Le nom de François Guillaumont est familier à tous ceux qui se sont intéressés à Cicéron et en particulier au De diuinatione, dont il est l’un des plus grands spécialistes. Ce traité se situant aux confins de la philosophie et de la religion, c’est tout naturellement que les éditrices du volume ici recensé ont retenu ces deux thèmes pour rendre hommage à leur collègue de l’université de Tours à l’occasion de son départ en retraite.
Après un avant-propos retraçant brièvement la carrière du dédicataire, les contributions se répartissent en quatre volets : « Divination et songes » (huit contributions) ; « Religion et théologie » (sept) ; « Philosophie et sagesse » (six) ; « Sous le signe de Cicéron » (cinq, consacrées à la fortune postérieure de Cicéron). Il importe de souligner ici que, contrairement à ce qu’on observe dans maints volumes collectifs, chaque ensemble a sa cohérence propre ; ainsi un article aurait pu difficilement être déplacé à un autre endroit.
1. A. Setaioli conteste l’idée selon laquelle dans le De diuinatione, le scepticisme professé par le personnage Marcus Cicéron n’aurait pas nécessairement les faveurs de l’auteur Cicéron, qui présenterait une discussion in utramque partem sans se prononcer personnellement. D’après Setaioli, l’orientation est délibérément sceptique, ce qu’il démontre par des passages empruntés à d’autres œuvres où l’Arpinate met en doute la fiabilité de la divination (à l’exclusion bien sûr des occasions où ses fonctions le contraignent à témoigner du respect pour les augures ; quant au De legibus, il y conçoit la divination comme un instrument politique). À titre d’illustration, la condamnation par Marcus de la méthode empirique dans la divination, alors même qu’il admet sa validité pour d’autres techniques conjecturales (médecine, météorologie) ne reproduit pas une source grecque, mais reflète le point de vue propre de Cicéron, qu’on peut déterminer grâce à une lettre de 46 av. J.-C. En cela, il renverse la position d’un Posidonius, qui accordait plus de crédit à la divination qu’à la météorologie ou à la médecine, dans la mesure où la première s’accorde avec la conception stoïcienne en vertu de laquelle le monde résulte d’un enchaînement infini de causes nécessairement liées entre elles (l’εἱμαρμένη). – A. M. Misdolea étudie les termes coniectura, conicere, coniector chez Plaute, chez Térence et dans les fragments tragiques d’Ennius et de Pacuvius. La diversité des emplois est montrée de façon éclairante (concret/abstrait ; opérations mentales et logiques ; champ divinatoire, ce dont Plaute sait tirer un parti comique), l’auteur prenant garde de rappeler que les distinctions sont parfois difficiles à établir (p. 34). Il apparaît que le sens divinatoire n’était pas préexistant aux autres. Peut-être aurait-il été utile, fût-ce pour s’en détacher, d’évoquer les catégorisations du ThlL ou de dictionnaires (Walde-Hofmann, Ernout-Meillet, OLD). – Ch. Guittard s’interroge en déployant une vaste érudition au sujet de l’autel de Carmenta et de la Porte Carmentale dont il est question au chant VIII de l’Énéide : entre autres observations portant sur un domaine rendu brumeux par le flou terminologique qui caractérise nos sources, il ressort que le poète associe ces deux éléments appartenant en réalité à des époques différentes. – D. Roussel propose une lecture métapoétique d’Ovide, Amours, III, 5, poème à l’authenticité contestée dans lequel se trouve un assez long passage relevant de l’oniromancie : le poète s’incarnerait non seulement dans la figure du jeune amant endormi, mais aussi dans celle de l’interprète du rêve ; la vache apparue en songe serait emblématique de la poésie élégiaque ; la corneille pourrait symboliser (a) des emprunts trop nombreux risquant de gâter l’élégie, (b) une haine qui pousserait le Sulmonais à s’éloigner de l’élégie ou (c) Livie et à travers elle le pouvoir impérial. La pièce manifesterait l’abandon prochain de l’élégie au profit de la tragédie. – S. Roesch part d’un passage du commentaire de Servius à l’Énéide, dans