Voilà un bel ouvrage publié par les éditions Jérôme Millon. Ce projet avait pris forme dès 2015, quand Jean-Louis Durand avait décidé de rassembler toutes ses publications dans l’orbite de sa thèse parue en 1986, et intitulée Sacrifice et labour en Grèce ancienne. Essai d’anthropologie religieuse. Ce projet devait s’enrichir d’une série d’entretiens nourris et de l’adjonction de nouveaux articles et textes de conférences, pour mettre en relief la cohérence d’une carrière alors sur le point de s’achever. Au décès inopiné de Jean-Louis Durand, en 2016, Cléo Carastro et Dominique Jaillard ont mené à bien cette véritable mise en perspective dont leur ami avait fixé le plan et les objectifs. Plutôt que de se rabattre sur de simples Kleine Schriften, et en dépit souvent de l’impossibilité d’ajouter ce qui aurait dû ressortir des entretiens (pour l’essentiel non réalisés), les éditeurs sont parvenus, selon le plan d’origine, à replacer chaque étude dans le contexte de son élaboration et dans les rouages d’une pensée en constante évolution, de sorte que la carrière scientifique de Jean-Louis Durand en ressort dans toute sa complexité, approfondie, et surtout beaucoup plus logique. Si la « gloire posthume » est inique du point de vue des défunts, bien des chercheurs par contre seraient heureux de rêver à l’honneur d’un tel volume.
De par mes recherches sur le sacrifice grec, surtout le sacrifice humain, j’ai lu presque tous les travaux de Jean-Louis Durand au fur et à mesure de leur parution. Je confesserai d’emblée que l’esprit de système, alors typique du groupe mené par Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne au Centre Louis Gernet, m’a longtemps mis dans l’embarras. Ayant débuté ma thèse un an après la parution de Sacrifice et labour en Grèce ancienne, j’avais l’impression qu’on y tentait de prouver un axiome en opérant un choix parmi les documents disponibles. C’est principalement sur la notion de la dissimulation systématique de la violence que j’étais en désaccord. L’enjeu était d’importance car la violence sacrificielle, – le meurtre de l’animal – aurait été subversive pour la communauté, et donc sciemment ignorée. Bien entendu, cette théorie avait sa pierre de touche, le fait que jamais dans l’iconographie la mise à mort de l’animal à l’autel n’était figurée[1], quand la mise à mort de soldats ou de monstres, par exemple, était illustrée avec force détails sanglants. Les images passaient de la procession au banquet comme si le sang de l’animal n’avait pas coulé. Mais il fallait alors écarter quantité de textes qui parlaient ouvertement de la mise à mort, et notamment la tragédie, ou l’épigraphie du sacrifice, où le vocabulaire typique de l’égorgement est assez direct[2]. Par ailleurs, on se persuadait que le couteau du sacrifice, la machaira, était dissimulée dans le panier rituel (par ex. p. 233), et qu’on l’amenait subrepticement dans l’espace sacrificiel pour tromper l’animal. Un examen attentif des textes et de certaines images montre qu’il n’en était rien[3]. Enfin, il fallait bien admettre que l’argument ex silentio sur la dissimulation pouvait aussi être employé a contrario, puisque le « festif festin », si important pour souder la collectivité (ce sur quoi je suis entièrement d’accord), pour lequel on aurait tu la violence, n’est jamais représenté lui non plus dans l’iconographie, au contraire de la découpe et de la cuisson. Cela étant dit, mon but n’est pas de débattre de ces points, en partie revus dans une approche parfois palinodique de Stella Georgoudi[4], mais de mettre en lumière les qualités de Jean-Louis Durand, que j’ai rencontré par l’entremise de Renée Koch‑Piettre, lors d’une bien belle après‑midi parisienne. Du reste, j’avoue que mes difficultés avec le « Groupe de Paris » m’ont forcé à redoubler d’efforts et que, comme si souvent, le savoir se construit par opposition et par dépassement dialectique. C’est l’essence même de la science, tant qu’elle est menée avec rigueur, professionnalisme et bienveillance.
