle les témoins déposaient leur version des faits. De nombreux moyens de pression, différenciés selon le statut socio-politique de l’individu, mais dont le spectre s’étendait depuis la violence verbale jusqu’à la corruption, la séquestration (Milon), voire le meurtre (L. Flaccus), pouvaient s’exercer contre les témoins. L’auteur conclut alors fermement sa troisième partie : « à la méconnaissance de la pratique judiciaire et des règles de l’éloquence, au caractère intimidant du tribunal romain, s’ajoute donc une peur très réelle qui met le témoin provincial – ou le témoin latin sans appui – dans une situation particulièrement inconfortable » (p. 191).
Dans le quatrième temps de sa réflexion, CG analyse l’interrogatoire comme temps d’une interaction à la fois originale et codifiée. En effet, si l’oratio continua apparaît sous la forme d’une prise de parole figée et comme l’objet d’un travail surtout réalisé en amont de son énonciation effective, l’interrogatoire est ici plutôt présenté comme une pratique risquée car liée à la potentielle versatilité du témoignage. Confronté au témoin, l’orateur, devenu interrogateur, voit évoluer la nature de sa parole et de son comportement, sa mission n’étant plus uniquement de parler mais de faire parler. Il n’apparaît dès lors plus comme la figure centrale du débat, mais doit composer avec une présence testimoniale plus ou moins rétive au déploiement de ses stratégies d’interrogation. CG rappelle pourtant que le cours du procès n’échappait pas totalement à l’orateur, qui disposait d’un outillage stratégique lui permettant de s’armer face à cette « peur de l’imprévu » (p. 194). En cela, conduire un interrogatoire nécessitait de se prémunir de possibles retournements rhétoriques par un travail préalable de reconnaissance des témoins et la tâche de l’interrogateur, souhaitant s’adapter aux variations des échanges afin d’en demeurer le maître, dépassait donc le strict cadre spatial et temporel de l’affrontement. Il s’agissait de cerner la personnalité d’un témoin refusant la collaboration (tâche que l’auteur qualifie, p. 244, d’« aléa qui est précisément ce qui fait la noblesse de l’exercice ») ou d’interagir avec un témoin volontaire avec lequel il fallait élaborer une mise en scène répondant au principe selon lequel le témoin volontaire garantissait, par sa résistance parfois feinte, sa crédibilité aux yeux de l’auditoire.
Dernière tâche de l’interrogateur, la réfutation est plus largement transmise par les sources, qui évoquent régulièrement la dimension violente des échanges. Dans sa forme, le contre‑interrogatoire se rattache aux outils rhétoriques de l’oratio continua en ce qu’il ne partage plus la part d’imprévu du premier interrogatoire : plus que l’extraction de l’information, compte avant tout la transformation de la perception que le jury et le public ont du témoin. S’engage alors un échange normé, tant dans les questions (des questions fermées en quête de confirmation ou d’infirmation ; des questions ouvertes tenant lieu de jalons argumentatifs) que dans les réponses du témoin. Le contre-interrogatoire est dicté dans son déroulement par le comportement du témoin et c’est donc sur sa personne que se focalisent tous les efforts de l’orateur : face à un témoin trop méfiant, il doit redoubler de prudence et de stratégie pour espérer le conduire subtilement vers ce qu’il attend de lui. De plus, la résistance du témoin est conditionnée par la qualité d’une préparation préalable qui vise à le mettre dans les conditions de l’interrogatoire et à constituer un ethos testimonial présentant « un comportement propre à convaincre le jury » (p. 237). La mission même du témoin le place au centre de l’attention : il n’est pas l’énonciateur d’un fait brut, mais le médiateur d’une réalité passée à laquelle juges et orateurs n’ont pas accès. Tout l’enjeu de l’interrogatoire est donc de travailler cette parole conditionnée par l’identité sociale du témoin.
Finalement, l’interrogatoire n’est pas tant la recherche de la vérité qu’« une construction ou destruction de l’auctoritas du témoin au moyen d’outils apparemment logiques et dialectiques mais en réalité rhétoriques et orientés vers le témoin » (p. 301). Dans le dernier temps de son ouvrage, CG mesure le poids du témoignage dans l’émergence de la vérité. Il souligne d’emblée le paradoxe de l’entreprise : parce qu’elle impose en bloc ce que l’argumentation entend construire progressivement, la vérité énoncée par le témoin vient se placer en dehors du régime argumentatif. Dans ce cadre, le travail de l’orateur est alors de réinscrire l’énoncé brut du témoin – fondamentalement antirhétorique – dans la progressivité de l’argumentation, tout en donnant à sa présence au moment des faits valeur de preuve.
