Cet ouvrage, issu de l’inédit de l’Habilitation à diriger des recherches soutenue par B. Goldlust en 2014 sur le Livre 4 de la Johannide de Corippe, comprend une substantielle introduction de 65 pages, l’édition du texte proprement dite (Texte, apparat critique et traduction), un commentaire détaillé de 138 pages, et des indices consistant en une bibliographie raisonnée, un index des noms propres et des ethnonymes, un index verborum et rerum notabilium. Cette publication constitue une étape importante de l’édition scientifique et de la traduction en langue française de l’œuvre de Flauius Cresconius Corippus ou Gorippus, poète de l’Antiquité tardive de langue latine, Africanus grammaticus selon ses propres dires[1], né en Afrique à la fin du Ve ou au début du VIe siècle, qui vint à Byzance à la cour de l’empereur Justinien, après la composition de la Johannide. C’est là qu’il composa les deux autres œuvres que nous lui connaissons, le Panégyrique d’Anastase, bref éloge de son supérieur hiérarchique, et les quatre Livres de l’Éloge de Justin II. Ce livre atteste également l’intérêt renouvelé de la communauté scientifique pour l’œuvre d’un poète tardif méconnu depuis les années quatre-vingts du XXe siècle, avec notamment les travaux de Av. Cameron, S. Antès, V. Zarini, Ch. O. Tommasi Moreschini, P. Riedelberger, M.-A. Vinchesi, Th. Gärtner, et le premier colloque sur Corippe organisé à Lyon en 2014 par B. Goldlust lui-même[2]. Cette édition, qui s’appuie sur l’ensemble des études relatives à cet auteur, contribue par ailleurs à donner à Corippe la place qui lui revient dans la tradition littéraire latine. Cependant cet objectif ne pourra être pleinement atteint qu’avec la publication scientifique de l’ensemble de l’œuvre assortie d’une traduction et d’un commentaire, et notamment en France, où elle doit paraître dans la Collection des Universités de France. B. Goldlust F. Ploton-Nicollet et V. Zarini sont chargés des Livres I-IV. Dans l’attente de cette publication, on appréciera de trouver dans la bibliographie du présent ouvrage la liste des éditions, traductions et commentaires en diverses langues des œuvres de Corippe.
La Johannide est un poème épique hexamétrique en huit Livres, près de 4700 vers en tout, précédé d’une préface. Elle célèbre la guerre que Jean Troglita, général de Justinien, mena en Afrique contre les Maures qui s’étaient rebellés contre l’autorité byzantine, avant de les vaincre en 548. Cette œuvre fut composée probablement à la demande de la cour de Byzance, et peut-être de Troglita lui-même. Nous n’en possédons qu’un manuscrit, de mauvaise qualité, le Triuultianius 686 (seconde moitié du XIVe siècle), qui nécessite un nombre important de corrections mais aussi de conjectures. Témoignage important sur l’Afrique du VIe siècle où les Byzantins ont succédé aux Vandales en 533, la Johannide présente un intérêt considérable pour les historiens, et l’introduction détaillée de B. Goldlust permet d’aborder cette œuvre complexe avec des outils intellectuels appropriés.
Après avoir présenté de manière claire et synthétique un contexte historique peu connu, l’auteur consacre tout un développement à la place du Livre 4 dans l’ensemble du poème, puis à ses principes de composition. Est bien montrée l’importance fondamentale de ce Livre qui se situe, avec en son cœur l’analepse du tribun Liberatus, à cheval entre les Livres 3 et 4 (3, 52-4, 256) à la charnière entre « la fin du commencement du poème (consacré aux préparatifs de la campagne de 546 […] et le début du milieu (consacré à la bataille d’Antonia Castra et à ses conséquences […] » (p. 17). Liberatus rappelle dans son récit rétrospectif le piège tendu au duc Himérius par le traitre Stutias qui l’a fait sortir d’Hadrumète avec ses hommes au moyen d’une fausse missive, traîtrise qui aboutit à la prise de la ville et à une succession d’évènements funestes qui forment la situation dramatique à laquelle est confrontée Troglita à son arrivée en Afrique. Viennent ensuite un plan des Livres 3 et 4, puis une réflexion sur la typologie littéraire d’une œuvre qui tient globalement à la fois du panégyrique et de l’épopée. En ce qui concerne le Livre 4, il est nécessaire, selon B. Goldlust, de s’attacher plutôt à la matière épique dont il étudie les différents aspects (narration, énonciation, description, catalogues, comparaisons, discours et autres interventions), ainsi qu’à la réflexion sur l’idéologie politique et religieuse dont relève le poème, « une forme de manichéisme marquée » (p. 34) et « l’alliance du patriotisme romain » avec la « spiritualité chrétienne », habituelle à la littérature chrétienne