Ce bel et ample ouvrage est le résultat du second volet d’un programme de recherche espagnol[1], portant sur la visibilité et la marginalisation des femmes de toute origine sociale, selon les apports des sources antiques ; ces deux perspectives sont les deux faces de l’image de la femme qui nous sont parvenues. La présentation (p. 7-10) de P. Pavón rappelle ce contexte et explique l’organisation du volume. Des chercheurs de disciplines différentes, des historiens, des juristes, des archéologues et des philologues, des femmes et des hommes, ont tous contribué à affiner cette image sur une durée longue, de la fin de la République au Ve siècle dans le cadre d’un colloque tenu en 2020, chacun abordant son sujet avec des perspectives différentes, ce qui a conduit à des débats enrichissants et à la confrontation de méthodes d’étude variées.
Le projet de recherche et le volume s’inscrivent dans le cadre des études sur le genre qui se développent depuis près de 30 ans[2] : les travaux de recherche les plus anciens portant sur la société romaine ont été pendant longtemps consacrés aux hommes, en particulier ceux qui, situés au sommet de la pyramide sociale, nous ont laissé le plus d’informations. Outre les empereurs, les sénateurs et les chevaliers ont retenu l’attention des prosopographes qui leur ont consacré nombre de publications, depuis la parution des premiers tomes de la Prosopographia imperii Romani en 1897. Seules les femmes les plus connues, impératrices ou clarissimae feminae, retenaient alors l’attention. Mais depuis, dans le cadre d’un mouvement touchant toutes les périodes de l’histoire, la place des femmes, y compris celles des milieux les plus modestes, est envisagée[3] et cela dans les divers territoires qui constituent l’empire romain[4] : pour comprendre le fonctionnement d’une société, il est en effet indispensable d’en étudier tous les acteurs et de comprendre leurs interactions sociales, familiales, culturelles, économiques[5] ou religieuses … Ce sont les hommes et les femmes qui conjointement composaient un noyau familial. Il convient cependant de respecter les informations fournies par les sources qui nous sont parvenues, sans mettre en œuvre une lutte des sexes qui n’a pas de raison d’être. Ce volume ne tombe pas dans ce travers trop fréquent chez certaines autrices. Il ne rejoint pas non plus les ouvrages un peu voyeuristes autour de la sexualité des femmes romaines.
La place accordée aux femmes dans les recherches actuelles est aussi le reflet du désir de mieux comprendre la place occupée par les femmes de nos jours : voir comment, alors que les femmes de l’Antiquité ne possédaient pas de droits politiques, elles arrivaient à s’inscrire dans l’espace public de leur cité, peut donner des idées à certaines de nos contemporaines. Nous avons pu le constater en avril 2023, à Tunis dans le cadre d’une réunion organisée par la directrice du CREDIF, la professeure Thouraya Belkahia, sur Femmes et espace public : approches croisées[6].
Les synthèses de ce volume de 830 pages sont organisées en 9 thématiques : Les paradigmes féminins extrêmes de la mala mulier à la bona mulier ; Les apports de la législation impériale sur la condition des femmes ; Femme, société, économie et culture ; Femmes et architecture publique et privée ; Femmes de l’Occident romain face à la vie et à la mort ; Quelques causes et conséquences de la mobilité féminine ; Visibilité des femmes des familles impériales ; Contrastes et réalités de la condition de la femme dans les premiers temps du christianisme ; et Pouvoir et visibilité des reines étrangères. Chaque thématique comprend plusieurs contributions.
C’est la loi qui fixe la place des femmes dans la société, place qui ne leur permet pas d’exercer un pouvoir politique ; la condition de la femme est modeste, elle est considérée comme un être faible ce que rappelle P. Pavón (p. 127). Elles voient souvent leurs droits encore minorés si elles perdent le soutien d’un époux comme le signale R. Rodríguez López (p. 151) à travers les écrits des Pères de l’Église qui veillèrent à réduire la part de liberté des femmes. Mais des femmes bien qu’absentes de l’espace de pouvoir ont pu jouer un rôle dans le cadre d’attaques contre l’empereur. Elles sont alors soumises aux lois comme la lex Iulia maiestatis ; D. León Ardoy (p. 99) revient sur des dossiers d’époque tibérienne et V. Puyadas Rupérez (p. 575) envisage l’exil et la déportation des femmes condamnées.
