Cet énorme ouvrage constitue le bilan du travail de trois générations de spécialistes de l’architecture grecque et fournit une description et une étude des propylées classiques de l’acropole auxquelles il sera difficile d’ajouter un iota. Le sujet de l’étude étant un des édifices les plus complexes que nous ait laissés l’antiquité classique, cet investissement était mérité et la qualité du résultat est à la hauteur de celle du monument. On est ainsi en présence d’une publication intégrale et admirablement illustrée, mais d’une technicité sans concession, ce qui, il faut le souligner, en rend la lecture difficile et probablement même impossible pour qui ne serait pas déjà solidement aguerri dans le domaine de l’architecture grecque.
D’emblée, le lecteur est en effet plongé, non pas dans la description du monument tel qu’il se présente aujourd’hui, mais dans la reconstitution des sept étapes de construction que W.B. Dinsmoor avait identifiées, et plus précisément : quatre projets successifs (A à D) couvrant la période de conception (438-437), suivis de trois étapes de réalisation (E à G) scandées à leur tour par des changements en cours d’exécution. Issue d’une analyse et d’une réflexion étalées sur presque toute la durée du XXe siècle, cette démarche de reconstitution consiste malheureusement à fournir les résultats avant les preuves et ne peut que dérouter par son caractère apparemment arbitraire.
Ainsi, le projet A, dont il ne reste pour ainsi dire rien (puisqu’il a été profondément modifié avant même d’être exécuté, comme les deux suivants) aurait eu pour principe de base le parallélisme de l’axe des propylées avec celui du Parthénon (la déclinaison constatée est en effet de moins d’un degré, mais est-il loisible de prêter à l’architecte un souci d’alignement optique destiné à rester imperceptible pour l’oeil puisque s’appliquant à deux édifices qui ne sont pas dans le prolongement l’un de l’autre ?). La conception de base des propylées est présentée comme un bâtiment de plan cruciforme avec addition de deux ailes à l’ouest. Cependant, Mnésiclès aurait modifié à plusieurs reprises ce schéma de départ, en suivant les contraintes de calculs extrêmement poussés, avant de passer à l’exécution qui imposa à son tour des changements drastiques, dont le plus notoire fut l’abandon des salles nord-est et sud‑est ainsi que de la salle sud-ouest (symétrique de la « pinacothèque ») jamais réalisées. Cette analyse des grandes lignes du bâtiment projeté et de leurs modifications successives est en soi une performance qui laisse sans voix, car elle est aussi astucieuse qu’indémontrable. Elle contient notamment quelques aspects surprenants, à savoir la mise en avant des axes médians (non pas les axes des murs mais des salles mêmes) comme vecteurs du plan de masse, procédure qui paraît bien inhabituelle dans l’architecture grecque, ou la notion (sans doute en partie déduite de l’étude des axes) de plan cruciforme, qui paraît à la fois subrepticement anachronique, peu conforme aux habitudes des architectes grecs et finalement peu propre à rendre compte efficacement du plan de l’édifice considéré.
