Dans sa thèse, publiée en 2017 sous le titre Rome devant la défaite (753-264 avant J.‑C.), M. Engerbeaud a étudié la mise en récit des revers militaires romains avant la première Guerre Punique. Cette étude reposait sur une analyse croisée des traditions historiques divergentes présentes principalement chez Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile, Tite-Live et Plutarque. Pour faire le tri entre victoires et défaites, Mathieu Engerbeaud avait dû procéder à un dépouillement systématique de leurs œuvres, mais aussi de tous les récits conservés évoquant les premiers siècles de l’histoire de Rome. Il a eu l’excellente idée d’en tirer un deuxième ouvrage consacré aux premières guerres de Rome, en abordant cette fois aussi bien les succès que les revers. C’est la documentation qui a déterminé les césures chronologiques. Le récit complet de Tite-Live s’interrompt temporairement en 292 pour ne reprendre qu’en 218, tandis que celui de Diodore de Sicile s’interrompt définitivement en 304. L’historien ne dispose alors plus que de récits très fragmentaires ou d’abrégés pour aborder les décennies suivantes. C’est un changement dans la nature de la documentation, plus qu’un tournant majeur dans la politique extérieure et militaire de Rome. En effet, la conquête de l’Italie se poursuit pendant la guerre contre Pyrrhos, que nous pouvons appréhender grâce à la biographie de ce dernier composée par Plutarque. Cette rupture dans les sources explique que l’auteur ait fixé le terme chronologique de son ouvrage à l’année 290, alors que l’étude consacrée à Rome devant la défaite se prolongeait jusqu’à la veille de la Première Guerre Punique.
Il relève ainsi un véritable défi, car l’impossibilité d’écrire une telle histoire a longtemps été considérée comme un fait acquis, dans la mesure où la documentation que nous avons conservée est lacunaire et très postérieure aux événements relatés. Pendant longtemps les recherches sur la guerre dans la Rome archaïque ont d’ailleurs plutôt porté sur l’armement, en privilégiant les sources archéologiques et iconographiques. Or, Mathieu Engerbeaud rappelle à bon escient les limites de ces témoignages. Les vestiges matériels provenant de tombes ou de dépôts votifs ne permettent en effet ni de reconstituer le déroulement des faits ni de distinguer avec certitude les Romains de leurs adversaires. Si elles peuvent parfois exposer le point de vue des adversaires de Rome, à l’image de la Tombe François, les représentations figurées livrent des témoignages tout aussi biaisés que la documentation romaine. Les ennemis des Romains n’avaient‑ils pas autant de raisons qu’eux de falsifier leur propre histoire ? Quant aux Fastes triomphaux, l’auteur en fait une lecture critique en raison des réécritures dont ils ont fait l’objet sur différents supports au fil du temps. Finalement, il adopte un peu, vis-à-vis de sa documentation, la même posture que Tite-Live, qui soulignait déjà en son temps les contradictions et les lacunes de ses sources.
La comparaison s’arrête là, car Mathieu Engerbeaud s’appuie sur une méthode qui lui est propre, ce qu’il appelle une analyse diachronique des récits de guerre. Il a ainsi recensé dans un tableau d’une soixantaine de pages présenté en annexe 747 événements impliquant l’armée romaine ou une armée alliée entre 753 et 290 av. J.-C., où figurent les sources, leurs dates, le nom des ennemis et leur issue militaire. Il reconnaît certes les limites d’un traitement statistique des données rassemblées dans son tableau, puisqu’une partie de la documentation est de nature fragmentaire et que même les œuvres intégralement conservées ne prétendaient pas à l’exhaustivité. Il est en revanche pertinent d’observer l’alternance des victoires et des défaites dans un même récit et de comparer la mise en récit de ces événements entre différents auteurs. Mathieu Engerbeaud n’a pas pour objectif d’élaborer un récit unique, qui serait forcément artificiel, car il mélangerait des traditions historiques divergentes, voire contradictoires. Il entend plutôt mettre en évidence les principales logiques de réécriture à l’œuvre dans les récits de guerre romains. Il souligne en effet combien le récit des mêmes événements a pu évoluer entre l’époque médio‑républicaine et l’Antiquité tardive.
