Cet ouvrage dense et volumineux est le nouveau produit d’un tandem scientifique, animatrices de colloques et complices éditoriaux, qui compte déjà à son actif plusieurs recueils d’articles, parus dans la même collection {{1}}.Ce livre est donc le troisième volet d’un programme d’étude de longue haleine sur les voies de transmission culturelle de la littérature technique ou disciplinaire. Il couvre un domaine plus large que celui de son titre éditorial, et conforme à l’intitulé des sessions d’étude originales (Fondation Hardt 2007-2008) dont il résulte : « Verdichten, Ordnen und Vermitteln. Texte und Verkürzung ».
L’ouvrage rassemble 26 articles (14 en anglais, 9 en allemand, 2 en français, 1 en italien) accompagnés systématiquement d’un résumé anglais, et suivis d’un index final complet des sources citées (mais malheureusement pas d’un index thématique) ; l’article inaugural (des éditrices) est une synthèse introductive (sur l’état de l’art et les pistes théoriques) pourvue d’une bibliographie éclairée. Les contributions sont de longueur très variée (entre 6 et 85 pages), parfois avec un grand nombre de tableaux ou de longues citations originales (qui attestent d’une grande liberté de composition des auteurs), certains s’apparentant à des études de fond du type de celles de l’ANRW. Dans ces articles qui, pour plus de la moitié, sont des études de cas, l’ensemble de l’histoire littéraire antique est impliquée, d’Homère à Photios et la Souda, et de Pacuvius à Gennadius et Justinien ; les spécialistes des textes concernés y trouveront souvent matière à réflexion. Un traitement particulier est accordé dans l’ouvrage au corpus des grammairiens (‘Fragmenting texts for linguistic analysis’ : p. 135-243) et des historiens (‘Fragments of history’ : p. 395-515).
Le titre indique comme cible les objets et les pratiques de condensation, et la couverture insiste sur les « literary and learning mechanisms that were deployed to create condensed texts ». L’ouvrage remplit son objectif mais les types d’opérations et de productions étudiés (avec les enjeux qui les caractérisent) vont au-delà du titre du livre, et sont non seulement l’abréviation, mais aussi la compilation et « l’excerption », voire, à l’occasion, les paraphrases et commentaires (Luhtala). Certains auteurs donnent le sentiment que ces pratiques de reformatage constitutives des « abbreviative genres » sont solidaires ou complémentaires. Touchant un domaine où la formalisation générique est moins élaborée (mais aussi moins tyrannique) les auteurs étendent ainsi le champ à des formes de recyclage littéraire très divers qui dépasse celui des textes condensés (hypotheseis, épitomés, anthologies, recueils de citations) et touche des types d’écriture susceptibles de partager des principes esthétiques, des motivations intellectuelles et des mécanismes communs. La question élargie de la reconduction/ réactualisation patrimoniale, aspire ainsi les genres métatextuels (commentaires) et la lexicographie et virtuellement l’ensemble de la littérature au second degré. La lexicographie, associant excerption et compilation, est un cas limite mais en même temps exemplaire pour la question du reconditionnement littéraire (Matthaios), car la conscience linguistique, le travail herméneutique et le souci patrimonial (la trans-mission) y sont explicites et aigus.
La majorité des communications est riche et instructive, mais certaines sont plutôt introductives ou généralistes (Matthaios, Mansfeld, Schepens/Schorn, Bleckman, Reitz), ’autres plutôt analytiques (Swiegers & Wouters, von Möllendorf, Luhtala, Mössman, Chaplin, Inglebert, Beck, Hellmann, Piccione, Schamp), d’autres plus engagées dans la problématisation et recourant à des modèles théoriques des sciences humaines (Mülke, Dubischar, Formisano). Dans la première catégorie se distingue, par son exhaustivité, l’étude monographique de Schamp (85 p.), sur les procédures variées et adaptatives de Photios dans sa condensation d’Tmuvres dans la Bibliothèque {{2}} , qui constitue un inventaire analytique et critique passant en revue, par genres traditionnels, l’ensemble des 280 codices. La première section est plus théorique et spéculative, et elle rassemble la plupart des études touchant des enjeux théoriques et culturels larges et portant sur des problématiques comme le statut axiologique de l’abrégé dans la production culturelle (Mülke), la nécessité culturelle évolutive de la condensation (Dubischar), ou la compressibilité de l’expérience esthétique dans les formes poétiques (Hose) ; mais des articles d’autres sections manifestent aussi ce souci (comme celui de Whitmarsch qui, remettant en cause l’idée que les romans grecs ont été épitomisés, déplace la question vers le style même des romanciers qui « conscients du désir de brièveté du lecteur » [319] spontanément condensent leurs récits).
