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Ce livre vient avec bonheur renouveler les réflexions menées il y a plus d’un siècle sur l’hagiographie africaine par P. Monceaux dans son Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne (Paris, 1901-1920). Il propose une réflexion globale sur un corpus de trente actes ou passions de martyrs où les œuvres les plus fameuses côtoient des textes ayant récemment fait l’objet d’éditions nouvelles. Deux d’entre celles-ci ont d’ailleurs été réalisées par les soins de l’auteur (Passio sancti Marmarii et Passio sanctae Marcianae), et la seconde a même permis la découverte d’une intéressante recension longue de l’œuvre. Dans la ligne des recherches récentes qui ont mis en lumière à la fois l’intérêt et la complexité du « discours » (plutôt que du trop réducteur « genre ») hagiographique (cf. l’utile état de l’art dressé dans l’introduction, p. 14-29), tous ces écrits sont envisagés selon une triple perspective : historique, socio-culturelle et littéraire.

L’ouvrage est divisé en trois parties, assorties d’index fournis et d’une bibliographie à jour. La première partie (« Hagiographie africaine et histoire provinciale », p. 37-244), particulièrement développée, occupe plus de la moitié de l’ouvrage.  Sabine Fialon (désormais SF) se propose d’y examiner la christianisation des provinces africaines du IIe au VIe siècles au miroir du phénomène du martyr. Les problèmes abordés au fil des textes sont multiples. Le premier chapitre, consacré aux témoins les plus anciens du corpus, les Acta Scillitanorum et la Passio Perpetuae et Felicitatis, explore les modalités du procès et de l’exécution des martyrs, ainsi que les caractéristiques de deux types d’écrits paradigmatiques pour la production ultérieure. Le deuxième chapitre poursuit avec deux Passions et surtout les célèbres Acta Cypriani, qui apparaissent étonnamment pauvres en informations sur la persécution de Valérien et Gallien. Le troisième chapitre, à travers un dossier de cinq textes contemporains des années 293-303/304, relance le problème difficile des martyrs militaires, décrits comme des reconstructions a posteriori reflétant l’hostilité de chrétiens africains au métier des armes. Le quatrième chapitre traite d’un dossier de huit textes hagiographiques contemporains de la Grande Persécution : SF y souligne que les moins connus d’entre eux (et en particulier la Passio Marmarii, rééditée par ses soins) apportent certainement la preuve que seuls les deuxième et quatrième édits furent appliqués en Afrique (p. 113-121). Ils lui permettent en outre de mener une intéressante enquête socio-géographique entre villes et campagnes à la recherche des florissantes communautés chrétiennes de Proconsulaire et de Numidie (p. 122-132 ; 136-138). Le cinquième chapitre est consacré au cas particulier des textes marqués par les controverses religieuses contemporaines (donatisme ou encore, avec la Passio septem monachorum, anti-arianisme à l’époque de l’occupation vandale). Le sixième chapitre se concentre enfin sur trois passions maurétaniennes à la fois largement fictives, et en même temps riches en realia exploitables par les historiens et les archéologues, qu’il s’agisse des éléments de procédure subsistant dans la Passion de saint Victor, du souvenir de l’échec de l’usurpateur Firmus devant Tipasa dans celle de Salsa, ou de la description architecturale de la ville de Césarée de Maurétanie dans celle de Marciana.

