L’ouvrage ici recensé est consacré à la fortune de l’Antiquité dans des œuvres théâtrales de dix pays d’Amérique et des Caraïbes. Les éditeurs, soucieux d’éclairer ceux qui, tel l’auteur de ce compte rendu, connaissent mal le sujet, reviennent dans leur introduction sur quatre points :
1. La locution « Amérique latine », qui émerge au xixe s., est contestable par sa négation des héritages non européens et par sa propension à uniformiser des cultures, des nations distinctes. Les auteurs la conservent pourtant par commodité.
2. La notion de « post‑colonialisme » est précisée : contrairement aux possessions anglaises ou françaises, où les études classiques étaient un moyen d’asseoir une suprématie culturelle, l’Amérique latine a connu une transmission de l’héritage antique sinueuse. Trois ensembles se dégagent, correspondant aux trois volets du recueil : a) Dans les pays hispanophones, les sources ont été variées et fluctuantes : enseignement des jésuites, médiation d’ouvrages français, etc. b) Au Brésil, en l’absence d’universités locales, les élites allaient étudier au Portugal, ce qui implique un lien plus étroit avec la métropole. c) Les Caraïbes offrent un visage éclaté compte tenu de la variété des colonisateurs.
3. L’« hybridité » souvent associée à l’Amérique latine doit cesser d’être perçue comme une coexistence irénique et partout identique de différentes cultures.
4. Le théâtre, mode de réception dynamique ces dernières décennies, autorise un double questionnement : a) quel écho une pièce donne-t-elle à des problèmes contemporains précis ? b) dans quelle mesure envisage-t-elle des données transhistoriques et transnationales ? Pour répondre, l’intéressant concept de « rumination » de la culture classique en Amérique latine sera mobilisé, en particulier au sujet du genre le plus influent, la tragédie. Les pages 13 à 15 fournissent un résumé de chaque contribution.
I. K.P. Nikoloutsos (« From Epic to Tragedy : Theatre and Politics in Juan Cruz Varela’s Dido») traite d’une pièce argentine à succès composée en 1823 par un ardent défenseur du classicisme à partir du chant IV de l’Énéide: il s’agissait de conférer à la littérature d’une nation fraîchement indépendante une légitimité aussi haute que celle du classicisme français ou italien – tout en gardant des traits du Siècle d’or espagnol. Mais le projet n’était pas seulement esthétique. La peinture de Didon comme une souveraine inapte car soumise à ses appétits relève de l’« homosocialité », la dépréciation des personnages féminins renforçant la solidarité masculine pour cimenter une société patriarcale. Didon incarne aussi l’Espagne impériale, notamment Isabelle la Catholique, Énée personnifiant à l’inverse le chef républicain vertueux. – Br. López Saiz (« Leopoldo Marechal’s Antígona Vélez : Rewriting Greek Tragedy as a Foundation Myth in Peronist Argentina ») se penche sur une réécriture de l’Antigone de Sophocle datant de 1951. L’intrigue, transposée dans la pampa au milieu du XIXe siècle, confère une dimension catholique et nationaliste à ce qui devient un mythe fondateur. Dans une Argentine divisée, Marechal, comme dans ses œuvres précédentes, instaure un monde où l’homme doit résister à ses passions et occuper la place à lui assignée par Dieu. L’influence de saint Augustin paraît nette ; quant aux autochtones hostiles peuplant la contrée, ils évoquent l’opposition à Perón. Antigone manifeste un amour et un sens du sacrifice rappelant aussi bien la Bible que le programme péroniste. – I. König (« Juan Radrigán’s Medea Mapuche : Recreating Euripides’ Revenge Tragedy in an Indigenous Chilean Context ») aborde une pièce datant de 2000. L’auteur, sous Pinochet déjà et en dépit de la censure, s’était intéressé à des populations économiquement et socialement fragilisées par un pouvoir autoritaire. La pièce contient maintes références aux sévices subis par les Mapuches depuis l’arrivée des Espagnols. Kütral, l’avatar de la Médée d’Euripide, dont elle reprend parfois les mots, est aussi farouche que la Colchidienne. Sa vengeance répond à un parjure, qui n’est plus d’ordre personnel comme chez l’Athénien, mais patriotique, puisqu’elle reproche à son époux et à son beau-père de vouloir parlementer avec les ennemis héréditaires. – C. Brncić (« Philoctetes and Medea in Contemporary Chilean Theatre ») étudie deux pièces : Filoctetes de M. Sánchez (2004) et Diarrea de J. Palma (2002). Dans la première, le héros est un scénariste de génie qu’un producteur de télévision supplie de reprendre le travail. L’exil est cette fois-ci volontaire ; moyen de tenir les autres à distance, la plaie malodorante est aussi l’emblème du pinochisme qui incommode et qu’on voudrait oublier. Diarrea met en scène une mère seule luttant pour une vie décente après avoir été abandonnée par son amant ; finalement ses propres enfants la quitteront. Cette parodie, exploitant le métathéâtre et la logorrhée, dénonce la marginalisation des individus et le consumérisme qui touchent la société chilienne.