Une des questions récurrentes des articles est celle de la « fonction » de ce type de textes et de leur usage. La réponse à la première question est patente et alléguée à l’envi par les auteurs antiques, crus sur parole ou sur pièces par les savants modernes qui les auscultent : le souci pratique ou pragmatique du texte (surtout en médecine, grammaire, histoire), la commodité, la focalisation sur l’essentiel, la clarté, le caractère synthétique. La rapidité de consultation, et la concentration sur l’essentiel sont des atouts pratiques y compris pour les savants ou les spécialistes dans leur pratique professionnelle {{3}} (Eijk : 525). Sur le second aspect les réponses sont moins claires, les situations plus diverses, et les auteurs manifestent en général une grande prudence dans la détermination du lectorat et la fonction des épitomés, en raison de la paucité et de la dispersion des témoignages (Schepens/Schorn : 402). L’usage didactique des « manuels » grammaticaux (Swiggers/ Wouters) est assuré, et les deux articles portant sur les hypotheseis dramatiques (Euripide, Aristophane) argumentent sur la fonction pédagogique et rhétorique (qui vaut aussi pour les hypotheseis épiques —voir Reitz : 295) ; les hypotheseis (Mossmann, sur Euripide) constituent ainsi un format narratif exploité comme module pédagogique et culturel, dont on trouve la trace dans des Tmuvres nombreuses (en particulier rhétoriques) ; les hypotheseis versifiées ont, complémentairement, une valeur « publicitaire », pour les marchands ou les bibliophiles (von Möllendorf). Un texte de Galien {{4}}, déjà signalé par Opelt{{5}}, et rappelé par plusieurs auteurs (Dubischar 48, Mülke 73, Van der Eijk 524) joue un rôle crucial dans la réflexion sur les fonctions (personnelles et socio-culturelles) de la condensation. Galien est aussi un des rares auteurs à évoquer la fonction intellectuelle formatrice de l’exercice d’épitomisation pour le lecteur/récriveur ; et cet exercice ne figure pas, comme la reformulation paraphrasante, parmi les exercices rhétoriques, dont l’utilité « progymnasmatique » est établie {{6}}. Dans un article stimulant M. Dubischar aborde sous l’angle du besoin (‘the texts need help’, ‘are in difficulty’ [p. 42]) et non plus de l’utilité, la mission de récriture, en redéfinissant le concept de « texte auxiliaire »(plus fin que celui de Gebrauchsliteratur : Mansfeld 109), dont une fonction essentielle réside dans la condensation. Le texte auxiliaire a pour tâche d’assumer (dans ses choix de reconditionnement) la résolution des problèmes de tous ordres (accès, intelligibilité, pertinence, efficacité) posé au texte par le temps. Il dresse (à partir d’Opelt 1962) une liste riche de 29 textes (mais inévitablement incomplète : Erotianus, Lactantius, Constantinus VII (Excerpta) et alii desunt) de textes auxiliaires pourvus d’une préface significative [p. 44-46] pour l’évaluation de leur usage. Il utilise avec profit le modèle des maximes de P. Grice {{7}} pour montrer que la question de la validité engage aussi dans ce type de texte l’herméneutique et le commentaire, en soulignant la « concurrence » des textes, dans une culture où les produits cumulés excèdent, même dans un cadre de spécialisation, les capacités de lecture. L’utilisation complémentaire des outils socio-théoriques de Luhmann {{8}}, qui, dans sa théorie systémique de la communication, conditionne l’avènement de la communication par la réduction de la complexité, permet de saisir la genèse culturelle des « auteurs auxiliaires » et les contextes de leur épanouissement.
La brièveté apparaît, dans des formats littéraires variés (hypotheseis, scholies, romans, tradition symposiaque), en raison de la mission qu’ils se fixent, comme une valeur intellectuelle (et esthétique). Dans un article au titre provocant —et paradoxal— (« L’épitomé : l’original en mieux ? »), Mülke introduit une note discordante, déclarant que l’abrègement, pour une part, était déconsidéré et violemment critiqué dans l’antiquité comme une falsification (69-74) ; mais cette hostilité (peu illustrée d’exemples), compréhensible pour des textes faisant l’objet (comme les Écritures) d’un culte littéraliste, est fictive : elle ne vise pas la pratique de réduction textuelle mais la déformation de l’original (voir p. 84), par négligence, incompétence ou malveillance{{9}}. La condensation a aussi, dans la production culturelle, pour effet de créer de nouvelles formes de savoir. Ainsi, la distorsion de formules littéraires, par les anciens — voire par un effet de lecture de la part des modernes ! —, dans de nouveaux formats et de nouvelles perspectives aboutit à l’invention de la doxographie (voir Mansfeld [p.107-114] et la critique du genre « Dielso-doxographique »), de la paradoxographie (« as a consequence of conscious abbreviation and epitomization of historiographical anc scientific Works » — Schepens : 395), de la biographie de type hellénistique (un mêli-mêlo [Sammelsurium] d’histoires piquantes — Schorn : 427) ; et l’on pourrait ajouter à cette liste la mythographie.
