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Il y a une bonne quarantaine d’années, à l’instigation de Paul-Marie Duval, la communauté française d’histoire romaine a décidé la refonte – par cités – des CIL XII (Narbonnaise) et XIII (Trois Gaules et partie française de la Germanie supérieure), jadis publiés par Otto Hirschfeld et ses collaborateurs (pour le tome XIII), mais cette entreprise fort louable, malgré la grande qualité des deux corpus de l’Académie de Berlin, a progressé très lentement, même dans les deux provinces les plus dynamiques : l’Aquitaine (9 cités publiées) et la Narbonnaise (8 cités). Ce rythme de « sénateur » s’explique facilement : d’une part les épigraphistes sont (trop) peu nombreux. Discipline exigeante et rigoureuse, l’épigraphie attire assez peu les étudiants qui sont d’ailleurs trop rarement latinistes ; d’autre part, la plupart des épigraphistes confirmés se refusent à réaliser des corpus, une tâche certes difficile, mais hautement formatrice et enrichissante tant humainement (lors des indispensables prospections sur le terrain) que scientifiquement (par les multiples contacts avec des collègues d’autres disciplines : archéologues, géologues, linguistes…). Dès lors, reste seulement disponible pour la refonte des CIL une grosse poignée d’épigraphistes, trop souvent des vétérans, très assidus. Georges Fabre en fait partie. En collaboration, notamment avec Jean‑Pierre Bost, il a déjà publié trois corpus de « cités » aquitaines : Lectoure, les Pétrucores, les Landes et les Pyrénées atlantiques.

Fort de 117 numéros, son corpus des Auscii est donc le bienvenu. Après les principes de publication, les auteurs présentent une notice très complète sur Auch et son modeste territoire (p. 13-80). Ils étudient successivement : les Ausques. Du peuple (mentionné par César et d’autres sources littéraires) à la cité (créée par Auguste qui lui accorda le droit latin) – les limites de la cité des Ausques, avec carte. Indispensable pour attribuer les inscriptions d’un territoire à la « bonne » cité, cette étude est, comme la plupart du temps, décevante. Faute du minimum de documentation adéquate, G. Fabre et J. Lapart ont dû se résoudre à adopter les limites de la Carte du diocèse de l’archevêché d’Auch, établie par Bourgeois de La Rosière en 1783 ! – la structuration du territoire. Routes et voies fluviales – les sites d’habitat groupé – Auch, capitale (plan), avec une localisation des lieux de découverte des inscriptions à Auch et dans son suburbium (carte). Des découvertes archéologiques récentes ont bouleversé nos connaissances sur la ville antique. – les autres agglomérations du territoire ausque (Belsino, Vanesia, Jégun) – le corpus épigraphique : les types (assez peu variés) de monuments (plaques, autels, éléments d’auges cinéraires pyrénéennes), l’atelier épigraphique auscitain (lettres capitales carrées, ligatures, hederae…), les apports des textes : onomastique et statuts juridiques – notables et propriétaires (notamment les Antistii, une famille probablement venue d’Italie ou de Narbonnaise, rôle des femmes) – la leçon des épitaphes (caractère familial de nombre d’épitaphes…) – le dossier religieux (très mince) – la culture des élites ausques (goût de la poésie : n°57) – la langue des inscriptions (peu spécifique) – la constitution du corpus épigraphique de la cité des Ausques : savants érudits et amateurs d’Antiquités (depuis 1690 !).

Vient ensuite le corpus, proprement dit, des inscriptions. Il est précédé de trois précisions : documents exclus ou intégrés dans notre corpus – précisions concernant la chronologie adoptée – critères de citations des ouvrages et articles. L’ordre du catalogue (divisé en trois parties) est canonique : Auch et son suburbium [n°1-82c] (documents religieux, militaires, documents concernant la vie municipale, indication de métier, épitaphes païennes, épitaphe chrétienne, épitaphe d’une chienne, fragments) – territoire de la cité, où les inscriptions sont classées selon l’ordre alphabétique des sites (n°83‑112) – inscriptions découvertes dans la cité des Ausques, mais dont l’origine exacte est inconnue ou discutée (n°113-117). Inclus dans la collection des Inscriptions Latines d’Aquitaine (ILA), le corpus auscitain est donc rédigé selon les normes PETRAE. Quand les inscriptions sont conservées, les photos, ordinairement d’excellente qualité, permettent de vérifier, la lecture des auteurs, voire de la remettre en cause, ce qui ne fut jamais nécessaire.

Dans la ville d’Auch, le dossier épigraphique religieux est très peu fourni : quatre dédicaces votives aux Nymphes augustes par Eutyches, un esclave impérial (ce qui laisse supposer l’existence de domaines impériaux), à la déesse Tutelle, aux Vents et à une divinité, dont le nom a disparu dans la lacune de la pierre, par deux pérégrines et un très probable pérégrin. Dans cette province inermis, les inscriptions « militaires » se résument à l’épitaphe de Domitia Charitine, épouse d’un centurion de la XXXe légion, et à l’épitaphe familiale d’un vétéran quasi anonyme de la sixième légion.

Avec neuf occurrences, les textes concernant la vie municipale sont un peu plus nombreux, mais ils sont souvent très fragmentaires et peu explicites : deux mentions de II uiri anonymes, mentions d’un II uir ou d’un sévir anonyme, de C. Antistius Severus, un flamine, commémoration de l’évergésie (don de sièges) de C. Antistius Threptus, un sévir, citoyen romain affranchi, épitaphe de C. Afranius Graphicus (n°12), un affranchi, curateur des citoyens romains et joueur de latruncules (seule mention épigraphique en Gaule), commémorations lacunaires d’une évergésie indéterminée, de travaux d’agrandissement d’un bâtiment ou d’un équipement public, épitaphe fragmentaire mentionnant les funérailles publiques d’un quasi anonyme.

