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Comme chacun sait, ce qu’on appelle Le Songe de Scipion est constitué par les chapitres 9 à 29 du livre VI du De republica de Cicéron. Le personnage mis en scène, Scipion Émilien, y raconte un songe qu’à la veille de la troisième guerre punique il aurait eu après avoir longuement parlé de son grand-père adoptif Scipion l’Africain avec le roi Massinissa. Il rêve qu’il est transporté dans la Voie lactée, le séjour de ceux qui ont mené une vie pure et qui ont bien mérité de la patrie, qu’il y rencontre son grand-père et son père génétique Paul Émile. Depuis la Voie lactée, Scipion Émilien admire le fonctionnement du cosmos ; il se rend compte que les astres en mouvement produisent une musique qu’on appelle l’harmonie des sphères. Le passage se termine par des réflexions sur l’âme et son immortalité. Ces paragraphes ont fortement impressionné les penseurs et ont suscité nombre de réflexions depuis lors. Le plus célèbre commentaire est celui de Macrobe. Mais d’autres auteurs aussi ont réfléchi à ce sujet. On a gardé la Disputatio d’un certain Favonius Eulogius (=F.), une œuvre beaucoup plus brève (28§ portant sur deux points du Somnium Scipionis) et beaucoup moins connue. Béatrice Bakhouche, spécialiste de la transmission des idées, des savoirs et des croyances de la fin de la République romaine au Moyen Âge et à la Renaissance (on lui doit, entre autres, des travaux sur Macrobe, Martianus Capella, Calcidius etc.) a eu l’excellente idée de choisir cette Disputatio comme thème d’un séminaire doctoral pluriannuel à l’Université Paul Valéry – Montpellier 3. C’est de ce séminaire qu’est issue cette édition traduite et commentée. C’est par conséquent un travail d’équipe, même si certaines tâches ont été dévolues à des personnes précises, d’où la mention de Camille Gerzaguet, maîtresse de conférences à l’Université Paul Valéry-Montpellier 3 chargée de l’établissement du texte, de Mylène Pradel-Baquerre et de Nicolas Drelon, sans oublier Jean-Baptiste Guillaumin, éminent spécialiste de l’encyclopédisme tardo-antique, qui a relu le texte et qui a été sollicité pour maints renseignements comme l’indique la p. CXVII où il est remercié de son aide «  précieuse en particulier pour les paragraphes sur la musique ». Nous les désignerons désormais par l’É.