lequel sedere est présenté comme un équivalent d’esse (« être »), de consilium capere (« prendre une décision ») et d’augurium captare (« prendre les augures »). Servius Danielis croit devoir justifier la deuxième définition, qui paraissait moins obvie, par un lien étymologique entre consilium et sedere, qu’appuieraient par exemple la prise de consilia par des sénateurs assis qui consulunt (« délibèrent ») ou le doublet (rarissime) considium ; ailleurs, Servius rapproche sedere et considerare (« réfléchir »). Quoique peu vraisemblables en elles-mêmes, ces considérations font voir comment les Anciens percevaient certains phénomènes linguistiques et institutionnels. – D. Briquel traite des devins marses, éreintés par Cicéron en quelques mots méprisants avant de disparaître de nos sources jusqu’à l’Histoire de l’Arménie de Moïse de Khorène (ixe siècle ?). Mais, de devins ils sont devenus guérisseurs puisqu’ils sont appelés au chevet de Constantin atteint de lèpre. On leur aurait attribué là des prétentions curatives en raison des pouvoirs que la renommée prêtait au peuple marse tout entier : cela dénote une description pour le moins approximative de la mantique païenne, à propos de laquelle l’Histoire de l’Arménie ne saurait donc apporter d’élément fiable. – A. Ricciardi se penche sur l’interprétation d’un passage de l’Ancien Testament (I Sam. 28) à l’époque du Haut Moyen Âge, en particulier chez Raban Maur et Gottschalk d’Orbais : la prophétie adressée à Saül (« Demain, toi et tes fils serez avec moi ») est-elle véridique ou trompeuse, ou bien, pour le dire autrement, est-ce vraiment l’âme de Samuel qui la profère (thèse littérale, défendue par Gottschalk qui a l’originalité de souligner les dissensions séparant les Pères de l’Église sur ce point) ou bien un démon (thèse interprétative, reprise par Raban Maur) ? – J. Schneider étudie deux songes prémonitoires de Jean Tzetzès (lettres 58 et 59), dans lesquels l’auteur préconise à l’empereur de s’attacher les services de cavaliers scythes et rassure une destinataire inconnue sur le véritable sens d’un rêve annonçant, croit-elle, des malheurs pour Constantinople.
2. Br. Poulle mène une enquête serrée autour du collège des épulons, dont il est rarement fait mention dans les sources anciennes et auquel les chercheurs modernes n’ont accordé qu’une attention limitée : malgré la pauvreté des informations, il suggère de façon séduisante que les Licinii ont joué un grand rôle dans la naissance de l’institution. – Y. Lehmann met en relation l’exactitude d’Atticus et le titre du logistoricus de Varron Atticus, de numeris. – I. G. Mastrorosa retrace la façon dont Numa est présenté comme un modèle dans l’Ab Vrbe condita de Tite-Live et chez les historiens postérieurs. – A. Bastit se penche sur la réception et la reformulation (principalement chez Pline l’Ancien et Irénée de Lyon) d’une sentence de Xénophane de Colophon relative aux facultés noétiques et perceptives de Dieu. – M. Kanaan explore la manière dont la hiérarchie des anges créés par Dieu est décrite dans un texte transmis par un manuscrit du xviie siècle : la traduction arabe de l’Aksimaros (ou Hexaéméron) du pseudo-Épiphane de Salamine, paraphrase interprétative de la Genèse. – J. De Landstheer présente, traduit et commente un document du plus grand intérêt : une lettre de Juste Lipse (1597) dans laquelle l’humaniste entreprend de prouver l’existence de Dieu à la demande de son correspondant qui souhaite en persuader une de ses connaissances. – R. Poignault nous transporte dans le roman Messaline de A. Jarry : l’héroïne y conserve l’image de débauchée qui lui est attachée depuis le règne de Claude, mais touche également à une forme de religiosité, non seulement parce qu’elle est régulièrement assimilée à Vénus dans le récit, mais aussi parce qu’elle est dépeinte comme la prêtresse servant le culte de Phallus (dans des termes qui évoquent souvent la pensée et le rite chrétiens) ; enfin, elle meurt en martyre, tenant dans les mains un poignard qu’elle assimile à la divinité par elle adorée.