Le plan du livre est limpide. Une première partie reprend la chaîne sacrificielle : Espace sacrificiel et cité (1), Pratiques rituelles du sacrifice (2), Procession (3), Gestes et rites en images (4), une seconde partie rassemble les écrits sur l’expérimentation du rituel via les chemins du mythe (5), et les deux dernières sont consacrées aux polythéismes comparés (6‑7, mondes grec et africain), le tout complété par une discussion conclusive qui porte sur Œdipe et sa tombe à Colone.
Loin des réseaux parisiens à l’époque, et bien avant internet, j’ignorais alors que Jean-Louis Durand avait dispensé des enseignements séminaux à l’ÉPHÉ (Ve section) à partir d’un contrepoint anthropologique fondé sur une étude de terrain d’une société polythéiste « sacrifiante » contemporaine, les Winyé du Burkina-Faso, sur la Volta noire. Une première et unique publication en 1992, dans une revue de psychanalyse de Montpellier, est bien sûr passée sous le radar et, privée de suite, elle serait de toute manière apparue commue une excroissance[5]. Sa lecture (p. 21-26) donne un tout autre éclairage, quoique trop bref, au développement de la pensée de Jean-Louis Durand, et qu’aurait dû compléter, dans l’ouvrage ici recensé, une série d’entretiens qui auraient ponctué les sections 4 à 7 en mettant en relief les métamorphoses et retouches qu’y apportaient ses récentes investigations africaines[6]. Le décès de l’auteur laisse inachevée toute cette portion de réflexions en gestation, comme l’affirmation de l’impossibilité d’une théorie générale du sacrifice face à l’extraordinaire fluidité des éléments et des rôles relatifs au sacrifice en pays Winyé. On mesure donc la perte de ces avancées théoriques et pratiques, et cela sonne pour tous les chercheurs comme un avertissement : nous n’avons pas la maîtrise du nombre des années qui nous reste, et mieux vaut un bon livre aujourd’hui qu’un meilleur livre pour un lendemain qui ne viendra pas.
Dans l’état actuel des choses, il reste difficile de savoir si Jean-Louis Durand aurait adapté son approche au regard de l’évolution des études sur le sacrifice grec en dehors de la sphère parisienne, ou en quoi l’apport africain aurait confirmé, infirmé ou encore profondément modifié le modèle interprétatif inauguré dans les années 70, et c’est une frustration tragique dont personne évidemment n’est responsable. Cependant, pour les chercheurs qui n’ont pu suivre à Paris l’ensemble des enseignements des membres qui gravitaient autour du Centre Louis Gernet, cette mise en perspective de l’œuvre d’une vie – et on découvre à quel degré cette œuvre est synthétique – constitue une mise au point remarquable d’un point de vue interprétatif et historiographique. Et non seulement pour les travaux de Jean‑Louis Durand mais aussi pour l’ensemble de la pensée développée au Centre Louis Gernet et dans les institutions qui lui sont proches. En ce sens, nous attendrons avec impatience – en espérant que cela ne reste pas lettre morte – la publication des notes des participants aux séminaires de Jean-Louis Durand sur la « rupture épistémologique » constituée par l’analyse du sacrifice « dans une société sacrifiante ». On y annonce l’étude conjointe des phénomènes du sacrifice et de la possession, un sujet qui m’intéresse d’autant plus que mon parcours m’a conduit du sacrifice à la divination grecque (et donc aussi l’inspiration), deux des principaux vecteurs de communication avec la sphère des dieux. De même, l’édition à venir d’un volume presque achevé mais inédit sur le mythe, et destiné aux étudiants de premier cycle apportera un éclairage sur la question du mythe en tant qu’ « expérimentation du rituel ».