L’ensemble ne constitue néanmoins pas simplement une bonne synthèse de l’apport historique du corpus examiné. Mentionnons d’abord les stimulants développements sur les réappropriations médiévales de martyrs africains hors d’Afrique (p. 167-170, à propos des cultes de Felix, Peregrinus, Syriacus et Paula, ou encore p. 234-238, à propos de Marciana). SF cherche toujours à faire avancer les débats : elle propose par exemple d’identifier l’auteur de la Passio Isaac et Maximiani avec Macrobe, l’évêque donatiste d’Hippone. La plupart de ses hypothèses de datation doivent à notre sens être acceptées, telle celle de la Passio sancti Donati placée par elle dans la deuxième moitié du IVe siècle, ou encore celles de la recension longue de la Passio sanctae Marcianae et des Passions de Salsa, d’Isaac et Maximianus, et de Fabius, toutes situées au Ve siècle. SF consacre encore d’excellentes pages au problème des Passions « donatisées » : elle y démontre notamment que la « donatisation » de la version Reitzenstein des Acta Cypriani ou de la Passio sanctarum Maximae, Donatillae et Secundae n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît. Quant à la passio sanctae Crispinae, elle n’a jamais, selon elle, subi de retouches donatistes.

La plus belle réussite de l’ouvrage réside en fait certainement dans l’acribie philologique et la finesse littéraire avec lesquelles SF montre que les textes de son corpus sont le lieu d’une stylisation et/ou d’une réécriture à des fins politico-religieuses ou cultuelles, ou encore littéraires. La deuxième partie, intitulée « Du martyr au saint : le héros dans l’hagiographie africaine » (p. 245-354), poursuit dans cette direction en analysant la transformation progressive dans les textes du martyr de « témoin » en « saint ». Le premier chapitre, après avoir proposé une analyse lexicologique des occurrences de sanctus dans le corpus, se concentre sur les personnages de Fabius et Salsa, devenus patrons de cités. Le deuxième chapitre met en lumière les passages vétéro et néo-testamentaires qui ont contribué au façonnement de l’image des martyrs, et passe en revue les signes de leur puissance et de leur élection divine (miracles, songes, visions etc.). Le troisième examine enfin les processus d’héroïsation qui assimilent les martyrs aux héros philosophiques ou épiques de la tradition gréco-latine. Ainsi s’esquisse une figure de héros immobilis, victime imperturbable et triomphante du mal.

La troisième partie (p. 355-448) prolonge la réflexion par une étude de la personnalité littéraire des hagiographes. Le premier chapitre, consacré aux citations bibliques, traque l’utilisation de l’Afra dans les textes, mais, comme on pouvait s’y attendre, ne trouve que des occurrences probables sans être assurées. SF s’intéresse ensuite à la culture biblique des hagiographes et note sans surprise une proportion beaucoup plus grande de citations du Nouveau Testament et des épîtres (notamment pauliniennes) que de l’Ancien. Le deuxième chapitre analyse, texte par texte, les cultures patristique et classique des hagiographes. Dans le domaine de la patristique, SF note l’omniprésence de Cyprien et, de manière a priori plus surprenante, la bonne représentation d’Ambroise, alors que Jérôme se fait remarquablement discret, sans doute, d’après elle, parce que les Africains privilégiaient un modèle d’ascétisme modéré. Elle s’attache également aux réminiscences classiques, en soulignant que la culture des écrivains allait bien au-delà des auteurs du quadrige scolaire. On lit ainsi de belles pages sur le réseau de réminiscences littéraires sur lesquelles s’appuient des passages des Passions de Marciana et de Salsa. On constate alors que les hagiographes n’hésitaient à faire appel aux grands auteurs païens pour articuler leur discours anti-païen, selon un procédé répandu chez les écrivains chrétiens contemporains. SF émet alors l’hypothèse que certains textes de son corpus n’étaient pas seulement destinés à être lus aux fidèles à l’église, mais visaient aussi un lectorat privé. On aurait aimé que cette idée soit un peu plus développée. À quels cercles chrétiens pouvaient appartenir les hagiographes ? Quel était le niveau de langue de leurs textes ? Qui composait ce lectorat privé et quelles étaient ses attentes ? De telles interrogations, bien loin d’amoindrir la valeur du livre, illustrent l’intérêt des multiples problématiques abordées. C’est un volume appelé à faire date, et nous ne pouvons que le recommander aux spécialistes de l’Afrique et du christianisme antiques.

 

Agnès Molinier Arbo, Université de Strasbourg

Publié en ligne le 15 juillet 2021