Les oeuvres secondaires de « lieu-tenance » ou de secours (« auxiliary texts ») ont rarement été par les antiquistes abordées pour elles-mêmes, et elles sont le plus souvent dépréciées (voir Whitmarsh : 308 ; Formisano & Sogno : 378) et envisagées comme l’écho par défaut d’hypotextes méritant seuls le label d’Tmuvres originales. Le rôle positif et essentiel de conservateur et divulgateur patrimonial (voir Horster & Reitz : 10 ; Mülke : 81-83 ; Dubischar : 64) n’est pas le seul qu’on peut leur reconnaître, et de nombreux articles contribuent à l’éloge justifié de l’epitomator/compilator. L’actualisation littéraire et retextualisation peut être une activité littéraire créatrice : si le travail de renouvellement stylistique est un souci mineur des épitomateurs, certains ouvrages de compilation témoignent d’une qualité, d’une originalité et d’une importance exceptionnelle. Digérer et re-présenter méthodiquement l’héritage disciplinaire, en particulier en médecine (voir Eijk sur Oribase), en rhétorique et en grammaire (voir Matthaios, et Luhtala sur Donat) suppose une grande maîtrise et un réarrangement parfois expert, qui intègre une dimension critique. L’auteur-fils doit traiter des documents premiers d’époques et de contextes différents (Matthaios : 171) et opérer un travail qui s’apparente à une traduction (Id : 180) et implique transformation-extension-adaptation, selon des dosages variables et une flexibilité inattendue (Id : 200). L’epitomator apparaît parfois comme un authentique écrivain, dont il est possible d’esquisser la personnalité littéraire originale, d’apprécier la rédaction soignée (pour les hypotheseis versifiées, voir Von Möllendorf), et de repérer les inventions {{10}} (voir Chaplin sur les Periochae de Tite Live, et Yardley sur Justin, qui sélectionne de manière très partiale un type de données distrayantes et sensationnelles [p. 475]). Epitomateur et épitomisé se confondent dans le cas des auto-épitomés (Varron, Cicéron, Oribase, Lactance…) dont une étude montre, pour Lactance (Inglebert), que la rédaction dans un tout autre contexte conduit à modifier significativement la perspective, sous l’influence des problématiques nouvelles et de l’actualité politique.
Cet ouvrage a cependant ses limites, dont certaines sont inhérentes à un ouvrage collectif (morcellement et dispersion des approches, avancées théoriques restreintes, primat de l’étude littéraire d’un auteur ou corpus sur la thématique commune). L’une d’elles, contrepartie de l’ouverture du champ, est une relative dilution des objets (problématique et genres) et une opacité des catégories. Les éditeurs, constatant une « inconsistency » dans la terminologie technique suggèrent comme critère le plus clair la distinction entre epitome auctoris et epitome rei tractandi{{11}} selon que le texte porte sur un auteur ou plusieurs. Or ce distinguo est en partie artificiel et sûrement révisable, mais les études philologiques sur la terminologie sont quasi inexistantes dans le volume. La différence n’est pas établie ni recherchée entre epitome et excerpta (voir p. 81), ni la recherche théorique sur la typologie des récritures abrégeantes malgré le constat d’une lacune et les pistes suggérées (8-9). La remise en cause des qualifications traditionnelles est rare (voir pourtant Yardley : 473) à l’exception de l’étude de Hellmann sur le de Plantis (considéré comme épitomé mixte de traités aristotélicien et théophrastéen qui pourrait (1) être autonome et non une récriture fidèle, (2) strictement d’inspiration aristotélicienne [p.572-574]). En outre, si la question des principes du choix des conservanda et des amittenda est régulièrement abordée dans les enquêtes monographiques, on ne trouve pas, en revanche, d’étude génétique serrée sur les processus concrets d’épitomisation, même au sujet des notes de lecture (hypomnèmata) de Plutarque (Beck). Par ailleurs, l’utilisation d’intermédiaires pour les compilations tardives, qui vient toujours à l’esprit, est difficile à établir et parfois (comme pour Stobée, lecteur des originaux lyriques anciens) contestable (Bowie) ; on le saisit, par exemple, dans le fait que Diodore, même en utilisant des sources intermédiaires (épitomé1), qu’il réduit lui-même (épitomé2) propose un texte très proche de la source (Bleckmann).