d’Afrique depuis l’invasion vandale (p. 35 et 37). Le Livre 4 exalte tout particulièrement l’impérialisme byzantin associé à la raison en opposition à « la férocité des Maures, qui refusent le dialogue » (p. 36). Est ensuite abordé l’intérêt historique d’une œuvre que l’on ne peut évaluer qu’en prenant en considération la déformation poétique qui lui est inhérente et la « fonctionnalité panégyrique » qui la soutient. Sont soulignées les différences avec le témoignage de l’historien Procope dans le traitement des différents personnages et évènements. L’intérêt historique majeur du Livre 4 de la Johannide réside, selon B. Goldlust, dans la manière dont sont évoqués les principaux acteurs du conflit dans les deux camps : du côté des ennemis, Stutias, Byzantin rebelle ; Antalas, chef des Frexes et symbole de la barbarie des Maures, que seul Jean Troglita parviendra à soumettre. Du côté des Byzantins, Jean, dit fils de Sisiniolos (par Procope), magister militum uacans ou comes rei militaris sous l’autorité de Sergius, magister militum des troupes de Numidie ; Areobindus, uir illustris et neveu par alliance de Justinien, sénateur de Constantinople envoyé en Afrique en 545, magister militum des troupes de Byzacène, puis détenteur de l’autorité suprême en Afrique après le rappel de Sergius ; Artabanès, Arménien au service du pouvoir byzantin, devenu magister militum en remplacement d’Areobindus et auquel le général Jean Troglita va succéder en 546, l’enchaînement des épisodes étant tendu vers cet avènement d’un homme exceptionnel (p. 44-45). Suivent des remarques sur la langue, la métrique et le style de l’œuvre. Une attention toute particulière est accordée à la question de l’imitation, dans ses diverses modalités, des poètes épiques précédents : Virgile, l’Ovide des Métamorphoses, Lucain, Valerius Flaccus, Stace, mais aussi Silius Italicus et Claudien, particulièrement présents dans le Livre 4 (p. 54-57). En ce qui concerne les auteurs chrétiens, dont l’imitation occupe une place bien moindre, même si la Johannide est un poème chrétien, B. Goldlust met en avance Juvencus et Prudence pour le Livre 4 et à un moindre degré Paulin de Nole, Sédulius, Cyprianus Gallus, Dracontius et Paulin de Périgueux (p. 57-58). En conclusion de sa riche synthèse sur l’imitatio, B. Goldlust propose de voir dans le Livre 4 de la Johannide « une rupture dans le rapport de Corippe à l’autorité littéraire », et un glissement « vers une fonction ornementale, et non plus proprement auctoriale » de cette notion essentielle. L’introduction à l’étude du texte s’achève par des remarques d’ordre stylistique : l’écriture de Corippe témoigne de sa formation rhétorique, elle est riche de nombreuses métaphores poétiques, et d’une manière générale, de nombreuses figures qui manifestent la recherche d’une intensité émotionnelle.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’édition critique du texte, pour laquelle B. Goldlust a fait le choix d’un apparat critique positif justifié par l’existence d’un unique manuscrit, par le nombre limité des éditions critiques et les nombreuses conjectures proposées. Elle est accompagnée d’une traduction à la fois précise, fidèle au latin et élégante, qui rend ce beau texte parfaitement lisible. Le commentaire, qui s’appuie sur une grande maîtrise de la bibliographie, aborde l’ensemble des notions nécessaires à l’étude d’un texte de ce genre (contextualisation et commentaires d’ordre historique, intertextualité, narratologie, poétique, esthétique, étude du lexique, remarques linguistiques, stylistiques, métriques, commentaires ecdotiques).
On peut regretter dans la présente édition, et dans l’attente de la publication de l’ensemble de la Johannide, l’absence d’un plan détaillé de l’ensemble du poème qui permettrait à tout lecteur de mieux se repérer dans cette œuvre foisonnante. Par ailleurs, la présence d’un index auctorum aurait rendu plus maniable et plus immédiatement utilisable cet ouvrage qui est un instrumentum très précieux pour l’étude de la poésie latine tardive dans ses rapports avec l’ensemble de la tradition littéraire. Dans l’attente de la parution du volume des Belles Lettres, l’ouvrage de B. Goldlust constitue une contribution notable à la diffusion des connaissances sur ce poète peu connu, et, il s’inscrit dans le cadre de la véritable « floraison » contemporaine des études sur la poésie latine tardive.
Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard (Aix-Marseille Univ, CNRS, TDMAM, Aix-en-Provence
Publié en ligne le 11 juillet 2019
[1] Voir Ioh. Praef. 25.
[2] Voir Corippe, un poète latin entre deux mondes, B. Goldlust éd., Lyon 2015.