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Le volume est issu d’un programme de recherche dirigé par Michaël Girardin et financé par l’Université du Littoral – Côte d’Opale. Il est publié dans la collection Bibliotheca Aperta – Studi di Storia antica, créée et dirigée par Cristina Soraci, qui avait accueilli précédemment deux volumes aussi consacrés à la fiscalité romaine. Celui-ci se compose de neuf contributions réunies autour d’une question centrale qui est posée par Michaël Girardin dans l’introduction : « Rome a-t-elle uniformisé sa fiscalité ? A-t-elle repris, inchangées, les impôts, les pratiques administratives, les réseaux antérieurs ? » (p. 7). Il s’agissait donc d’examiner l’idée traditionnelle selon laquelle Rome aurait repris les structures fiscales des entités politiques qu’elle avait conquises, une idée souvent exprimée mais encore jamais étudiée à fond. Il faut dire qu’une étude de ce genre nécessitait autant d’enquêtes que de régions intégrées à l’empire, depuis l’époque républicaine jusqu’à la fin du Haut-Empire, sous les Sévères. C’était une première difficulté, surmontée en partie par l’ouvrage dont les chapitres portent sur le monde étrusque, la Sicile, le monde punique, les cités grecques, la Gaule, le monde germanique, l’Égypte, le Levant et le Mésopotamie. Manquent à l’appel, comme le reconnaît Michaël Girardin, l’Asie, l’Arabie et les régions danubiennes. Une autre difficulté était la nécessité, pour percevoir la nature et le degré des changements introduits, ou pas, par Rome, de connaître les realia antérieurs, ce qui est en partie possible dans certains cas, beaucoup plus compliqué dans d’autres. Autant dire que le projet de l’ouvrage embrassait trois exigences pas toujours faciles à concilier, et entre lesquelles les auteurs des contributions ont peu ou prou réparti leur propos : reconnaître les systèmes fiscaux préromains, évaluer les changements introduits par Rome, examiner le système romain proprement dit.

Dans le monde étrusque, en l’absence de sources narratives, Silvia Fogliazza et Roberto Macellari s’efforcent de replacer les données archéologiques dans une perspective chronologique pour retracer l’évolution des différentes formes de prélèvement, depuis les dépôts de bronze villanoviens, le système du « dono-tributo » orientalisant et les premières formes de métal pesé et garanti par un signum. À partir du VIe siècle av. J.-C. se développe une fiscalité largement liée au contrôle des échanges dans laquelle les sanctuaires, en liaison avec les cités, jouent un rôle majeur.

Cristina Soraci étudie la fiscalité préromaine en Sicile, dont elle est une des meilleures spécialistes. Elle insiste sur la diversité des systèmes dans l’île, partagée entre les territoires occidentaux soumis à Carthage, avec des prélèvements destinés en priorité à l’entretien des troupes, quelques cités autonomes, et la région orientale dans l’orbite de Syracuse et de Hiéron, l’auteur de la fameuse lex Hieronica. Elle s’intéresse aux caractéristiques de cette loi et particulièrement au choix du taux d’un dixième dont elle montre l’origine et l’intérêt. Prolongeant son étude aux débuts de la fiscalité romaine, elle rappelle que la continuité des systèmes antérieurs, vantée par Cicéron, fut seulement partielle.

Toujours en Méditerranée occidentale, Andoni Llamazares Martín s’attache à la fiscalité dans le monde punique, à Carthage et dans ses territoires ultramarins. L’administration carthaginoise était suffisamment développée pour gérer un système fiscal complet, capable de s’adapter aux caractéristiques de chaque région : des espèces en Sicile, du grain et des minéraux en Sardaigne, les mines en Espagne. L’exploitation carthaginoise connut plusieurs phases : des traités commerciaux inégaux, une fiscalité de guerre fondée sur le butin et des indemnités puis la régularisation de systèmes hétérogènes administrés sur place, jusqu’à ce que la diminution progressive de sa puissance conduise à une restructuration des revenus, en surexploitant l’Espagne puis l’Afrique. La transition avec la fiscalité romaine est pratiquement impossible à retracer.

