Passionné par la poésie hellénistique à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages et éditeur de la Newsletter électronique qui lui est consacrée chaque mois, Chr. Cusset s’intéresse ici, après les Bacchantes de Théocrite (L’Harmattan, 2001), à l’idylle VI dont il donne le texte et la traduction, suivis d’un commentaire minutieux.
L’ouvrage s’ouvre sur une introduction générale, conçue avec rigueur et clarté (p. 9-53). C’est d’abord « le cadre poétique » (p. 9-29) qui est présenté : Théocrite est replacé dans le contexte de « l’alexandrinisme » (terme dont il aurait peut-être fallu préciser les contours par rapport à celui, plus général, d’ « hellénistique ») dont les caractéristiques sont brièvement esquissées. L’auteur s’efforce ensuite de définir l’idylle dont la diversité, thématique, narrative, stylistique et générique, lui apparaît constitutive d’une « sorte de genre-miroir reflétant, dans un espace plus ou moins restreint, les lois, les langues, les thèmes développés ou utilisés dans les autres genres » (p. 19), en un jeu spéculaire caractéristique de ce qu’il appelle une « poétique de la dissonance généralisée » (p. 20). Il se pose alors le problème d’un recueil poétique, regroupant peut-être les dix idylles bucoliques évoquées par la Souda ; Chr. Cusset adopte ici la thèse, élaborée par J. Irigoin en 1975 et reprise actuellement par A. Blanchard, d’une organisation numérique des idylles bucoliques sur le chiffre 9 (hommage aux Muses) ; les combinaisons différentes que permet fatalement le jeu sur les nombres, « nullement contradictoires », sont, selon lui, le signe d’une « complémentarité des idylles » (p. 26), dont la composition interne reposerait sur « des suites géométriques de raison 3/2 » (G. Ancher), l’ensemble étant étayé par des acrostiches numériques (Idylles IX et XI, C. Meillier). Le lecteur reste seul juge de la validité de cette approche qui transpose à Théocrite des « recherches menées sur le recueil virgilien des Bucoliques » (p. 25-26) ; notons simplement avec Chr. Cusset (n. 52, p. 29) que « dans tous les cas où » l’Idylle X est concernée, « il manque une unité ». Même si, bien évidemment, « il n’y a aucune incompatibilité entre la recherche numérique et la composition poétique » (p. 28), un poète aussi érudit que Théocrite, aussi sensible à « l’harmonie » musicale, aurait-il laissé passer cette imperfection qui mine la solidité de l’édifice (la présentation de Chr. Cusset bute sur cet « à une unité près » quatre fois de suite à la p. 26) ? Notons pour finir sur ce problème que l’ensemble de la théorie est fondé sur une condition sine qua non, résumée ainsi par l’auteur : « si l’on commence par ne pas d’abord remettre en cause l’authenticité du corpus transmis… » (p. 26) ; or, l’authenticité des Idylles VIII et IX, qui ne donne lieu à aucune mise au point, n’est généralement pas admise, à part par les tenants de la thèse du recueil numérique de dix idylles, et l’auteur lui-même, dans son commentaire au v. 29, dit de l’Idylle VIII que son « authenticité est douteuse » (p. 144) et manifeste la même suspicion, à propos de l’Idylle IX (p. 111)… D’une façon générale, il aurait fallu harmoniser les références aux idylles (peut-être) inauthentiques.
L’introduction se poursuit par une présentation du « substrat mythologique » (p. 29-44), qui suit le cheminement littéraire de la figure du Cyclope ; le personnage, situé entre civilisation et monstruosité par les images contradictoires qu’en donnent Hésiode et Homère, perd sa dimension mythologique avec Euripide et les parodies comiques avant de devenir, sous l’influence du dithyrambe de Philoxène de Cythère, l’amoureux de Galatée, offrant ainsi une riche matière aux poètes hellénistiques (Hermésianax, Callimaque et Théocrite). La section suivante (« structures et unité de l’Idylle VI », p. 44-51) met en évidence la relation complexe qui unit les deux niveaux, bucolique (récit-cadre, structure d’enchâssement) et mythologique (chants des personnages, composition annulaire), tout en soulignant le rôle du troisième niveau, celui de l’adresse à Aratos (signalons, à propos de la dédicace gréco-latine, les actes du colloque organisé par J.-C. Julhe à Paris-Sorbonne en décembre 2011, à paraître aux éd. Classiques Garnier : deux études, dont une sur Théocrite, traitent de l’époque hellénistique). Un tableau de synthèse sur la structure métrique complète l’ensemble qui se termine par de « brèves remarques sur la transmission du texte » (p. 51-53), sans que soient présentés les liens qui unissent les idylles VI et XI.