3. M. Bastit analyse une formule d’Ulpien placée au seuil du Digeste, qui assimile de façon apparemment surprenante, voire frivole, la pratique du droit à une uera philosophia, c’est-à-dire à une partie de la uera philosophia : la philosophie véritable présiderait ainsi à l’application du droit – ce qui implique, au rebours de nos conceptions modernes, qu’il existe en matière juridique un uerum objectif. – É. Gavoille se penche sur « l’art de vivre » tel que l’entendent Cicéron (en particulier dans un contexte polémique contre le Portique) et Sénèque. Chez ce dernier, qui évoque cette idée dans ses œuvres de vieillesse, l’ars, associant théorie et pratique, est une notion s’adaptant particulièrement bien à la vision stoïcienne. La sagesse devient même artifex uitae, qui conçoit et façonne à la fois l’existence droite – laquelle ne serait pas garantie par l’exécution mécanique de préceptes qui suffit aux pratiquants d’autres artes. Le développement en faveur de la traduction d’artifex par « artiste » et non par « artisan » dans les locutions du type artifex uiuendi (p. 226-227) méritera d’être médité par les futurs traducteurs du Cordouan. – M.-A. Calvet-Sebasti donne un aperçu des sentiments de Grégoire de Nazianze à l’égard des philosophes anciens (il admire surtout les stoïciens) ; la philosophie peut être un appui et une consolation, un encouragement à l’humilité, au calme ; pour autant, lui-même ne renonce pas à l’art de la parole dans un but prosélytique. – É. Wolff nous initie à la sagesse des Disticha Catonis, dans les domaines de la religion, de l’argent, des relations avec autrui, de l’usage de la parole. Les préceptes sont utilitaires, ce qui est moins le cas quand est abordé l’ordre du monde : il faut se résigner devant l’adversité et la mort. – J. Reynaud et S. Galland analysent les méthodes thérapeutiques que Marsile Ficin met en œuvre dans cinq lettres consolatoires. – Avec méticulosité et dans un style alerte, V. Mellinghoff-Bourgerie se lance sur la piste des sources du paratexte accompagnant la traduction de cinq traités de Sénèque par le Tourangeau Gabriel Chappuys en 1585 : épître dédicatoire, table des sommaires et Vie de Sénèque, dont l’exactitude laisse parfois à désirer. Il s’avère que l’ensemble démarque nettement une édition parisienne de 1580 (éd. de Curione, revue par Prall). – O. Devillers suggère de façon ingénieuse que la mention par Quintilien (Inst., V, 10, 63-64) de l’idée selon laquelle la res publica est indivisible se trouvait au départ dans les Histoires d’Asinius Pollion ; l’argument aurait ensuite été repris par son fils Asinius Gallus lors d’une adresse à Tibère, ce qui se laisse voir chez Cassius Dion, mais non chez Tacite. Celui-ci, tout en se fondant sur la même source que le Bithynien, gomme la dimension républicaine de l’intervention de Gallus pour renforcer la cohérence de ce personnage dans les Annales. – A. Canellis distingue trois périodes dans la carrière littéraire de saint Jérôme dans lesquelles le Docteur de l’Église fait référence aux vertus cardinales évoquées par Cicéron. Après avoir mentionné ces quatre vertus parmi d’autres en 386, il les met en valeur dans la période 393-406, notamment à travers une métaphore du quadrige : sa réflexion est alors nourrie par d’autres ouvrages que le De officiis de l’Arpinate. À la fin de sa vie, le thème apparaît sous un nouveau jour, en n’étant plus lié au symbolisme numérique du chiffre quatre que dans son Commentaire sur Ézéchiel. – B. Jeanjean s’attache à l’usage des citations de prosateurs profanes dans la Lettre 130 de s. Jérôme à Démétrias. – J. Vons retrace l’histoire du prétendu tombeau de Cicéron sur l’île de Zante depuis sa découverte au xvie siècle ; la plaque sur laquelle était gravée l’épitaphe du grand orateur aurait échoué dans le palais des Contarini à Venise ; l’illustre anatomiste et humaniste Vésale serait lui aussi enterré sur cette île, et là encore, une inscription funéraire permettrait d’identifier son ultime demeure. – J.-E. Bernard consacre la dernière étude du recueil à l’introduction au De diuinatione de Cicéron que signa Amin Maalouf en 1992, à la lumière d’autres œuvres (romans et essais) de l’écrivain : ce qui domine, c’est une lecture universaliste et humaniste, laquelle minimise quelque peu le conservatisme religieux et le patriotisme de Cicéron.
Le livre se conclut par une liste des travaux et publications de Fr. Guillaumont et par d’utiles annexes : un index des passages cités et un index thématique.
Aux auteurs et aux éditrices le lecteur adressera ses remerciements pour la qualité typographique impeccable du volume : le plus mesquin des recenseurs ne pourrait y glaner que de très menues imperfections[1]. Au-delà des mérites particuliers de chaque contribution, la forte unité thématique de ce recueil amènera les cicéroniens, les spécialistes de divination et bien d’autres encore à s’y reporter avec un très grand profit.
Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607, Institut Ausonius
Publié en ligne le 3 décembre 2018
[1] P. 66 : lire « e » au lieu de « et » ; p. 87 : l’ouvrage d’Amerise a été publié à Stuttgart et non à Munich ; p. 293 : les citations poétiques ne semblent pas avoir été grisées comme l’indique la note 11 ; p. 299 : lire « conviennent » et non « convienne ».