Le titre indique d’emblée les intentions de Michèle Daumas : en reprenant l’étude des gorytes et des fourreaux d’épée en or trouvés dans les kourganes scythes proches de la mer Noire et dans la tombe dite de Philippe II à Vergina, elle met à l’oeuvre ses talents d’iconographe pour élucider les scènes et motifs qui ornent ces objets et réfléchir aux liens entre armes « barbares » et artistes grecs, entre princes « barbares » et rois de Macédoine . Outre une très bonne connaissance du dossier dont témoigne l’abondante bibliographie, la méthode est ce qui permet d’avancer. M.D. s’en explique dans l’introduction (p.12-13 notamment) : « une jonglerie entre textes et images, par delà le temps », dit-elle, qui permet de croiser les sources antiques, la description précise des objets observés dans leur détail, celle des nombreux documents – reliefs sculptés, vases, mosaïques, monnaies, intailles… – sélectionnés pour leur valeur démonstrative. Parmi eux comme parmi les textes antiques, un bon nombre appartient à des époques diverses, voire tardives, alors que les gorytes et fourreaux au centre de l’étude sont « généralement datés du 3e quart du 4e siècle » ; mais ils servent ici à la démonstration car ils sont l’écho d’une oeuvre princeps disparue. Cependant les interprétations qu’elle propose sont à plusieurs reprises nuancées, assorties de réserves.
Même souci méthodique dans la structure très précise de l’étude, ce qui permet de suivre point par point l’enquête, jalonnée efficacement par les 81 figures (photos n. bl. et dessins) qui soutiennent au fur et à mesure l’argumentation ; les belles planches en couleur à la fin soulignent la finesse du travail de l’or et mettent en évidence des détails qui n’avaient pas été toujours repérés et qui s’avèrent significatifs. Ce travail très dense ne saurait être résumé, on trouvera ici les résultats principaux.
Les quatre gorytes similaires du type dit de Tchertomlyk – celui de Mélitopol offre la lecture la plus nette – représentent sur leur face principale, répartis sur deux niveaux, des épisodes liés de la geste d’Achille et de la Téléphie ; ce sont six scènes dont M.D. reconstitue (p.65, 66 et fig.31) le « carton » originel d’une manière très probante : Achille démasqué chez Lycomède, puis attendant, avec Agamemnon, à Aulis, Iphigénie qui arrive en voiture bâchée, accompagnée de Clytemnestre, Électre et la nourrice. Les trois autres scènes, dissociées pour meubler au mieux la surface disponible, montrent Télèphe consultant l’oracle d’Apollon pour apprendre comment guérir de la blessure que lui a infligée Achille de sa lance, puis la guérison de Télèphe grâce à cette même lance, tandis qu’enfin Clytemnestre récupère le petit Oreste que Télèphe avait pris en otage pour obtenir sa guérison. C’est d’ailleurs le détail de la pointe de la lance (fig.20) qui fournit la clé de cette lecture innovante, tandis que, autre détail, les tablettes tenues par Télèphe pourraient fournir aux Grecs l’itinéraire vers la Troade et ce serait alors la première représentation de ces pinakia prototypes de nos cartes (p.59‑60). L’artiste a vraisemblablement utilisé une matrice d’un seul tenant en bronze (ou plutôt une forme ?) : il ne s’agit pas de petites matrices indépendantes, juxtaposées. Même procédé pour les trois fourreaux d’épée similaires entre eux – dans deux cas, à Tchertomlyk et surtout dans la tombe 8 du kourgane des Cinq‑Frères, le fourreau était étroitement associé au goryte – qui représentent la bataille du Caïque au cours de laquelle Achille, ici au centre de la scène, blesse Télèphe à la cuisse
Le sujet et le traitement des gorytes sont grecs, les décors annexes, guirlande florale, kymation lesbique, le confirment et même évoquent nettement la toreutique macédonienne (p.82, 84, où M.D. s’appuie sur M. Pfrommer). Il n’est pas étrange que les Scythes aient apprécié, pour leurs propres armes, des oeuvres créées par des Grecs mettant en scène des mythes grecs, même s’ils ne les connaissaient que superficiellement, étant donné l’importance du culte d’Achille à Olbia et, en face, sur l’Île Blanche, et la participation des Scythes à la bataille du Caïque aux côtés de Télèphe.
La question du rapport entre Scythes et Grecs est relancée, dans la seconde partie, par la présence, dans l’antichambre de la tombe dite de Philippe II à Vergina, d’un goryte en or similaire à celui qui fut trouvé, en fragments incomplets, dans le kourgane de Karagodeouachkh. M.D. reprend ce dossier fort débattu et propose de voir, dans la scène principale répartie sur deux registres, la bataille menée par les Épigones, non plus contre Thèbes comme l’avait proposé M. Andronikos, mais contre la ville des Cabires, dans le temple des deux déesses, proche du Cabirion de Thèbes, et parmi les rochers qui le surplombent ; l’ensemble est survolé par des cygnes migrateurs de Bewick, familiers de la région. Cette interprétation innovante et convaincante s’appuie sur un examen des détails du goryte, p. ex. le pilos lauré comme en portaient les initiés du culte des Cabires (p.135‑136).
Comment expliquer la présence d’un tel goryte dans l’antichambre de la tombe de Vergina à côté de cnémides inégales ? Et de qui est-ce la tombe ? M.D. réexamine les hypothèses nombreuses et se demande si ce ne serait pas un cadeau funéraire de Seuthès III, initié des Cabires tout comme l’était, quasi sûrement, Philippe II, et informé de la claudication du roi de Macédoine due à la blessure reçue peu avant sa mort. Cela expliquerait la commande, comme cadeau funéraire, du goryte et des jambières inégales. Cette hypothèse confirmerait qu’il s’agit bien à Vergina de la tombe de Philippe II ; et, à cette occasion, M.D. réfute les arguments attribuant la tombe à Philippe III (p. 155-157).
Autre possibilité : des ateliers de toreutes macédoniens travaillaient, soit en Macédoine soit dans le Bosphore, d’après des « cartons » reprenant des peintures célèbres : M.D. montre d’ailleurs des analogies stylistiques entre la scène représentée sur le goryte de Vergina et la fresque de l’enlèvement de Perséphone de la tombe I de Vergina, attribuable à Nicomaque de Thèbes. Ces ateliers de toreutes macédoniens ont fourni les objets présents dans la tombe de Philippe II mais aussi les cadeaux reçus par les princes scythes et enterrés avec eux : voilà pourquoi deux gorytes similaires furent retrouvés à Vergina et à Karagodeouachkh. Cela correspondrait à la politique expansionniste de Philippe II. Tout comme M. Pfrommer, M.D. suppose que les gorytes des deux types – Tchertomlyk et Karagodeouachkh‑Vergina – et les fourreaux d’épée sont « des objets de propagande destinés à helléniser les chefs barbares » (p.163-165), objets auxquels on pourrait attribuer un rôle historique : « ainsi a dû s’exercer grâce au travail de l’or une sorte de symbiose entre le pouvoir des artistes et celui des rois » (p.168).
Ce travail de recherche est important, aussi bien par la richesse de la documentation que par la nouveauté des lectures qu’il fallait oser proposer. Il intéressera vivement
spécialistes d’iconographie, archéologues, historiens, désireux d’ouvertures nouvelles.
Françoise Turquety-Pariset