De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace. Pour une redéfinition du statut de l’œuvre est issu d’une thèse, La place de l’Épître aux Pisons dans l’œuvre d’Horace : vers une recomposition de la poétique horatienne, soutenue par Robin Glinatsis (= RG) sous la direction d’A. Deremetz en 2010 à l’université de Lille (la bibliographie a été actualisée). L’ouvrage peut être donné en exemple à des doctorants, car c’est un modèle du genre qui obéit à toutes les règles de l’art. Le plan, très net, conduit logiquement à la conclusion. L’étude est divisée en trois parties – conformément à l’idéal universitaire –, dont les deux premières contiennent trois chapitres chacune (la troisième n’en comporte que deux). Non seulement chaque partie se termine par une conclusion, mais en outre au début et à la fin de chaque développement, beaucoup de paratexte indique, selon le cas, quels sont les buts de RG dans ces pages, quel plan il va suivre ou ce qui a été acquis et ce dont il va traiter ensuite. Les paragraphes de liaison abondent. Une telle présentation décuple la force de persuasion ! Les lecteurs de la Revue des Études Anciennes ont déjà eu l’occasion d’apprécier ces qualités, puisque RG y a publié en 2013 « L’Épître aux Pisons dans le corpus des œuvres d’Horace : données pratiques et enjeux interprétatifs » sur un sujet très voisin[1].
Le point de départ de RG est une constatation étonnée : au cours des siècles, cet ouvrage d’Horace parce qu’il donne des conseils aux poètes a été considéré comme un art poétique (RG fait l’historique de cette réception dans l’introduction de son livre). C’est pourquoi dans sa première partie, RG confronte ces vers aux traités antiques. Il y étudie la conception que les Anciens se font d’un traité, compare cette œuvre du Vénosan aux artes rhetoricae, puis aux traités de poétique grecs, en particulier à la Poétique d’Aristote et à « deux sources connexes », Néoptolème de Parion et Philodème de Gadara. Il en résulte que l’appellation Ars poetica ne lui convient pas. Mais il n’est pas tout à fait juste d’écrire « Quintilien, puis les Grammatici Latini ayant pris le parti de lui attribuer le nom d’Ars poetica » (p. 183). Certes, Quintilien, dans la dédicace à Tryphon en tête de son Institution oratoire se sert de l’expression « ars poetica » pour renvoyer à cet écrit d’Horace[2], mais tous les écrivains antiques qui nous parlent de cette œuvre ne lui confèrent pas explicitement le titre d’« Art poétique ». Quintilien, lui-même, ne reprend pas cet intitulé en inst. VIII 3, 60 quand il évoque un monstrum quale Horatius in prima parte libri de arte poetica fingit, « tel que l’imagine Horace dans la première partie de son livre sur l’art de la poésie ». Lorsque Marius Sacerdos rappelle l’utilisation première du vers élégiaque, à savoir les lamentations sur les morts et les épigrammes de consécration, il prend le Vénosan à témoin[3] « sicut Horatius docet de arte poetica », « ainsi que l’enseigne Horace lorsqu’il écrit sur l’art de la poésie ». Pour ne citer que lui, Priscien, II 267 utilise la tournure apud Horatium de arte poetica, ce qui, tous les linguistes l’attesteront, pour des Latins ne signifie pas la même chose que l’emploi du nominatif, Ars poetica, cas‑pancarte, étiquette en quelque sorte de l’objet qu’il accompagne ou qu’il désigne[4]. D’ailleurs, on peut lire dans le Thesaurus linguae Latinae : Hor. De arte poetica (sic inscribunt codd.)[5].
Puisque ce n’est pas un manuel, est-ce une lettre ? C’est la question que se pose RG dans sa deuxième partie en rappelant d’abord la conception que les Anciens avaient de l’épître et l’histoire de ce genre. Le chercheur se demande alors si le texte dont il s’occupe satisfait aux « prérequis de l’écriture épistolaire » et il y met en évidence « le langage et l’esthétique du sermo », c’est-à-dire grosso modo de la conversation. Ce qui se dégage à ses yeux est une impression de grande liberté qui permet un rapprochement avec les Satires. RG termine cette deuxième partie en soulignant les liens de ces vers avec la conjoncture idéologique et littéraire de la Rome contemporaine ainsi que le rôle que jouent les Pisons destinataires de la missive dont le « nom est mentionné à des moments cruciaux de la démonstration horatienne comme si l’épistolier voulait signifier leur étroite implication dans le texte, qu’il tenait à rappeler que les préceptes énoncés les concernent au premier chef » (p.150).
La troisième partie s’intitule « L’Épître aux Pisons, un poème sur l’art de la poésie », car, écrit RG p. 154, « Si l’épître doit au traitement frontal de questions métapoétiques d’avoir été assimilée par la postérité à une ars poetica, et ce le plus souvent au détriment de ses particularités stylistiques, il nous paraît plus opportun d’inverser la perspective en considérant que l’œuvre étudiée se pose comme un poème, au sens le plus large du terme, ayant pour sujet la poésie ». Le but de RG est de mettre en lumière le caractère poétique de ce texte en s’intéressant à sa forme. Il montre la capacité de l’écrivain à animer les concepts, son recours au procédé de la personnification et s’intéresse particulièrement au traitement de la tragédie ainsi qu’au passage sur le drame satyrique dans lequel Horace révèle sa conception de la mediocritas. RG insiste sur la présence de la première personne, étudie les images et fait toucher du doigt comment l’auteur y conjoint un aspect lyrique et un côté satirique. Partant, RG penche pour une datation tardive de cette œuvre « parce que, traversée d’accents poétiques, elle s’offre comme un témoignage éloquent de l’expérience littéraire du poète » (p. 185). Horace avait d’ailleurs l’habitude de confier à certains poèmes dans chacun des genres qu’il a abordés des réflexions précisément sur le genre auquel ils ressortissaient ; c’est le cas, d’après l’interprétation de RG, pour la Satire. I 4, pour l’Épode VI, pour l’Ode IV 2. L’Épître aux Pisons est un nouvel exemple de cette réflexivité.