Fatalement certains auteurs anciens font de la résistance et les études ne peuvent débrouiller l’écheveau d’oeuvres monstrueuses comme celle de Plutarque ou, plus encore, de Stobée (qui bénéficient de deux articles chacun). Si le goût et les pratiques abréviatives (ou compilatoires) du prolixe polygraphe qu’est Plutarque (König) à travers les collections et propos de table méritent l’attention nous sommes peu éclairés sur les étapes de composition ; et si l’usage de recueils personnels de ce type pour la composition de traités est certain l’écart textuel (lettre et ordre) entre les deux états du matériau collecté (dans les hypomnèmata et dans les traités) est parfois ténu (Beck : 365). Stobée est plus « typhonien » encore et son cas exemplaire : les avancées précieuses et coûteuses sur cette oeuvre d’une grande complexité, sans structure fixe, ouverte à toutes sortes d’altérations, et couvrant toute la littérature antique (Piccione : 622) ne semblent pouvoir, par définition, déboucher sur une synthèse.
Ce recueil important sur un domaine complexe et fécond, qui offre l’intérêt aussi de présenter de la part de spécialistes érudits une version « condensée » d’enquêtes antérieures et spécialisées (Mülke, Mansfeld, Dubischar, Piccione, Van Eijk, Schamp…), contribue à habiliter dans l’histoire littéraire la tâche de « condensateur », et montre avec pertinence et érudition que, pour reprendre la distinction de Mansfeld (p.120) la « Rezeptions-/ Traditionsgeschichte » tend à remplacer heureusement la « Quellenkritik/ -forschung » chère à l’école allemande du XIXe siècle.
Contributeurs du volume : Mark Beck, Bruno Bleckman, Ewen Bowie, Jane Chaplin, Markus Dubischar, Andrew R. Dyck, Philip van der Eijk, Marco Formisano, Oliver Hellmann, Marietta Horster, Martin Hose, Hervé Inglebert, Jason König, Anneli Luhtala, Jaap Mansfeld, Stephanos Matthaios, Peter von Möllendorf, Judith Mossman, Markus Mülke, Rosa Maria Piccione, Christiane Reitz, Jacques Schamp, Guido Schepens, Stefan Schorn, Cristiana Sogno, Pierre Swiggers, Tim Whitmarsh, Alfons Wouters, John Yardley.
Arnaud Zucker
[[1]] 1. Palingenesia. Schriftenreihe fur Klassische Altertumswissenschaft : Antike Fachschriftsteller : Literarischer Diskurs und sozialer Kontext (2003, n° 80), et Wissensvermittlung in dichterischer Gestalt (2005, n°85).[[1]]
[[2]] 2. voir T. Hägg, Photios als Vermittler antiker Literatur. Untersuchungen zur Technik des Referierens und Exzerpierens in der Bibliotheke, Uppsala 1975. [[2]]
[[3]] 3. Sur ce point voir en particulier Oribase dans Photios cod. 173. [[3]]
[[4]] 4. Synopsis de mon ouvrage sur le pouls, Kühn, XI.3, 431-432. [[4]]
[[5]] 5. L. Oppelt, «Epitome», Reallexikon für Antike und Christentum, Stuttgart 1962, p. 944-973 [p. 946].
[[6]] 6. Voir Théon, Progymn., 2.62.10 sq. ; Quintilien, Inst. Orat., 10.5.4. [[6]]
[[7]] 7. P. Grice, « Syntax and Semantics » dans cole, J. l. morgan eds., Speech Acts, New York 1967, p. 4158.[[7]]
[[8]] 8. N. luhmann, Soziale Systeme, Frankfurt 1984.[[8]]
[[9]] 9. Voir Galien, Kühn, 9.433, cit. p. 73.[[9]]
[[10]] 10. À la suite de Paul Jal. Voir P. Jal, Abrégé des livres de l’histoire romaine de Tite Live, Paris 1984, ; « À propos des Histoires Philippiques : quelques remarques », REL 65, 1987, p. 194-209. [[10]]
[[11]] 11. Voir L. Opelt, op. cit. [[11]]