Ce droit ne limite pas leur mobilité spatiale, souvent de proximité, comme le rappelle A. Álvarez Melero (p. 501), même si c’est parfois forcées qu’elles doivent se déplacer : les motifs de ces déplacements sont envisagés par A. Ruiz-Gutiérrez (p. 529), qui évoque diverses situations. Le mariage les conduit parfois à quitter leur communauté de naissance et à être intégrées de façon officielle à la cité qui les accueille, pour des raisons analysées par M. Gonzáles Herrero (p. 553).
La visibilité des femmes est de plus en plus grande au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle sociale : membres des familles de l’élite, elles se distinguent de leur consœurs plus modestes par une dénomination spécifique qu’analyse M. Álvaro Bernal (p. 211). Les femmes de la Domus Augusta ont évidemment une place particulière, étant honorées et présentes dans l’espace public au même titre que l’empereur, comme à Augusta Emerita, cadre évoqué par T. Nogales Bassarate (p. 372). La mise en scène de plusieurs d’entre elles a été utilisée à des moments‑clés du règne d’un empereur, comme pour la femme et aussi la fille de Vespasien, récupérée par Domitien, étudiées par F. Cenerini (p. 611). Ce que l’on a pu constater sous les Julio‑Claudiens et les Antonins, l’utilisation des princesses dans les groupes statuaires tend à diminuer à partir du IIIe siècle : J. Carlos Saquete (p. 627) s’interroge sur cette décroissance de la visibilité. La façon dont Aelia Eudoxia, épouse d’Arcadius, a réussi à être très visible à Constantinople, soulevant les critiques est rapportée par M. V. Escribano Paño (p. 651). C’est pratiquement seulement dans ce cadre impérial que les femmes, mères, épouses, filles ou sœurs d’empereur purent avoir un rôle politique, non officiel : Ariadne a contribué à l’accès au trône de son fils et de ses époux ce que présente M. Vallejo Girvés (p. 675). Face à ces princesses, la reine Zénobie de Palmyre apparaît en pleine lumière sous la plume de Ma J. Hidalgo de la Vega (p. 799), comme une femme de pouvoir et n’hésitant pas à l’exercer.
Les modalités d’approche retenues ont vocation à présenter des portraits de femmes qui ont pu être des modèles, mais aussi des contre-exemples de ce que la société romaine attendait des épouses, mères, filles ou sœurs des hommes, souvent en position d’exercer le pouvoir. Ce sont les valeurs et les vertus que l’on s’attend à trouver chez les femmes qui sont ainsi évoquées, soit parce que certaines ne les possèdent pas comme le montre C. Masi Doria (p. 13) pour Sasia et elles ne sont alors visibles que par leur comportement inadapté, soit parce qu’elles ont servi de modèle comme en témoignent les Consolationes d’Helvia et de Marcia, évoquées par R. Ma Cid López (p. 59). Le regard de l’Église sur le comportement des femmes, s’il reprend des stéréotypes, ajoute une dimension que la terminologie permet d’envisager sous la plume de B. Girotti (p. 81).
Ces femmes font partie de groupes familiaux, et à ce titre elles jouent un rôle dans les stratégies matrimoniales du pater patriae, en particulier dans les familles de l’aristocratie sénatoriale : le couple légitime est le fondement de la famille ce que M. Corbier évoque à travers des mises en scène conjugales (p. 185) ; mais elles ne sont pas que des pions. Les écrits de Cicéron permettent d’entr’aperçevoir les liens affectifs d’un cercle familial comme le montre A. Fajardo Alonso (p. 33) ; cela peut être aussi perçu à travers les inscriptions funéraires où les proches d’un/une défunte s’expriment, comme à Bordeaux évoqué par M. Navarro Caballero (p. 441). Ce contexte funéraire permet de découvrir les femmes issues de milieux très modestes grâce à M. Oria Segura (p. 473). Le noyau familial s’épanouit dans le cadre domestique privé, dans lequel les femmes ont une place non négligeable, ce que rappellent Á. Corrales Álvarez (p. 317) et M. Carucci (p. 343) pour l’Afrique du Nord.
Ce sont certains des rôles que les femmes tiennent dans la société qui sont abordés, permettant d’envisager la façon dont elles sont visibles dans les sources : M.‑Th. Raepsaet-Charlier (p. 231) évoque les métiers exercés par les femmes issues des milieux modestes tout comme T. Nogales Bassarate (p. 372) ; certaines peuvent alors s’affirmer comme des intellectuelles, présentées par M. Chelotti (p. 267).