Le plan suit le fil chronologique de la conquête romaine et nous conduit ensuite dans les cités grecques qu’étudie Aurélie Carrara. Elle en évoque d’abord le vocabulaire et les catégories fiscales puis les modalités et les acteurs de la taxation. Elle expose ensuite les incertitudes qui pèsent sur notre connaissance de l’imposition des cités lors de l’arrivée des Romains, et retrace les bouleversements qui marquèrent le Ier siècle av. J.-C., puis la réorganisation du système engagé par Sylla, puis Pompée et César et achevé sous Auguste. Laurent Lamoine étudie la Gaule Chevelue avant Rome et trouve chez César les traces d’une fiscalité intégrant une imposition directe (que César qualifie de tribut) et des taxes sur les échanges, notamment fluviaux. Il accorde une grande importance aux rôle des druides dans la perception et la comptabilité de l’impôt en mettant en relief le personnage de Diviciac. Il suppose que l’organisation fiscale des peuples gaulois a été en partie remployée par les Romains. Sven Günther se heurte lui aussi à l’impossibilité d’aborder la fiscalité germanique avant Rome sans passer par César, dont l’entrevue avec Arioviste révèle la relation tributaire imposée par celui-ci aux Éduens et la concurrence que lui fait l’intervention romaine. Par la suite, l’entreprise de conquête de la Germanie par Auguste se traduit sur le plan fiscal par des accords avec les différents peuples, spécialement sur la rive droite du Rhin. Ici, la tentative de provincialisation forcée échoue avec le désastre de Varus, tandis que les districts de la rive gauche sont transformés en provinces sous Domitien.

Les trois derniers chapitres portent sur l’Orient. L’Égypte est certainement la province où la transition entre le régime antérieur, celui des Ptolémées, et l’arrivée de Rome en 30 av. J.-C. paraît la plus documentée, même si les sources papyrologiques sont bien moins importantes pour cette période que pour la précédente et la suivante. Nico Dogaer fait un tableau très clair et très à jour de la fiscalité dans cette province. Il pointe les évolutions administratives, la baisse de l’affermage, le recours croissant aux liturgies, et passe en revue tout l’éventail des recettes fiscales : la terre et ses produits, le bétail, les hommes (la capitation), l’artisanat et le commerce. Le bilan est contrasté, car la continuité comme le changement doivent se mesurer à l’aune de l’intégration d’une organisation fiscale complexe et sophistiquée à un système impérial lui-même en pleine transformation à l’époque de l’annexion. Michaël Girardin et Mitchka Shahryari abordent le Levant Sud à partir essentiellement de deux ensembles documentaires, le corpus des ostraca d’Idumée qui datent de la fin de l’Empire achéménide au début de la domination romaine, et les manuscrits de Murabba‘ât du IIe siècle ap. J.-C. Cette analyse comparative les conduit à supposer une relative permanence des structures fiscales, les Romains ayant imposé l’usage du grec et apporté quelques changements marginaux visant à un meilleur contrôle. Enfin, l’étude d’Edward Dąbrowa aborde le système fiscal romain en Mésopotamie, c’est-à-dire les régions conquises par Rome aux dépens de l’État parthe : les deux brèves provinces de Mésopotamie et Assyrie créées par Trajan et abandonnées par Hadrien ; les rives de l’Euphrate jusqu’à Dura Europos à la suite des campagnes de Lucius Verus, incorporées à la province de Syrie, puis les deux provinces de Mésopotamie et Osroène créées par Septime Sévère. Seules ces dernières sont suffisamment documentées pour montrer que les Romains s’efforcèrent d’introduire une organisation éprouvée tout en l’adaptant aux traditions locales.

S’il est méritoire d’avoir rassemblé ces contributions qui livrent une vision assez large des transformations fiscales générées par la conquête romaine, on regrette l’absence d’une conclusion générale dans laquelle on aurait pu s’efforcer d’esquisser les caractères originaux de cet aspect essentiel de l’impérialisme romain.

 

Jérôme France, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié en ligne le 8 juillet 2024