Cet ouvrage est le produit d’une thèse de doctorat soutenue en 2014 à l’Université Charles de Gaulle-Lille 3. Il s’agit d’une étude considérable, très riche, sur la poétique d’Empédocle ; une étude qui applique des choix méthodologiques et interprétatifs stimulants. Elle se structure de manière méthodique et claire autour de cette question principale : quelle est la nature de la relation ou, autrement dit, le degré de nécessité qui unit la pensée philosophique et le véhicule de son expression ?
Empédocle a choisi de s’exprimer en vers (et, plus précisément, en hexamètres dactyliques) et l’ouvrage de X. Gheerbrant démontre de façon systématique dans quelle mesure le véhicule poétique est un aspect déterminant du projet philosophique empédocléen, en jouant un rôle fondamental dans la construction même de sa doctrine. Quant à la question du choix du vers, elle se pose dans un deuxième temps ; par ailleurs, l’hexamètre dactylique est désigné non seulement comme une forme versifiée mais, avant tout, comme une tradition poétique.
L’auteur précise d’emblée (p. 14), à juste titre, que la question de la poésie (par opposition à la prose) ne recoupe pas complètement celle de la relation entre véhicule poétique et déploiement de la pensée ; de son côté, il aborde la question de façon plus fondamentale, à savoir du point de vue des modalités de construction et d’expression de la pensée et, en même temps, de façon suffisamment directe et complète, comme il le soutient (p. 24), afin de pouvoir parvenir à une conclusion d’ensemble satisfaisante.
La méthode philologique et herméneutique employée est clairement exposée dès le début et suivie tout au long des chapitres avec rigueur : elle est issue de la théorie et de la pratique herméneutique de l’école de Lille, attentive à la lettre des textes transmis et se basant sur une étude lexicale et grammaticale minutieuse. Cette méthode implique en deuxième lieu une reconstitution des positions interprétatives afin de rendre compte de la façon dont les problèmes herméneutiques se sont constitués et de dégager le texte des problèmes créés par la reproduction, souvent mécanique, des interprétations antérieures ; l’auteur remonte systématiquement, dans ce but, jusqu’à l’édition de Sturz de 1805. L’étude des sources des fragments commentés et du contexte de leur transmission fait également partie de la méthode adoptée. De manière générale, l’ouvrage se base sur une analyse approfondie et très détaillée du texte des fragments sur lesquels il se fonde et prend position avec détermination sur les difficultés majeures posées par ses derniers. Il importe de noter ici que l’auteur a préféré maintenir la distinction traditionnelle entre les deux poèmes d’Empédocle.
L’ouvrage s’organise en trois moments principaux : la première partie est intitulée « La théorie poétique » (p. 39-242), la seconde « Le remploi des formes typiques de la composition poétique archaïque » (p. 245-592) et la troisième « La poésie et le projet d’Empédocle » (p. 595-705).
Le premier volet de l’étude porte sur l’analyse de la poésie par elle-même dans les fragments d’Empédocle afin de reconstruire sa théorie poétique. Cette partie se consacre plus particulièrement à la figure de la Muse et à l’analyse des fragments 3 (qui forme une unité avec le fr. 2), 4 et 131 D.-K. où son nom est cité. L’analyse de cette représentation de l’inspiration de la parole poétique se prête particulièrement à la présentation de la manière dont Empédocle refonde les caractéristiques de la poésie traditionnelle, ainsi que du type d’originalité que ce dernier revendique en élaborant sa propre théorie poétique et en la plaçant au cœur du processus cognitif. X. Gheerbrant démontre qu’Empédocle a conçu la poésie comme le véhicule privilégié de l’expression du rôle de l’Amour dans le cycle physique ; il s’agit d’un élément central de son approche interprétative.
