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La Guastuglia est le nom d’un faubourg situé au sud de la cité médiévale ombrienne de Gubbio, dont le nom dérive du bas latin vastulia, utilisé pour désigner un vaste espace dépeuplé. Si les chercheurs ne s’accordent pas sur l’emplacement de l’Ikuvium ombrienne, civitas foederata en 268 av. J.-C., il existe aujourd’hui une forme de consensus pour situer l’Iguvium romaine, municipe à partir de 82 av. J.‑C., à l’extérieur des murs médiévaux, et précisément dans la plaine de la Guastuglia. Les fouilles menées par la Surintendance archéologique et l’Université de Perugia, préventives ou programmées, ont en effet permis de remettre au jour de nombreuses structures, publiques ou privées, regroupées autour d’une zone rectangulaire apparemment inoccupée où l’on situe le forum de la cité ; la présence, non loin de là, des imposants vestiges de l’un des plus grands théâtres romains connus dans la péninsule (sa capacité est estimée à 6000 spectateurs) conforte cette hypothèse. Pourtant, cet ouvrage ne traite pas, comme on pourrait s’y attendre, de l’ensemble de cette aire archéologique, mais seulement de la fouille d’un temple qui y a été découvert, à ce jour le seul formellement identifié à Iguvium : il aurait donc certainement gagné, à des fins de clarté, à s’intituler plutôt Gubbio : il tempio della Guastuglia.

Dans sa préface au volume (p. XII‑XIX), Gian Luca Grassiglia, qui a dirigé les fouilles de l’édifice pour le compte de l’Université de Perugia, revient sur les changements nécessaires à apporter aux publications archéologiques à l’ère de la société du spectacle, afin que l’archéologue puisse se faire passeur, auprès du grand public, de la complexité du monde antique, en prenant pleinement en compte les exigences de notre temps. En dépit de ces prémices, l’ouvrage a été conçu, dans son plan comme dans son contenu, de manière tout à fait classique. Dirigé par Gian Luca Grassigli, Niccolò Cecconi et Danilo Nati, il fait appel à l’expertise de différents auteurs, Francesco Marcattili, Matilde Albanesi, Marco Menichini, Maria Romana Picuti et John Scheid, mais ne constitue ni une publication définitive du site (il ne présente qu’une sélection très réduite du mobilier découvert, céramique ou lithique, et aucune stratigraphie), ni un ouvrage susceptible de séduire le grand public (du fait de sa conception, du caractère technique des différentes contributions, ainsi que de l’absence de restitution de l’édifice et de toute illustration en couleurs). Il s’adresse avant tout, à l’évidence, à des historiens et à des archéologues auxquels il fournira une synthèse préliminaire tout à fait bienvenue sur un monument important pour lequel on ne disposait, auparavant, que de très peu d’informations[1].

On peut regretter l’absence d’un bref historique des circonstances de la découverte et des fouilles, dont il est seulement dit qu’elles ont commencé en 2001 (p. 12) et se sont poursuivies pendant une dizaine d’années (p. 38 ; les dates de 2003, 2007 et 2008 sont mentionnées dans le volume), ainsi que celle d’un plan d’ensemble de Gubbio qui aurait permis de replacer dans son contexte topographique l’ensemble du secteur concerné, avec le monument publié dans ce volume.

La première contribution, celle de F. Marcattili (p. 3-21), est une étude topographique d’ensemble de l’aire de la Guastuglia, qui couvre quelque 25 hectares. Autour de l’emplacement présumé du forum ont été mis au jour des thermes, la domus del Banchetto, construite peu après le milieu du Ier siècle av. J.-C., et profondément restructurée aux IIIe-IVe siècles ap. J. C., et le temple, apparemment en fonction jusqu’à la fin du IIIe siècle. Ce dernier est longé au nord par une voie dallée qui conduit jusqu’au théâtre, daté du milieu du Ier siècle av. J.-C., et doté vers 25 av. J.‑C. de deux somptueuses basiliques ; dans ce même secteur, deux domus de la fin de la République, celles di Scilla et dei Mosaici, ont également été partiellement mises au jour. L’auteur souligne l’importance de la période césarienne pour l’urbanisation et la monumentalisation de la cité. Le plan qui illustre cette présentation (p. 8, dépourvu d’échelle, dupliqué p. 26) aurait gagné à être plus généreusement légendé, de manière à permettre d’identifier la position de tous les monuments cités dans le texte.