L’auteur adopte un plan chronologique qui distingue six chapitres correspondant chacun à une période : l’époque royale, la naissance de la République (509-496), du Ve siècle jusqu’à la bataille de l’Allia, la prise de Rome par les Gaulois, les guerres dans le Latium, les guerres en Italie centrale. Ce plan peut sembler répétitif quand on lit l’ouvrage d’une traite, dans la mesure où l’on retrouve souvent des logiques de réécriture similaires, mais la démarche n’est pas la même que dans le livre précédent. Il ne s’agit pas ici de démontrer une thèse, mais d’offrir un outil de travail sur les conflits de la Rome archaïque. On peut ainsi consulter un chapitre indépendamment des autres selon que l’on s’intéresse à telle ou telle période.
En présentant les peuples du Latium et du Sud de l’Étrurie déjà vaincus par des rois de Rome invincibles, tous les auteurs anciens assimilent les conflits ultérieurs qui les ont opposés aux Romains à des révoltes. Plusieurs logiques de réécriture président ensuite aux récits des guerres romaines des Ve et IVe siècles. Les historiens romains se sont souvent inspirés d’épisodes marquants de l’histoire grecque en établissant même parfois des synchronismes. Cette tendance ne concerne d’ailleurs pas que les événements militaires et elle a déjà été mise en évidence, par exemple dans l’ouvrage collectif dirigé par B. Minéo et Th. Piel[1]. Sur le plan militaire, ces synchronismes présentaient l’avantage de compenser le manque d’envergure des adversaires des Romains en Italie. Mais ce sont aussi des événements plus récents qui peuvent être transposés dans ce lointain passé. L’amplification des victoires va de pair avec l’atténuation des défaites. Les événements passés sont ainsi réécrits par les historiens romains à la fois pour offrir des modèles de comportement à leurs lecteurs et pour affirmer la vocation hégémonique de Rome.
Deux épisodes, auxquels Mathieu Engerbeaud consacre un chapitre chacun, sont, à cet égard, particulièrement significatifs. La guerre contre Porsenna représente un exemple d’une défaite romaine, ayant vraisemblablement causé la chute de Tarquin le Superbe, travestie en victoire. La prise de Rome par les Gaulois, déjà attestée dans les Histoires de Polybe, a suscité l’insertion par Tite-Live d’un épisode fictif : l’intervention providentielle de Camille, précurseur de la figure d’Auguste, pour nier toute idée d’une reddition de l’Vrbs. Les premiers annalistes avaient en effet puisé dans des traditions gentilices divergentes d’une famille à une autre pour rédiger des récits qui semblent avoir été très concis. Mais les historiens postérieurs, en particulier Tite-Live, ont ensuite brodé à partir de ces résumés pour proposer à leurs lecteurs des récits beaucoup plus denses et donc largement fictifs, mais susceptibles de leur plaire tout en les édifiant.
Les auteurs anciens ont en revanche largement négligé les aspects géographiques et stratégiques, faute de précision dans leur documentation et en raison de leur propre manque d’intérêt. Au contraire, Mathieu Engerbeaud a tenu à restituer les enjeux stratégiques de ces conflits en proposant en annexe des cartes et un recensement des toponymes mentionnés dans les sources, accompagnés de photos. Il met ainsi en évidence l’importance, dans les Monts Albains, du défilé de l’Algide emprunté par la voie terrestre entre Rome et la Campanie, devenue plus tard la Via Latina.
Mathieu Engerbeaud reconnaît que bien des caractéristiques des récits des guerres romaines archaïques demeurent encore valables jusqu’à la fin de la Première Guerre punique. S’il a choisi de se concentrer sur les processus de réécriture, il mentionne parfois incidemment d’autres pistes qui mériteraient d’être explorées. À la note 29 de la page 17, il relève ainsi que les récits romains ne proposent pas de réflexion sur la guerre et la violence, à la différence de ceux d’Hérodote et de Thucydide. Il faut attendre les auteurs chrétiens comme Orose pour y trouver les premières critiques. Le deuxième ouvrage de Mathieu Engerbeaud a donc poursuivi sa réflexion sur un sujet qui est encore loin d’être épuisé.
Pierre Cosme, Université de Rouen EA3831 GRHis
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 317-319
[1]. Les Premiers Temps de Rome : VIe-IIIe siècle av. J.-C. La fabrique d’une histoire, Rennes 2016.