II. R. Tadeu Gonçalves (« A God Slept Here by Guilherme Figueiredo : a Radical Modernist Amphitruo from Brazil») examine une pièce jouée pour la première fois en 1949. L’auteur chérit le pacifisme et la liberté, ce qui transparaît dans plusieurs passages. Il évacue les dieux: Amphitryon, intellectuellement limité et jaloux, y prétend être Jupiter déguisé en Amphitryon pour éprouver la fidélité de son épouse. Un jeu métathéâtral virtuose en résulte. – T. Ragno (« Guilherme Figueiredo, Amphitryon and the Widow of Ephesus : Linking Plautus and Petronius ») traite du même dramaturge. Sa Matrone d’Éphèse tend souvent à dénoncer la brutalité et la corruption des hauts personnages ; le tableau de l’inflation reflète la situation du Brésil au moment de la première de la pièce (1958). Ragno démontre l’influence qu’eut aussi, par contaminatio, le thème d’Amphitryon sur la Matrone. – A. Bakogianni (« Electra’s Turn to the Dark Side : Nelson Rodrigues’ Senhora dos Afogados ») rapproche avec prudence cette pièce datant de 1947 des trois grands tragiques grecs et d’une œuvre de E. O’Neill, Mourning Becomes Electra (1931). « Moema », l’équivalent brésilien d’Électre, est une femme cruelle, brûlant pour son père d’un amour malsain qu’elle est prête à assouvir en éliminant sans hésitation ni remords le reste de sa famille. L’article met en évidence les choix successifs de mise en scène et le rôle des chœurs. – S.A. Jeppesen (« Becoming Antigone : the Classics as a Model of Resistance in Jorge Andrade’s Pedreira das Almas ») retrace la genèse de cette pièce écrite en 1957 et révisée à deux reprises (1960 et 1970). L’exposition des corps des défunts (alors que celui de Polynice finissait par être inhumé chez Sophocle) est un moyen de stigmatiser un pouvoir despotique. De fait Jeppesen envisage la pièce comme un symbole de résistance à l’oppression, en insistant sur sa représentation en 1977, sous la dictature.
III. R. Andújar (« Distorting the Lysistrata Paradigm in Puerto Rico : Francisco Arriví’s Club de Solteros ») analyse une pièce écrite en 1951, dans laquelle ce sont les hommes qui observent la grève du sexe dans un pays imaginaire, le Burundanga, régi par une gynogratie. Andújar, dénonçant à bon droit les relectures abusivement féministes de l’original grec, examine l’adaptation du matériau aristophanesque et les réécritures successives de l’œuvre par Arriví. La pièce marque une étape dans le développement des lettres porto-ricaines, puisqu’elle donne aux personnages féminins leurs premiers rôles importants ; elle contient des traits anti-américains. – La comédie qu’étudie K. Ford (« Challenging the Canon in the Dominican Republic : Lisítrata odia la política by Franklin Domínguez ») date de 1981, à un moment où le théâtre dominicain ne se limite plus à des productions de nature commerciale. Elle renverse plusieurs stéréotypes sociaux, sexuels ou politiques, en usant de références non seulement grecques, mais romaines (le chef de la police se nomme Pompeyo). – J.A. Bromberg (« Aeschylus and the Cuban Counter-Revolution ») présente une adaptation des Sept contre Thèbes par Antón Arrufat (1968) ; elle valut à son auteur d’être taxé d’hostilité à la Révolution au prétexte de sa présentation trop favorable des « exilés ». Bromberg étudie quatre scènes en particulier et souligne l’influence euripidéenne ; la communauté thébaine (≈ cubaine) est vue de façon très positive, certains propos faisant même clairement écho à la phraséologie castriste, mais le personnage de Polynice, dominé par la nostalgie, ne suscite pas de rejet (à la différence d’Hippomédon par exemple) : Étéocle et lui partagent la responsabilité du déchirement. – J. McConnell (« The Contest