L’ouvrage, très bien écrit, est agréable à lire. La présentation en est soignée. On signalera cependant à RG (qui aime bien indiquer tous les prénoms des savants qu’il cite) que le Chantraine auteur du Dictionnaire étymologique de la langue grecque s’appelait Pierre et non Philippe comme il le dit p. 25. Ce goût pour l’intégralité des prénoms se manifeste aussi à propos des appellations des Anciens, alors qu’en latin la règle était de ne mettre que l’initiale de ce type de mots (avec ou sans ajout pour différencier deux prénoms commençant par la même lettre). C’est ainsi, par exemple, que pour ce que les Romains auraient écrit Q. Mucius Scaeuola on lit p. 46 « Quintius Mucius Scaevola », ce qui en outre entraîne une erreur puisque le prénom « Quintius » n’existe pas (la seule forme existante est Quintus), erreur qui est reproduite pour le frère de Cicéron, appelé Quintius par RG, au lieu de Quintus (ibidem).
Dans les pages qui traitent des « arts poétiques » latins, il y a une grande absente, c’est la satire Ménippée de Varron[6] intitulée Parmeno dont le fr. 396 Cèbe définit le poema, la poesis, la poetice, (notions dont RG parle p. 74 ss). L’enseignant lillois n’y fait pas allusion une seule fois. Cette satire a pourtant été considérée comme une ars poetica latine du Ier s. avant notre ère et a suscité de nombreuses études. A été également considérée comme un art poétique la satire Ménippée Ὄνος λύρας du même Varron, dont le fr. 360 Cèbe, par exemple, aurait pu être cité là où RG s’occupait de la nécessité d’une convenance entre un personnage et le ton que le poète lui prêtait (p. 62 ss). Même s’il ne voulait pas se plonger dans toute cette littérature, il aurait été facile au chercheur au minimum de lire ce qui concerne ces œuvres dans l’ouvrage remarquable de J.-P. Cèbe[7] que possèdent presque toutes les bibliothèques universitaires. D’une manière générale, RG n’a pas toujours pris soin d’aller voir lui-même les sources qu’il trouvait mentionnées dans les livres dont il se servait ; s’il l’avait fait systématiquement, une remarque de R.G.M. Nisbet et M. Hubbard dans leur commentaire au livre I des Odes d’Horace[8] aurait pu lui fournir l’occasion de parcourir Ὄνος λύρας (et ainsi de se rendre compte de son importance). En effet, p. 179, note 46, à propos de l’Ode I 22 dans laquelle Horace raconte que dans la forêt sabine un loup s’est enfui au lieu de l’attaquer pendant qu’il était en train de chanter sa bien‑aimée, preuve qu’un homme irréprochable ne risque rien, RG indique : « R.G.M. Nisbet et M. Hubbard […] signalent l’analogie de cette scène avec le contenu d’une épigramme issue de l’Anthologie grecque décrivant comment le prêtre de Cybèle, modèle de chasteté, parvient à effrayer un lion grâce à son seul tambourin (cf. Varron, Men. 364) ». Men. 364 B (= 358 Cèbe) est un fragment de Ὄνος λύρας ; Varron y raconte qu’une statue de lion a été érigée à l’endroit où plusieurs galles (et non un seul) grâce à leurs tambourins rendirent un lion si doux qu’ils pouvaient le caresser avec leurs mains ; l’animal ne s’enfuit donc pas comme dans l’ode du Vénosan. Dans l’Anthologie Palatine, cinq épigrammes (217, 218, 219, 220, 237) évoquent la rencontre d’un galle et d’un lion dans des circonstances et avec une issue variables selon la pièce. C’est l’épigramme 237 qui semble la plus proche du texte horatien puisque le prêtre de Cybèle se trouve dans une forêt et que le lion s’enfuit.
Mais ce ne sont là que des détails qui n’affectent pas la démonstration qu’il vaut mieux, en effet, appeler cette œuvre du Vénosan Épître aux Pisons plutôt qu’Art poétique et que même si Horace y parle de l’art de la poésie, il le fait plus en poète qu’en théoricien.
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne,, UMR 5607, Institut Ausonius
[1]. REA 115, 2013, p. 81-100. Certains développements se présentent d’ailleurs en termes identiques dans l’article et dans le livre (par ex. celui sur les Pisons, p. 92 ss dans la REA et p. 144 ss dans le livre), avec seulement un mot changé de loin en loin.
[2]. [Horatius] in arte poetica suadet (prol. 2).
[3]. GLK I 210.
[4]. Témoin de cette différence, Cicéron qui intitule l’un de ses ouvrages Orator et un autre De oratore.
[5]. Klotz, art. ars, TLL vol. II, Fasc. III, col. 667, l. 2-3.
[6]. RG semble n’avoir utilisé Varron pour les théories que via H. Dahlmann, Varros Schrift ‘de poematis’ und die hellenistisch-römische Poetik, Wiesbaden 1953.
[7]. J.-P. Cèbe, Varron, Satires Ménippées 9, Rome 1990, p. 1464-1547 pour Ὄνος λύρας ; Varron, Satires Ménippées 10, Rome 1994, p. 1618‑1674 pour Parmeno.
[8]. R.G.M. Nisbet, M. Hubbard, A Commentary on Horace’s Odes. Book I, Oxford 1970, p. 262.