M. Albanesi livre ensuite (p. 25-38) une synthèse relative au temple, érigé après la destruction de constructions appartenant probablement, à l’origine, à la domus del Banchetto, qui pourrait avoir été une domus publica (dont trois autres possibles exemples ont été mis au jour en Ombrie, p. 27-28). Le temple lui-même, de 7,40×11,45 m (soit 25×39 pieds romains), dont ne sont conservées que les fondations en blocage, présentait une cella et un pronaos respectivement profonds de 6,80 et de 4,70 m ; de son podium ne subsiste qu’un bloc à kyma reversa, étudié dans la contribution suivante. Ouvrant sur le côté court, méridional, du forum, il est restitué comme tétrastyle prostyle. Tout autour du temple, dont le sol était pavé de dalles de calcaire, on peut restituer un portique de 20/23×30 m, trapézoïdal (ses vestiges présentent tous une orientation légèrement divergente par rapport à celle des murs du temple), également pavé de calcaire, dont n’est partiellement conservée que la fondation du mur postérieur formée, là où elle est le mieux conservé, de moellons de calcaire surmontés par une élévation en brique (mais il pourrait s’agir de deux états successifs de cette construction). À une distance de 4 m, en avant du portique, la canalisation soigneusement construite en blocs de calcaire évidés n’a pas fait l’objet, à la différence du reste du complexe, d’une spoliation systématique. En l’absence de tout vestige du stylobate du portique, fût‑ce sous la forme de tranchées de spoliation, on est fondé à penser que ses colonnes reposaient directement sur la couverture de cette canalisation. Les techniques de construction très différentes du temple et du portique peuvent conduire à s’interroger sur leur contemporanéité.

La présentation des vestiges du temple est complétée par la contribution de M. Menechini (p. 39-44) qui a fait le choix de publier deux fragments importants parmi ceux, nombreux (mais aucun fragment de colonne), découverts au cours des fouilles : l’élément mouluré du podium, déjà mentionné par M. Albanesi, qu’il compare à celui du temple B du forum de Terracina, daté du milieu du Ier siècle av. J.-C., et un chapiteau de lésène corinthien en rouge antique qui pourrait provenir de l’intérieur du portique, et pour lequel il propose un parallèle avec le temple d’Auguste au Rione Terra de Pouzzoles, daté de l’époque augustéenne ou tibérienne. Les principaux fragments de sculptures trouvés sur le site sont mentionnés plus loin, dans la contribution de M. L. Picuti et J. Scheid (p. 116-117).

Les éléments de datation du temple offerts par la fouille sont ensuite approfondis au travers de trois contributions relatives au mobilier (tous les tessons sont publiés à l’échelle 1:2), les deux premières de D. Nati (elles auraient gagné à être regroupées), la troisième de N. Cecconi ; les critères de sélection du mobilier présenté ne sont pas explicités.

Les deux chapitres signés par D. Nati (p. 45-81) sont consacrés au matériel de deux fosses arrondies scellées par une couche de pierres, sur laquelle reposait le pavement du temple, A et B (depositi sacrificali). La première (1,10 m de diamètre, pour 0,70 m de profondeur), contre le mur nord-ouest de la cella, contenait, dans trois niveaux différents (non indiqués dans les fiches d’objets), un riche mobilier céramique datable de la fin de l’époque augustéenne (dont 40 unguentaria – ou 41, p. 114), mêlé à des cendres abondantes, à des charbons et à des os. L’auteur publie ici 20 de ces vases (aucun n’est intact), un peson, une hache en fer et une monnaie en bronze du premier quart du Ier siècle ap. J.-C. La seconde (1,20 m de diamètre, pour 0,64 m de profondeur), fouillée au cours de la « sixième campagne de fouilles », au centre du pronaos, contenait le même type de remplissage, dont il présente une sélection de 27 fragments de céramique, un anneau, un galet de rivière et un as de l’époque de Claude. Ce dernier, découvert sur le fond de la fosse, présente l’intérêt d’offrir un terminus post quem incontournable à l’érection du temple, qui peut ainsi être daté avec une bonne marge de certitude autour du milieu du Ier siècle ap. J-C. Ces deux dépôts sont interprétés ici comme sacrificiels, du fait de la présence des charbons de bois et d’ossements animaux, mais l’auteur hésite à établir un lien entre leur présence et la destruction de l’édifice, possible domus publica, occupant précédemment une partie de l’aire du temple (la domus del Banchetto), ou la construction de ce dernier. En tout état de cause, il semble difficile de mettre directement en relation le matériel contenu dans ces fosses avec la ou les divinités honorées plus tard dans le sanctuaire. Un plan indiquant la position précise des fosses, ainsi qu’un schéma stratigraphique de leur remplissage, aurait été utile au lecteur (on peut les localiser approximativement à partir des photographies figurant p. 7 et p. 36, fig. 13).