Le deuxième volet porte sur le remploi des modes de composition typiques de la poésie archaïque, ainsi que sur leur adaptation aux caractéristiques de la pensée d’Empédocle. Le premier chapitre, « L’adaptation de l’hexamètre dactylique à l’expression philosophique », présente les conclusions que l’auteur a pu tirer d’une étude métrique des corpus d’Empédocle, de Parménide et de Panyassis. Cette étude à caractère principalement technique fait partie de la comparaison des hexamètres des deux philosophes poètes, non seulement avec la tradition hexamétrique antérieure (Homère, Hésiode), mais aussi contemporaine (Panyassis) et postérieure. Par la suite, trois schèmes de composition typiques hérités de la poésie archaïque et relativement bien attestés dans les fragments empédocléens font l’objet d’une analyse détaillée : la comparaison (fr. 23, 84 et 100 D.-K.), le catalogue (fr. 121, 122 et 123 D.-K.) et les formes associées à la répétition, à savoir la ritournelle et les constructions annulaires et en spirale (principalement les fr. 17, 20, 26, 35 D.-K. et l’ensemble a du Papyrus de Strasbourg).
La troisième partie de l’ouvrage met en perspective les résultats obtenus dans les deux parties précédentes du point de vue du projet philosophique et poétique d’Empédocle envisagé comme un ensemble (cette unité est intitulée : « Destinataires du poème, contexte de la performance et projet intellectuel »). Plus précisément, l’analyse de la relation entre le contexte de la performance et les destinataires intradiégétiques des poèmes (Pausanias et la communauté d’Agrigentins) aboutit à une réflexion sur la fonction du savoir philosophique dans la société grecque du ve siècle. Quant au dernier chapitre de l’ouvrage, « La Discorde, le poète et la création poétique », il étudie la signification du fait qu’aucun rôle ne semble être attribué à la Discorde dans la composition poétique, en proposant une nouvelle interprétation du fragment 115 D.-K. sur l’exil du démon et en se penchant sur un sujet plus général, la relation entre le poème physique et les Catharmes.
L’ouvrage est complété par quatre annexes très développées, une riche bibliographie et un ensemble d’index (liste des passages cités, mots grecs commentés, auteurs modernes, notions, et manuscrits discutés). Plus précisément, dans l’annexe 1 sont rassemblés le texte des fragments (suivant la numérotation de D.-K.), leur apparat critique et une traduction proposée par l’auteur, précédés du texte et de la traduction de leurs sources. L’annexe 2 rassemble les principales citations de Physika I chez Simplicius (texte et traduction) ; l’annexe 3 est consacrée aux répétitions dans le corpus empédocléen (liste et typologie) et l’annexe 4 au schéma métrique des catalogues. Le lecteur dispose ainsi d’un ensemble d’outils précieux auxquels il peut se reporter tout au long de sa lecture tout en s’en servant de base pour poursuivre ses propres analyses.
X. Gheerbrant emprunte plusieurs chemins et mobilise beaucoup de connaissances non seulement au domaine de la philosophie empédocléenne, mais aussi à la poésie archaïque et à l’histoire des interprétations, afin de consolider chaque fois un peu plus (ce qui peut parfois paraître un peu forcé ou exagéré) la même conclusion, pas surprenante, mais particulièrement bien soutenue dans cet ouvrage : dans le cas d’Empédocle, nous ne pouvons pas distinguer entre projet philosophique et projet poétique.
L’auteur prend soin, à plusieurs reprises, de se démarquer des études qui ont reconstruit une homologie entre forme et pensée en démontrant de son côté que « l’unité entre poésie et pensée se joue chez Empédocle à un niveau beaucoup plus fondamental que celui de l’analogie textuelle » (p. 721) ; même si ce niveau n’est pas toujours clair ni facile à saisir, cela donne assurément envie de repenser à de vieilles questions de manière neuve.
Pinelopi Skarsouli Centre Jean Pépin, UMR8230 CNRS/ENS
Publié en ligne le 17 décembre 2021.