Un seul métier est attesté par l’épitaphe mutilée de Lezbia, une lanipendia, esclave au service d’Antistia Rufina qui appartenait à une des grandes familles d’Auch. Le rôle exact de cette femme dans l’entreprise (?) reste indéterminé. Nous disposons peut-être aussi de l’épitaphe de sa maîtresse, une grande dame (n°19). Comme il se doit, les « simples » épitaphes sont ensuite classées par ordre alphabétique. On retrouve d’abord l’épitaphe (n°18) de deux enfants de C. Afranius Clarus, le patron du joueur de latruncules, par Tertulla, leur mère. Beaucoup d’épitaphes concernent des pérégrins, des pérégrines et des membres de leur famille, mais on connaît aussi des épitaphes de citoyen(ne)s romain(e)s (n°29, 33, 34…) et même d’un esclave (n°26). Outre l’unique épitaphe chrétienne, celle d’Ursicinus (n°56), il vaut la peine de signaler, car c’est un document très rare, l’épitaphe métrique (n°57) de la petite chienne Mya (« Mouchette »). Comme elle partageait la couche de sa maîtresse, il va de soi qu’elle était un animal de compagnie et non une chienne de chasse. Les deux auteurs ont ensuite publié vingt-sept fragments (n°58-82c) retrouvés à Auch qui sont difficiles à classifier et quasiment impossibles à commenter.

Plus réduit, l’apport du territoire auscitain n’est cependant pas négligeable. Ce sont essentiellement des épitaphes, mais le hasard des découvertes a aussi livré deux dédicaces votives à Castelnau-Barbarens : aux deae Axoniae (divinités d’une source locale) par Urbicus, un pérégrin, pro filia (n°88), à Minerve par M. Attius Sabinianus, une dédicace fragmentaire aux Nymphes augustes à Castéra‑Verduzan (n°95), une dédicace votive à Hercule Toliandossus invincible par Primigenius, un pérégrin, à Saint-Élix (n°106), une inscription lacunaire à caractère religieux : la réponse de la divinité (on aurait aimé en savoir plus…) à une demande de Constantius, le cultor, une formule rarissime dans l’épigraphie du monde romain, à Saramon (n°108), une dédicace votive à un dieu local, Ilurgor, plutôt que Lurgor, par Severus, un pérégrin (n°110), et un autel dédié à Jupiter Optimus Maximus (n°111), à Sariac-Magnoac. Mentionnons aussi deux bornes routières, sans doute leugaires, rédigées au datif : une, lacunaire, de Constantin César à Castelnau-Magnoac (n°94), et une, sans indication de distance, de Constance Chlore Auguste à Crastes (n°96). Faut-il penser, avec les deux auteurs, qu’elles avaient (avant tout) une vocation honorifique ?

Dans les inscriptions, dont la provenance exacte est inconnue ou incertaine, on relève une inscription religieuse fragmentaire (n°113), une dédicace votive au deo Apollini par Marcianus, un pérégrin (n°114) et trois épitaphes (n°115‑117).

L’analyse des inscriptions de ce corpus, certes modeste et peut-être peu représentatif, a néanmoins permis de constater la complexité de l’anthroponymie auscitaine, où sont attestés des noms aquitains, gaulois, grecs et latins. Parmi ces derniers, il est, comme toujours, très compliqué de distinguer les noms latins « italiens » des noms latins « régionaux », de couverture pour reprendre la formulation des auteurs, ou de traduction. Cité de droit latin, Auch nous fait surtout connaître des pérégrin(e)s. Même en l’absence de filiation, courante partout, il est vrai, chez les porteurs de noms uniques sur ces inscriptions lapidaires, les auteurs n’ont pas créé une catégorie d’incerti ; on pourrait en discuter…, même pour ces textes non officiels. Dans l’épigraphie municipale d’Auch, comme dans la « vraie » vie, les citoyen(ne)s romain(e)s sont largement minoritaires. Une telle situation différencie nettement Auch des cités de la Narbonnaise, pourtant toute proche (Toulouse), où, par exemple à Vaison-la-Romaine, les citoyen(ne)s romain(e)s sont les plus nombreux dans l’épigraphie, ce qui n’était évidemment pas le cas à l’époque gallo-romaine. Comme partout, les esclaves sont très peu présents. L’analyse de la dénomination des conjoints permet aussi de constater que les mariages mixtes [entre des pérégrin(e)s et des citoyen(ne)s
romain(e)s] sont apparemment plutôt rares, alors qu’en Narbonnaise ils sont assez courants.

Une fois de plus, nous constatons donc que les modalités de la « romanisation » ont beaucoup varié d’une province à l’autre, voire d’une cité à l’autre en fonction des statuts, et qu’il est totalement vain et même « a-scientifique » de vouloir comparer l’incomparable, comme certains voudraient le faire. Les synthèses doivent d’abord être faites par cités, puis par provinces, avant de tenter d’improbables comparaisons plus généralistes, car il n’est d’épigraphie que locale.

Comme toujours dans les corpus épigraphiques des ILA, l’ouvrage comporte une copieuse bibliographie, deux indices : generalia, uerba propria, des tables de concordance, les crédits photographiques.

Bien documentés, prudents dans leurs conclusions, les deux auteurs offrent aux historiens de la Gaule (et aux autres) un bel ouvrage qui enrichit les ILA, dont d’autres corpus devraient bientôt voir le jour, notamment les Gabales de l’actuelle Lozère.

Bernard Rémy, Université Grenoble Alpes