L’étude des mesures (projetées puis réalisées) du bâtiment part de la similitude entre la longueur du Parthénon aux entraxes d’angle (67,453 m) et celle (reconstituée par Dinsmoor) du projet initial de Mnésiclès, qui aurait prévu une dimension extrême (aux angles des murs, c’est‑à‑dire sur une base différente) de 67,273 m. Il aurait donc pris pour base la mesure du premier, soit 206 pieds et 3/8, qu’il aurait arrondie à 208, puis portée à 208 pieds 5/24 en conséquence des changements causés par l’élargissement du passage central… Ce résumé du début de l’analyse métrologique est assurément caricatural, mais il l’est non pas parce qu’il forcerait le trait mais parce qu’il simplifie des calculs d’une complexité extrême et qui reposent sur des bases discutables : d’une part, il s’agit pour certaines dimensions des mesures de projets reconstitués, d’autre part certains calculs font intervenir des fractions poussées (13/70 ou encore 109/140) qui sont ensuite résolues par arrondissement. On a du mal à imaginer qu’une procédure aussi complexe ait été suivie. De plus, même dans les cas théoriquement simples, comme les dimensions de la frise dorique, on rencontre des difficultés de même nature : par exemple, le triglyphon de la salle nord-est aurait eu un espacement théorique de 5 pieds 43/108, ramené à 5 pieds 2/5 lors de l’exécution. Le lecteur doit par ailleurs admettre que, dans le même chantier, les exécutants aient dû mesurer des fractions du pied divisé selon les cas par 5, par 6, par 12, etc. La souplesse requise paraît tellement extraordinaire qu’on finit par douter de sa vraisemblance et par se demander si les mesures modernes qui servent de base à ces reconstitutions ne sont pas, comme souvent, beaucoup trop précises pour rendre compte des procédés de mesure et d’exécution des anciens…
Celui qui aura eu le courage de lire ce premier chapitre de description théorique et métrologique des projets successifs (premier chapitre qu’il vaudrait mieux lire après le second), malgré le mélange d’abstraction (puisque beaucoup de phases projetées mais non réalisées sont décrites en détail) et de précision millimétrique qui le caractérise, mais aussi celui qui aura préféré sauter par dessus cette première partie, aborderont avec plus de sérénité la seconde, qui constitue la véritable description du monument et s’impose par une finesse d’observation et une maîtrise de la description proprement éblouissantes. Il n’est pas exagéré de dire que l’on se trouve en présence d’une description totale de l’édifice, faite par des spécialistes à qui rien n’a échappé et appuyée sur une documentation iconographique remarquable (surtout pour la qualité des dessins). Nous n’en soulignerons que deux aspects parmi les plus frappants. D’une part la mise en évidence du schéma pyramidant (déjà partiellement reconnu par plusieurs architectes) qui affecte tous les membres porteurs des propylées : colonnes et murs sont inclinés vers l’intérieur (au point qu’il serait intéressant de vérifier s’ils ne convergent pas tous vers un unique point situé en altitude à la verticale du centre du monument) ; d’autre part l’analyse de la courbure de la plate-forme de base qui se répercute à tous les niveaux de la construction, avec des raffinements remarquables comme le travail sur la frise (les triglyphes sont taillés en parallélogramme alors que les métopes restent orthogonales : cette anomalie est en réalité une économie dont le défaut apparent était évidemment rendu invisible par le débordement du triglyphe).
Au passage, l’ouvrage fourmille de remarques ou d’études de détail fort intéressantes, dont on se contentera de citer un exemple : la discussion autour de la question de la rotation des tambours des colonnes, qui aurait permis de localiser et donc de ravaler les éventuels défauts des lits. Les Dinsmoor arrivent, à l’issue d’une discussion serrée, à la conclusion que ce procédé n’a en réalité pas été employé. En plus d’un endroit, des comparaisons sont faites avec d’autres ouvrages de l’architecture grecque et plus particulièrement athénienne ou attique, famille à laquelle l’édifice se rattache par de nombreux traits et sans surprise. Sur ce point, on regrettera pour finir que les auteurs n’aient pas, en synthétisant les résultats de ces comparaisons, entrepris une véritable mise en perspective du monument à la fois vis-à-vis des autres propylées monumentaux et vis-à-vis de l’architecture athénienne contemporaine. Rien n’est dit non plus des antécédents du bâtiment : ni de l’héritage éventuel des propylées archaïques pourtant publiés précédemment par Dinsmoor Jr., ni de l’existence débattue par ailleurs de propylées construits après les guerres Médiques. Édifice exceptionnel, sorti intégralement de l’esprit de Mnésiclès, les propylées que nous rendent les Dinsmoor se dressent dans une sorte de splendide isolement… mais nous disposons désormais d’une somme qui permet de les connaître intégralement, y compris – étrange défi – leurs parties jamais réalisées !
Jacques des Courtils