Elles gagnent en visibilité en finançant leur présence dans l’espace public, contribuant à enrichir la parure monumentale de leur cité, même si leur statut social ne leur permet pas de faire partie des élites : c’est le cas des affranchies, étudié par H. Gallego Franco (p. 287), mais aussi de celles d’Ostie présenté par F. Cidoncha Redondo (p. 410). C’est aussi une façon pour les femmes des cités grecques de montrer leur adhésion au mode de vie à la romaine, dans les premiers temps de la conquête, situation envisagée par Ma D. Mirón Pérez (p. 769).
L’un des domaines où les femmes ont pu s’investir et avoir un véritable rôle est celui des pratiques et croyances religieuses ; certes, dans le cadre de l’Église chrétienne, l’exercice du sacerdoce féminin n’a pas été bien vu par Saint Cyprien, ce que note R. Mentxaka (p. 701). On peut regretter que les prêtresses romaines comme les vestales, les flaminiques … n’aient pas été l’objet d’une présentation.
Au fil des contributions, c’est aussi la façon dont les hommes, tout au moins certains, ont cantonné les femmes dans un espace peu visible, en marge de leur groupe masculin qui occupe presque tout l’espace public, qui est présente. On aurait pu penser que le développement du christianisme, et les valeurs qu’il véhicule, aurait permis un rééquilibrage : J. Torres (p. 721) montre qu’il n’en est rien, et que la violence conjugale ne cessa pas, sans être condamnée par l’Église. Certes, les femmes occupent des responsabilités mais mineures et de plus en plus réduites, comme le diaconat que commente C. Martínez Maza (p. 743).
On peut regretter que le volume, très riche, ne soit pas accompagné d’indices du nom des personnages mentionnés, femmes et hommes, et des sources, ce qui aurait rendu sa consultation très pratique.
Mais cette absence ne remet pas en cause la qualité du travail ici proposé, qui se prolonge par un site qui présente
250 femmes de la Rome antique, réparties en 4 périodes dans le cadre d’une exposition virtuelle (https://grupo.us.es/conditiofeminae/index.php/250-mujeres-de-la-antigua-roma/). Chaque notice est accompagnée d’une bibliographie.
La visibilité des femmes de l’Antiquité a gagné en intensité grâce à ce travail collectif ; si les femmes issues des élites tant impériales que civiques étaient déjà connues et étudiées, le volume a permis de mettre sur le devant de la scène des femmes bien plus modestes, oubliées ou marginalisées par des sources qui leur étaient peu favorables. Les illustrations montrant reliefs et inscriptions, la dimension spatiale de leur présence perceptible avec les plans proposés, des sources abondamment citées font de ces présentations des références utiles riches d’une bibliographie concluant chaque contribution. Le large panel de femmes retenues, tant sur le plan chronologique, géographique que social nous offre un panorama très intéressant, nous conduit à envisager des évolutions et permet des comparaisons, sans fermer la porte à de nouvelles études !
Sabine Lefebvre, Université de Bourgogne, UMR 6298 –ARTEHIS
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 553-556.
[1]. Le premier volet a donné lieu à la publication d’une monographie, P. Pavón Torrejón éd., Marginación y mujer en el Imperio romano, Rome 2018.
[2]. G. Duby, M. Perrot, Histoire des femmes en Occident. Tome 1 : L’Antiquité, Paris 1990.
[3]. M.-Th. Raepsaet-Charlier, Prosopographie des femmes de l’ordre sénatorial (Ier‑IIIe siècles), Louvain 1987 ; M. Navarro Caballero, Perfectissima femina. Femmes de l’élite dans l’Hispanie, Bordeaux 2017.
[4]. Par exemple en Afrique romaine, L. Ladjimi Sebai, La femme en Afrique à l’époque romaine, Tunis 2011.
[5]. Cl. Briand-Ponsard, « Les dames et la terre dans l’Afrique romaine », Histoire et sociétés rurales 19, 2003, p. 79-90.
[6]. Pour l’Antiquité sont intervenues M. Navarro Caballero, « Les femmes dans la cité romaine: Quatre destins hispaniques », S. Lefebvre « La femme dans la cité : un atout dans les stratégies familiales et politiques des notables, à partir des exemples africains » et T. Belkahia « Femmes et espace public dans les cités romaines d’Afrique » ; la publication est en cours de préparation.