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Cette belle publication des Presses universitaires du Septentrion attire à la fois par son titre, aussi provoquant que suggestif, et par l’image de couverture, illustrant parfaitement la « petite idole mal dégrossie » dont J.-P. Vernant (Mythe et religion en Grèce ancienne, p. 29) soulignait l’existence, dans l’imagerie grecque, aux côtés de la grande statuaire anthropomorphe.
Dans cet ouvrage tiré de sa thèse, l’auteur propose ici une enquête archéologique d’ensemble sur les pratiques religieuses du monde artisanal en Grèce ancienne qui comble sans aucun doute une lacune bibliographique. Après une introduction qui replace rapidement le sujet dans les questions scientifiques actuelles sur l’artisanat grec, le propos se répartit en trois moments qui correspondent aux trois contextes où se manifestent les pratiques religieuses des artisans : la cité, les espaces de travail et la nécropole. Ils ne sont évidemment pas sur le même plan et les deux premiers dialoguent plus étroitement. Chacune des parties présente d’abord fort utilement les données et donne accès au lecteur à l’ensemble de la documentation, souvent accompagnée de bonnes photographies ou de dessins.
La première partie s’intéresse aux pratiques religieuses des artisans dans le cadre de la cité, compris comme les espaces publics que les artisans fréquentaient au même titre que d’autres groupes professionnels ou sociaux. Sont étudiés ensemble plusieurs « phénomènes » qui peuvent se recouper : les fêtes civiques, les cultes des divinités de l’artisanat, la pratique votive et la pratique oraculaire. L’étude des fêtes, d’abord, repose sur des sources essentiellement littéraires et dans une moindre mesure iconographiques, qui ne sont pas présentées dans un catalogue comme les sources archéologiques ; elles comprennent les Chalkeia, les Héphaisteia et les Prométheia qui se déroulaient à Athènes, et une fête mal connue de Lemnos où les artisans métallurgistes semblent avoir eu une part importante. Les divinités qui patronnent les activités artisanales sont examinées à travers une centaine d’inscriptions qui attestent l’existence de lieux de culte spécifiques des divinités de l’artisanat, la diversité des corps de métiers qui font des offrandes, ainsi que l’origine, la parenté et parfois le statut des artisans. L’auteur décrit ensuite les objets mobiliers, les outils, les productions diverses et originales offertes par les artisans ; la place des documents et du contexte athéniens est écrasante.
Plus encore, c’est l’iconographie, sur des documents trouvés en contexte votif, qui apporte des données sur les représentations d’artisans ou sur les représentations d’objets produits. Les célèbres et pourtant mal publiés pinakes de Penteskouphia et une série de documents de l’Acropole d’Athènes montrent la manière dont les artisans se mettent en scène dans leurs activités professionnelles ou face à la divinité. L’analyse du corpus des lamelles oraculaires de Dodone offre une image plus méconnue des préoccupations des artisans : elles concernent surtout la continuité de l’activité familiale ou la poursuite d’une autre carrière, bien que les artisans consultent l’oracle pour d’autres aspects de la vie comme la santé par exemple. Outre nombre de remarques au fil de la présentation des documents, l’auteur formule des conclusions qui font apparaître les traits saillants du corpus. Dans cette partie, on constate que les artisans sont parfaitement intégrés dans les pratiques votives de la cité : ils fréquentent les sanctuaires principaux de la cité, y déposent des offrandes, quel que soit leur statut (libre, étranger, esclave…), pour des raisons aussi variées que le reste des fidèles qui honoraient les dieux pour des motifs professionnels ou personnels.
Dans la deuxième partie, l’analyse des pratiques religieuses des artisans dans le cadre de leur travail propose une exploration originale d’un domaine plus méconnu en raison des données archéologiques bien moins disponibles. L’auteur examine d’abord les ateliers et les espaces de travail, puis les témoignages de la piété des artisans aux abords ou « sur le chemin » du travail. Au sein des ateliers, ce sont les vestiges de rituels sacrificiels qui sont observés, qu’il s’agisse de « dépôts de fondation » (liés à un rituel sacrificiel) ou de « foyers rituels » comme on en rencontre notamment sur l’agora d’Athènes. Bien que la fonction exacte de ces dispositifs soit difficile à connaître, l’existence de rituels en marge de « la religion grecque officielle » ne va pas sans poser de nombreuses questions. Plus évanescents encore bien que très importants, les « aménagements à caractère religieux » des ateliers vont des objets protecteurs disposés à proximité du four, modestes protomés ou vases, aux petits sanctuaires aménagés dans l’atelier en passant par les piliers, statues ou autels évoquant la divinité.
Les espaces de travail sont aussi les carrières et les mines. Les premières ont livré reliefs figurés et inscriptions qui témoignent de la ferveur religieuse des carriers. Les images d’Héraklès, des Nymphes, de diverses divinités mais surtout d’Artémis ont leur préférence à Thasos, Paros ou en Attique (Laurion, Thorikos). Les mines, en revanche, sont très pauvres en témoignages : quelques graffitis de pieds près des mines de Thorikos ou de Thasos suggèrent une signification particulière pour les artisans, bien qu’elle reste difficile à préciser ; quelques vases évoquent la possibilité des rituels perpétrés aux abords des espaces de travail. L’enquête se poursuit « sur le chemin du travail » où peut se rencontrer une zone cultuelle fréquentée par les artisans. Cet élargissement est une des originalités de l’ouvrage, autant qu’un défi, en raison de l’état de la documentation.