De « vérité qui s’impose », il devient « une preuve en devenir » (p. 305). L’orateur doit dès lors évaluer la parole énoncée en fonction du statut du témoin et tenter d’y déceler les marques de la fausseté. De surcroît, la vraisemblance de l’information repose autant sur les conditions d’acquisition de l’information que sur la vraisemblance de l’information elle-même. Or CG note que les dépositions sont rarement critiquables dans leur contenu et c’est donc sur la persona du témoin et sur ses intentions que se focalise l’attention de l’orateur. La fiabilité du témoin se trouve alors doublement conditionnée par sa fides, impliquant le regard de la collectivité et la peur des conséquences sociales du mensonge, mais aussi par sa gravitas, valeur fermement liée à la cité romaine et décrédibilisant de fait les témoins étrangers dans une « mécanique raciste » de l’interrogatoire (p. 339). La persona du témoin importait d’autant plus que son champ d’expression se voyait réduit aux réponses qu’il donnait. Il ne peut, comme le fait l’orateur dans son discours, adopter un comportement libre et doit, au contraire, agir avec moderatio, et demeurer conscient de la fonction qui lui incombe d’instrument de l’orateur. CG note finalement qu’il est malaisé d’avoir une idée précise du poids du témoignage dans le cheminement qui mène au verdict. Le testimonium a toutefois cela d’essentiel qu’il permet la convergence des preuves et peut donc conditionner l’issue du procès.
La parole testimoniale n’est donc pas une preuve comme les autres et ne fournit pas un accès direct à la vérité. Le témoin est décisif parce qu’il est porteur d’informations nouvelles mais il doit, en tant que personne, adapter sa déposition aux représentations préalables de ses auditeurs. C’est là tout le paradoxe du rôle du témoin dans le cadre des procès romains, que CG finit par mettre en lumière au terme d’une comparaison intéressante avec les présages (p. 371). Si les témoignages divins supposent une adhésion immédiate, mais invitent à l’interprétation, c’est l’effet inverse qui est produit par les témoignages judiciaires, où l’interprétation ne pose pas de problème, mais où l’effort de l’assistance est orienté vers la démonstration de la véracité et du poids de la déposition. On voit alors émerger toute la fragilité du témoignage humain, puisque l’appel à la croyance repose sur des sources invérifiables (la coprésence à l’événement) et non fiables (importance de la persona) qui paralysent par leur forme même (l’énonciation d’une vérité) le raisonnement logique. L’œuvre profonde de l’orateur est alors, finalement, de faire adhérer le public à l’énoncé brut plutôt qu’au raisonnement, en liant habilement deux régimes de vérité autour de sa propre persona comme de celle du témoin.
Le lecteur trouvera dans cet ouvrage, accompagné d’une bibliographie sélective et d’un index bienvenu, un outil réflexif de grande qualité. On ne relève pas de défauts de mise en forme et la plume se fait toujours claire et informée. La distance critique et le constant rappel de ce qu’implique l’état de la documentation pour la démonstration sont des aspects essentiels et appréciables de ce travail. On pourrait juste noter que la conclusion se situe, sans toujours trouver son ton, à mi-chemin entre la réflexion philosophique générale et le rappel des thèses de l’ouvrage. Une bien faible critique face à la haute tenue d’un ouvrage exigeant qui s’adresse aux spécialistes de l’histoire judiciaire mais surtout aux experts de la rhétorique tardo‑républicaine.
Ceux-ci y trouveront alors des réflexions à certains égards valables pour les époques postérieures, à condition toutefois de nuancer quelque peu les approches fondées sur la persona des témoins. La mise en lumière de l’importance de la rhétorique dans la construction du témoin et de sa parole permet également à l’auteur de discuter en profondeur de la position centrale des stratégies oratoires, notamment cicéroniennes, sans toutefois se cantonner à une lecture purement rhétorique ou même philosophique du phénomène. Le dernier apport de ce livre est en effet d’éclairer sous un angle original, présent sans être systématiquement étudié par M.C. Alexander ou J.-M. David, certains mécanismes du processus judiciaire dans la Rome tardo‑républicaine.
Jérémie Bondoux, Pascal Montlahuc
[1]. L’ouvrage ici discuté ainsi que Y. Berthelet, Gouverner avec les dieux. Autorité, auspices et pouvoir sous la République romaine et sous Auguste, Paris 2015.
[2]. Ch. Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle av. J.-C. Vol. I. Antécédents grecs et première rhétorique latine, Paris 2009 et Vol. II. Théorisation cicéronienne de la persona oratoire, Paris 2011.
[3]. Voir à ce sujet les études classiques de M.C. Alexander, Trials in the Late Roman Republic, 149‑50 BC, Toronto 1990 et J.-M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine, Rome 1992.