Pour conclure, cette reconstitution d’une pensée historienne et anthropologique est remarquable tant par le sérieux de l’auteur décédé que celui de ses proches amis. Il s’agit sans aucun doute d’un ouvrage incontournable pour qui veut appréhender les études sur le sacrifice grec dans les cinquante dernières années (et Dieu sait si le sujet a passionné et aveuglé)[7]. Au‑delà du fil rouge offert par le sacrifice, on trouve quantité de remarques lumineuses sur des sujets très variés, qui illustrent l’avantage d’une pensée tentaculaire par laquelle un chercheur tente de comprendre au mieux la société qu’il étudie, et plus il se pose de questions apparemment sans lien, plus il affine sa capacité à enfiler des perles isolées en somptueux colliers. Dans « Les yeux dans les yeux de Méduse » (p. 431‑432), on secoue la certitude de la Méduse « apotropaïque » encore validée par 99% des historiens, littéraires et historiens d’art… une des nombreuses idées pour lesquelles je me suis retrouvé en accord avec lui.
Pierre Bonnechère, Université de Montréal
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 595-598.
[1]. Exception faite de l’égorgement d’ovidés avant les combats, mais les chercheurs se concentraient uniquement sur le sacrifice alimentaire, ce qui n’était pas sans ambiguïté en soi non plus, puisqu’on sait aujourd’hui, par les nombreux travaux de Gunnel Ekroth, que les holocaustes par exemple, soit la destruction complète des chairs non consommées, étaient rarissimes.
[2]. Par exemple σφάζω, qui implique la gorge ouverte : Corpus of Greek Ritual Norms (= CGRN), 13, A21 et B14 (Sélinonte, 500-450 avant J.-C. [découverte postérieure à 1981]); CGRN, 156, 36 (Myconos, 230-220 avant J.-C.); προσφάγιον : CGRN, 35, 12 (Ioulis, Céos, 425-400 avant J.-C.). Le terme θύειν (et apparentés), qui désigne le sacrifice en général (pas uniquement le sacrifice alimentaire, même si l’essentiel des occurrences s’y rapportent), mais incluant nécessairement la mise à mort (la sphagia est partie intégrante de la thysia), revient plus de 150 fois dans le CGRN, dans des textes qui pour la plupart étaient connus de longue date.
[3]. Voir mon étude « La μάχαιρα était dissimulée dans le κανούν : quelques interrogations », REA 101, 1999, p. 21-35. L’interprétation donnée par J.‑L. Durand à un vase de Viterbo (Museo archeologico, BA 10600), où l’on voit un groupe d’éphèbes soulevant un bœuf sur leurs épaules, est significative : en fonction de l’axiome de départ, on évacue la violence de la scène, en considérant qu’elle est à tel point « maîtrisée » qu’elle est en quelque sorte totalement neutralisée, et « le corps animal est pacifié (…) par les techniques de la lutte » (p. 104; cf. 177-194 : « Avec le bœuf sur le dos »).
[4]. S. Georgoudi, « L’‘occultation de la violence’ dans le sacrifice grec : données anciennes, discours modernes » dans S. Georgoudi, R. Koch‑Piettre, F. Schmidt éds, La cuisine et l’autel, Turnhout 2005, p. 115-147.
[5]. « Dans une culture sacrifiante », Dires. Revue du centre freudien de Montpellier 12 (Le sacrifice, II : Art, culture et société), 1992, p. 67-81, article repris dans le présent volume p. 21-26.
[6]. De même qu’une sous-section 1.4 était prévue pour mettre en relief l’étude du sacrifice grec et sa « vérification » en terre africaine.
[7]. Pour le domaine anglophone, voir par exemple la brillante synthèse de R. Parker dans son livre On Greek Religion, Ithaca-New York 2011, p. 124-170 (Killing, Dining, Communicating). Voir aussi F. S. Naiden, Smoke Signals for the Gods: Ancient Greek Sacrifice from the Archaic through Roman Periods, Oxford-New York, 2013.