L’introduction proprement dite de 98 pages apporte au lecteur toutes les informations nécessaires pour appréhender l’œuvre de F., ce qui n’est pas chose aisée, car d’une part l’écrivain aborde deux questions ardues concernant respectivement l’arithmologie et la musique ; d’autre part, il a voulu rédiger une sorte de digest, synthétisant en les résumant diverses sources elles-mêmes absconses. Comme il est naturel, le premier chapitre de cette introduction présente l’auteur sur lequel les données sont extrêmement rares. Avec une érudition qu’on retrouve à toutes les pages de ce « Budé », l’É. rapporte tout ce qui a été proposé à ce sujet et termine par ce qu’il faut retenir selon elle, faisant preuve d’une capacité d’analyse très fine. Ainsi, elle pense que F. « était un ancien élève d’Augustin » et que « sans avoir embrassé la religion de son maître, il est devenu à son tour rhéteur dans la ville de Carthage, et aurait écrit, entre 380 et le début des années 420, un court texte pour expliquer deux passages épineux du Songe de Scipion de Cicéron » (p. XII-XIII). De même que la maîtrise parfaite des connaissances sur le sujet, l’acuité du jugement basée sur une argumentation rigoureuse assortie d’une grande prudence est une constante de ce livre. Le chap. 2 indique tout ce qu’on sait du dédicataire Superius, qualifié de uir clarissimus atque sublimis (§1), qui n’est connu que par cet exposé. Superius serait « un obscur gouverneur de province » qui aurait demandé à F. des éclaircissements sur des passages peu clairs du Somnium Scipionis, car pris par ses activités de juge il n’avait pas le loisir de chercher lui-même ces informations. Le chap. 3 présente la Disputatio. Il commence par résumer le Songe de Scipion, puis commente le titre de F. en justifiant sa traduction par « exposé », examine les pages d’ouverture et de clôture. L’É. analyse ensuite le rapport du texte de F. au texte de Cicéron en comparant les choix du rhéteur avec ceux du Commentaire de Macrobe. Le contenu de la Disputatio retient ensuite l’attention avec son plan en deux parties, la première (§§2-19) sur l’arithmologie à propos de l’annonce faite à Scipion Émilien par son grand-père qu’il mourra à 56 (= 7×8) ans (Cic., Rep. 6, 12), la seconde (§§21-27) sur la musique des sphères à propos de Cic., Rep. 6, 18-19, le tout encadré par une introduction et une conclusion générales. Pour donner au lecteur toutes les clés lui permettant de comprendre la Disputatio, le chap. 4 se penche sur « le contexte philosophique autour du Songe de Scipion ». D’entrée de jeu, F. rattache le Somnium Scipionis à la tradition pythagoricienne, ce qui amène l’É. à analyser « Le Timée et la tradition pythagoricienne », puis à expliquer « l’importance du nombre dans la formation de l’âme du monde ». Le développement suivant scrute les rapports entre le pythagorisme et les arts libéraux. Après le contexte du traité cicéronien, c’est celui de l’exposé de F. qui est brossé au chap. 5, dont le sous-titre « De la philosophie du nombre à une théologie » suggère la teneur ; il commence par un état de la question et se poursuit par une étude des arts libéraux dans la Disputatio avec un focus sur « l’arithmologie et l’exemple du nombre 7 », puis un autre sur la musique. Le développement suivant concerne la philosophie. Y sont d’abord dégagés le caractère intelligible du nombre et ses différentes interprétations, avant un passage sur l’anima fontana, et des considérations sur le Styx et les Oracles chaldaïques. Ayant ainsi mis en lumière toutes les doctrines qui ont pu influencer la Disputatio et toutes les sources où F. a pu puiser, l’É. recherche au début du chap. 6 les diverses façons dont il les a connues et utilisées avant de se pencher sur l’étude de sa langue et de son style, qui est un style de rhéteur. Ce chapitre se clôt sur la question des clausules. Le chap. 7 décrit minutieusement et commente l’unique manuscrit qui a conservé cet Exposé ; il est suivi de l’étude des éditions (chap. 8), de l’énoncé des principes de la présente édition (chap. 9) et de la liste des 28 « modifications apportées par cette édition par rapport aux éditions précédentes » (chap. 10). Les pages XCIX – CXVI contiennent une riche bibliographie classée.

Viennent ensuite le texte latin et son apparat critique avec sa traduction en vis-à-vis, traduction dans laquelle par l’ajout de titres et de sous-titres l’É. a fait opportunément apparaître le plan de la Dissertatio pour un plus grand confort du lecteur. Cette traduction, tout en étant fidèle, reste toujours facile à lire et claire malgré le caractère technique de ces lignes.

Les notes concernant le texte, en fin de volume, occupent une quarantaine de pages (alors que le texte n’en remplit que 28). Dans la plupart des cas, d’ailleurs, ce ne sont pas de simples notes, mais de véritables commentaires sur des sujets variés (linguistiques, littéraires, historiques, philosophiques, scientifiques selon le cas) apportant non seulement des  explications et des justifications de leçons ou de traductions, mais encore des status quaestionis, des textes de nombreux autres écrivains pour comparaison (toutes les citations étant fournies dans leur version originale accompagnée d’une traduction en français) à l’affût de la moindre réminiscence. Une fois de plus éclate l’érudition des membres de l’É. Une fois de plus aussi on admire la clarté de leurs exposés, à laquelle contribuent des tableaux et les quatre figures en annexe. Un index nominum rerumque notabilium composé d’une partie latine et d’une partie grecque achève de rendre ce fascicule très pratique à consulter au besoin à propos d’autres que F.

Quelques petites fautes typographiques sont à corriger mais elles ne ternissent pas l’excellence de ce « Budé » dont partant on verra dans les auteurs les dignes successeurs de F. vu leur « audacieuse témérité pour avoir développé ces questions oubliées depuis longtemps dans les écoles, et ce dans un travail effectué de nuit, sans précipitation mais avec réflexion » comme il l’écrit à propos de lui-même dans son dernier paragraphe (§28).

 

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne-UMR 5607 Institut Ausonius

Publié en ligne le 8 juillet 2024.