between créolité and Classics in Patrick Chamoiseau’s Stage Plays ») appréhende deux pièces, Une manière d’Antigone (1975) et Manman Dlo contre la fée Carabosse (1977). Dans la première, écrite en réaction à la mort d’un jeune manifestant, Antigone enfreint un arrêté interdisant d’enterrer le corps d’un opposant politique ; l’attention se porte sur le gardien de prison, le seul à s’exprimer en créole (les travaux de Bakhtine sont alors mobilisés à bon escient), dont la conscience politique s’éveille au contact d’Antigone. Dans la seconde œuvre, Carabosse, « sorcière gréco-latine », et son acolyte Balai incarnent la tentation colonialiste de supprimer la culture locale. Manman Dlo, divinité indigène, les écarte mais conserve la baguette de la sorcière, qu’elle offre à sa fille en l’encourageant à agréger les pouvoirs de l’objet à ses propres forces : c’est une allégorie de l’incorporation sans submersion de la culture européenne au monde local. On passe ainsi de la négritude à la créolité, qui comporte une forme d’hybridation. – T. Hawkins (« Dismantling the Anthropological Machine : Feliks Moriso-Lewa’s Antigòn and Luis Alfaro’s Electricidad ») se penche sur Antigòn (1953), écrite en créole et ayant l’univers vaudou pour toile de fond, et Electricidad (2003), rédigée dans un anglais mâtiné d’espagnol (« Spanglish »), dont l’action se passe près de Los Angeles. Clemencia (i.e. Clytemnestre) y incarne une forme de féminisme qui apporte une modification intéressante au personnage antique. L’analyse repose sur le concept de « biopolitique » tel qu’élaboré par Giorgio Agamben, c’est-à-dire sur la relégation dans une vie purement organique (zoê) et non sociale (bios) de franges entières de la population : la poésie serait un moyen pour les locuteurs du créole et de l’espagnol de lutter par l’hybridation linguistique contre ce rejet. – J. Weiner se situe dans la même lignée interprétative (« Antigone Undead : Tragedy and Biopolitics in Perla de la Rosa’s Antígona: las voces que incendian el desierto ») quand il se concentre sur une pièce de 2004 prenant pour arrière-fond des féminicides perpétrés à Ciudad Juárez depuis 1993. Le choix de la dramaturge de ne pas faire mourir Antigone, sinon d’un point de vue symbolique (inversement les femmes assassinées sont déclarées vivantes par arrêt du tyran), est peut-être une lueur d’espoir.
Sutor, ne supra crepidam : nous nous garderons d’émettre un jugement sur la valeur scientifique de ces contributions, mais tenons à souligner leur grande clarté pour un Béotien et la richesse des analyses qu’elles proposent. Si l’introduction met en relief le danger d’une approche indistincte des différentes aires géographiques et culturelles constituant « l’Amérique latine », et si les auteurs ont été sensibles à la particularité de chaque œuvre, il se dégage néanmoins une forte cohérence des thèmes abordés et surtout des méthodes et des concepts mis en œuvre, si bien qu’indépendamment même des renvois internes d’un article à l’autre et malgré l’inévitable absence de certains espaces (l’Amérique centrale par exemple), le volume offre une approche globale d’une remarquable homogénéité. Les coquilles sont rarissimes[1].
Un seul regret : la disposition des notes en fin de volume et non en bas de page, alors même que la consultation de certaines est indispensable à la compréhension du raisonnement (ainsi p. 50, n. 13, pour la définition du terme winka).
Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 778-781.
[1]. Quelques accents manquent à des mots espagnols (e.g. p. 237 : « Subversión ») et français (e.g. p. 150 : « coups d’État ») ; lire p. 87 : « excusez du peu » ; p. 227, n. 31 : « Graeco » ; p. 263 : « Tucson ».