Le texte grec et sa traduction (p. 55-59) sont suivis d’un commentaire linéaire précis, rigoureux et complet (p. 61-191) qui s’attache à mettre en lumière tant les aspects littéraires que les éléments psychologiques. Sont ainsi analysés les jeux d’intertextualités et la structure sonore des vers ; le rôle des noms propres dans l’organisation d’ensemble de l’idylle (structure phonique et dramatique) est souligné, avec une (trop) brève allusion au problème des homonymes (renvoi simplement à Payne, p. 64, n. 130) ; pour l’auteur, Daphnis « appartient au mythe, à la tradition pastorale » (p. 64, sans précision sur la différence entre bucolique et pastoral ; cf. Gutzwiller, p. 7-13 et D. Halperin (absent de la bibliographie) Before Pastoral. Theocritus and the Ancient Tradition of Bucolic Poetry, New Haven-Londres, 1983, p. 8-16) ; mais il peut aussi être un simple pâtre (comme Damoitas) à qui sa mère a donné le prestigieux nom de Daphnis ; il s’agirait alors d’une marque d’humour du narrateur (Théocrite ?) envers Aratos et, derrière lui, le lecteur (pour une synthèse sur l’humour érudit de Théocrite, voir AC 77, 2008, 41-59). Dans ce cas, l’ambiguïté de la scansion du v. 1 s’éclaire et « la coupe penthémimère trochaïque théoriquement possible » ne « doit » plus « être rejetée, car elle séparerait d’une manière malhabile le nom Daphnis et son apposition » (p. 62), mais vient en complément de l’autre coupe possible. On le voit, la poésie de Théocrite est extrêmement subtile et c’est à juste titre que Chr. Cusset parle d’un art de la touche, qu’il qualifie d’impressionnisme (p. 73), terme mis entre guillemets qui reprend sans le dire notre étude, parue en 2005 dans Connaissance hellénique 103 (avril), p. 61-71, surtout 67-71, sur « l’impressionnisme bucolique », et 69-70 sur l’idylle VI (l’ensemble de cette analyse occupe les n° 104, p. 18-31 et 105, p. 60-73). Cet effacement des contours, caractéristique des Idylles bucoliques, est concomitant d’un jeu sur la fiction qui procède par enchâssement des niveaux narratifs, bien analysé dans le commentaire, même si l’on aurait attendu à ce sujet un rappel des études de Payne et surtout de Reed, tous deux cités dans la bibliographie ; ils soulignent cette impulsion fictionnelle à l’Tmuvre dans les Idylles, que Payne met même en parallèle avec l’oeuvre de Fernando Pessoa. Reed voit même dans l’Idylle VI l’amorce d’une codification des innovations théocritéennes (p. 239, et 246-249 sur la différence de perspectives par rapport à l’idylle XI) et d’une « cristallisation de (ses) expériences artistiques » (p. 250), qui multiplie les effets spéculaires et offre de riches perspectives aux imitateurs avisés que sont les auteurs des Idylles VIII et IX.
La psychologie des personnages, principalement mythologiques, constitue l’autre axe important du commentaire. Celui-ci met l’accent sur « le thème de la vue » (p. 79), essentiel tant dans la relation entre Galatée et Polyphème que dans les échos entre les chants. Le Cyclope se révèle incapable de voir le monde qui l’entoure autrement qu’à travers la lentille déformante de l’affabulation et l’évanescence ou la soumission des personnages féminins qu’il côtoie – en l’occurrence, Galatée et son double inversé, la chienne – témoigne de son repli narcissique sur lui-même ; Chr. Cusset souligne à ce sujet, à la suite de C. Zimmerman (1994), « l’allusion au mythe de Narcisse » (p. 79). Mais C. Zimmerman, qui travaille sur l’Idylle I, met surtout Narcisse en parallèle avec Daphnis, lequel a également pu être rapproché de Daphné, émanation de la nature, en lien étroit avec l’eau (voir B.A.G.B., 1, 2005, p. 113-144) ; le réseau de convergences ancre ainsi Polyphème dans l’univers bucolique, renforce les liens entre récit-cadre et chants insérés (terre-mer), suggère la diffuse présence du sacré, esquisse une réflexion sur les formes et les manifestations de l’?s???a bucolique.
Le commentaire est suivi d’une bibliographie très complète, dont l’orientation rend parfois hommage à des « travaux en cours » (ainsi, en n. 10, p. 11, à propos des Idylles XVI et XVII, ceux de F. Levin, dont on finit par trouver le nom dans un article écrit avec Chr. Cusset et paru en 2011, au détriment, par exemple, de l’analyse de A. W. Bulloch, parue en 2010 dans l’ouvrage de Clauss-Cuypers, A Companion to Hellenistic Literature, p. 166-180, et mettant en lumière le possible jeu sur la fictionnalisation dans l’Idylle XVI). L’ensemble se termine sur un très riche index de synthèse (noms, lieux, thèmes, passages cités, p. 205-222) qui donne toute liberté au lecteur pour ses recherches personnelles.
Il faut souligner la qualité du travail de Chr. Cusset, qui s’efforce d’analyser les multiples facettes du texte pour en restituer la complexité : son étude, avec la part de subjectivité qu’implique toute interprétation et que permet d’ailleurs la poésie de Théocrite, est minutieuse, solide et assurément stimulante ; nourrie d’une érudition parfaitement maîtrisée, elle invite à la réflexion et éclaire la richesse de cette « cyclopodie » que l’on croyait connaître.
Christine Kossaifi