Les sanctuaires à stèles du quartier des artisans à Corinthe, le sanctuaire de Penteskouphia, le sanctuaire de Flério à Mélanès à Naxos, la grotte de Vari et les sanctuaires du Laurion constituent autant de cas abordés par l’auteur qui présente les particularités de chacun sans essayer d’en tirer des conclusions trop définitives. Des cartes de ces ensembles auraient pu soutenir la description et la réflexion sur ces exemples, d’autant plus qu’il est question, à juste titre, d’une approche topographique des pratiques religieuses des artisans par une analyse du territoire. Enfin, l’examen d’une dizaine de tablettes en plomb atteste clairement la pratique de la malédiction dans le monde des artisans.
Malgré la minceur des témoignages archéologiques, leur accumulation et leur mise en résonance les uns avec les autres permettent d’esquisser une image vivante des pratiques religieuses dans les espaces de travail. Alors que les rites domestiques sont tout de même connus par des sources littéraires, les pratiques rituelles dans les ateliers restent peu visibles. Le décalage avec les mythes qui mettent le travail du métal à l’honneur est également frappant, car les activités liées au métal sont peu représentées en comparaison avec les activités de l’argile. Les dieux Athéna, et dans une moindre mesure Héphaistos, sont le plus souvent mentionnés, en particulier à Athènes, mais d’autres figures divines sans lien direct apparent avec l’artisanat endossent des fonctions protectrices des artisans : Héraklès, Artémis, Apollon, Hermès, Asklépios et Hygie, Poséidon, les Nymphes sont vénérés par les artisans en relation étroite avec les lieux et les cités où se développent les sanctuaires en question.
Mais l’auteur d’efforce d’aller plus loin en caractérisant les attentes des artisans vis-à-vis de ces divinités diverses. Elles sont marquées avant tout par les dangers du métier, induits notamment par les arts du feu, comme le résume la « Prière du potier » (Pseudo-Hérodote, Vie d’Homère 32). On retrouve des motivations largement répandues chez ceux qui fréquentent les sanctuaires, pour s’attirer les faveurs des dieux ou repousser les forces néfastes. Cependant les forces démoniques, idoles grotesques ou sorciers métallurgistes, à l’œuvre au sein des ateliers, sont originales dans leur ambivalence ; les pratiques magiques complètent un univers où les puissances contraires peuvent apporter le succès ou la ruine. La fin de la deuxième partie rapproche cité et espaces de travail qui s’avèrent surtout complémentaires pour appréhender les croyances des artisans.
Le champ des pratiques funéraires apparait comme un domaine à part, mêlant aussi croyances et pratiques, mais reposant sur des données plus limitées. Quarante documents, surtout des stèles funéraires inscrites ou figurées, ainsi que des outils, figurines ou vases, permettent à l’auteur de dessiner quelques axes de réflexion. Les noms de métiers sur les stèles ne laissent pas de doute quant à l’activité du défunt, mais les noms étrangers à une cité ou les noms d’origine non grecque suggèrent aussi un statut d’artisan, dans les contextes étudiés (bien souvent le Laurion). Les outils et les instruments de l’artisan ensevelis avec lui dans la tombe apparaissent comme un autre indice de son statut de travailleur manuel. Dans la mort, l’artisan se démarqut peu de l’ensemble de la population : il ne semble pas avoir d’accès différent à la tombe que le reste de la société et le mobilier funéraire est tout aussi complexe à analyser que pour la plupart des tombes du monde grec. Les objets ne correspondent pas forcément au genre ou à l’âge du défunt quand ceux-ci sont connus : ces questions, qui ont fait l’objet de réflexions nourries dernièrement, auraient mérité une bibliographie plus récente. Tout au plus peut-on constater que, comme dans la cité et les espaces de travail, les femmes qui travaillent ont une place dans les pratiques funéraires. La prise en compte des caractéristiques physiques des individus, par le biais de la paléoanthropologie, pourrait constituer une piste de recherche pour identifier les artisans par leurs restes osseux, en complément aux autres données. L’artisan reste bien le « héros secret de l’histoire grecque » (M. Austin, P. Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, 1972, p. 23) : révélateur des mécanismes religieux et sociaux du monde grec, il permet d’entrevoir la variété des formes de la religion grecque.
Au total, ce livre, qui réunit des documents disparates et parfois très modestes, offre un répertoire commode des habitudes religieuses des artisans et un bilan aussi pertinent que possible de ces pratiques auxquelles l’archéologie donne accès mais qui restent difficiles d’interprétation. Dans une langue précise et agréable, où les erreurs sur les expressions latines (a priori, a fortiori) sont les seules scories, l’ouvrage gagne son pari de présenter une synthèse sur un sujet aussi enthousiasmant que difficile : la lecture en est vivement recommandée.

 

Hélène Aurigny, Aix Marseille Université, CNRS, Centre Camille Jullian, Aix-en-Provence, France.

Publié en ligne le 17 janvier 2023.