Non moins décisif pour établir définitivement la datation du temple, le chapitre suivant (p. 83-101) est consacré par N. Cecconi à la fouille de trois ensembles, ici aussi désignés comme A, B et C (contesti) : le premier correspond à la fouille des fosses de fondation qui n’existaient apparemment qu’à l’extérieur du temple, le deuxième à la couche de préparation du pavement du pronaos et de la cella du temple, le troisième au même niveau stratigraphique, mais à l’intérieur de l’aire comprise entre la canalisation du portique et le temple (fig. p. 84). Comme dans les deux chapitres précédents, c’est une sélection du mobilier qui est présentée au lecteur, avec un total de 28 céramiques (toujours sans référence à l’US de provenance dans les fiches d’objets), dont la datation confirme, avec l’élasticité autorisée par la datation des céramiques arétines ou à parois fines (sur lesquelles on se reportera, en dernier lieu, à Julie Leone[2]), celle offerte par les deux fosses publiées par D. Nati.

La première (p. 103-106) des deux contributions signées conjointement par M. R. Romana Picuti et J. Scheid consiste en quatre fiches relatives aux fragments d’inscriptions sur marbre découverts hors stratigraphie dans le secteur du temple, qui semblent lui être toutes antérieures (Ier siècle av. J.-C.-début du Ier siècle ap. J.-C.), et dont la nature (funéraire ou dédicatoire) est difficile à établir. La seconde (p. 109-117) est une synthèse sur les cultes (Iuppiter Apeninus, Diane, Liber Pater, Isis) et les sacerdoces attestés à l’époque romaine à Iguvium, connus essentiellement par les sources épigraphiques. Les auteurs relèvent une différence entre le contenu du dépôt A, qui serait en relation avec une cérémonie de purification, et le dépôt B, avec le déroulement du banquet. Les indices pointant en direction d’une divinité féminine – un peson, une fusaïole, des ossements de colombe (également retenus comme significatifs par F. Marcattili, p. 14) – semblent d’autant plus labiles que tous ces objets sont antérieurs à la construction du temple, et à l’institution du culte : les unguentaria du dépôt A, en particulier, scellé par le pavement, n’ont pas pu être utilisés pour « l’aspersione della statua di culto, o delle stesse vittime » (p. 114) – sauf à penser, comme semblent le faire les auteurs (à la différence de D. Nati), que les dalles de calcaire ont été démontées (ce qui serait advenu, dans la cella, sous la statue de culte) pour pouvoir enfouir ces modestes ensembles. De même, compte tenu de la datation de l’édifice solidement établie par l’as de Claude, il semble impossible d’émettre l’hypothèse d’un « rifacimento del tempio » qui remonterait à l’époque augusto-tibérienne (p. 115), d’autant que le temple est daté plus loin « nel corso della prima metà del I sec. d.C.» (p. 117).

En attendant les résultats de la poursuite des fouilles archéologiques à la Guastaglia (évoquée p. 112), l’apport principal de cet ouvrage (dont les huit bibliographies de chapitre, souvent redondantes, auraient gagné à être regroupées en une seule) réside donc dans la publication du plan du temple, dans celle de plusieurs contextes significatifs, et dans sa datation maintenant bien établie autour du milieu du Ier siècle av. J.-C., même s’il ne semble pas sûr que tous les auteurs partagent la même interprétation du dossier archéologique – l’accent est mis plus volontiers sur la période césarienne, et sur la période augustéenne, comme des moments forts de l’urbanisation de la cité. En revanche, on voudrait en savoir davantage, notamment, sur les différentes phases du temple, évoquées à plusieurs reprises dans le volume, et disposer de stratigraphies et de comptages pour l’ensemble du mobilier découvert dans les différents contextes. Tous éléments qui devraient figurer dans une publication définitive de l’édifice qui pourra servir à son tour de socle à la diffusion des connaissances qui s’y rapportent en direction d’un plus large public, conformément au souci légitime manifesté, en introduction, par le préfacier de l’ouvrage.

 

Vincent Jolivet, UMR 8546 – AOROC

Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 626-630

 

[1]. Le seul travail d’ensemble réalisé à ce jour, mentionné par différents auteurs de l’ouvrage, est la thèse de doctorat de G. Basciu, Il santuario della Guastuglia a Gubbio. Archeologia del sacrificio, soutenue en 2014 à l’Université de Perugia, mais demeurée depuis inédite.

[2]. Musarna 4. La céramique à parois fines, Rome 2021.