Dans son ouvrage Gift and Gain: How Money Transformed Ancient Rome, Neil Coffee a rassemblé, développé et complété plusieurs de ses travaux antérieurs afin de dresser un tableau diachronique de « la culture de l’échange dans la Rome antique ». Il veut y démontrer comment cadeaux et faveurs vont se transformer en moyens de paiement ou autres contrats. Ce travail abouti comporte 296 pages qui sont successivement organisées en 172 pages de texte divisé en six parties inégales, 18 pages de tableaux statistiques, 70 pages d’appareil critique, 22 pages de bibliographie, puis 14 pages d’index.
Dans la première partie (p. 1-22), N. C. explique en quelques pages l’objet de son étude construite sur quatre mots gifts, exchange, gain et generosity ; il fonde son exposé introductif sur des travaux de Bourdieu, Weber et Foucault. Cette démarche soulève un problème, car, pour étudier le monde romain, l’auteur recourt d’emblée à des concepts clairement exprimés dans les langues modernes, comme si la langue latine avait fait de même pendant des siècles. Les réflexions de Benveniste consacrées au don et à l’échange font ici défaut (Le vocabulaire des institutions indo-européennes, I, ch. 5-6) ; de façon plus générale, N. C. n’a pas retenu ce linguiste dans sa bibliographie. N. C. définit à partir de ses remarques liminaires une grille de lecture pour les quatre périodes qu’il se propose d’explorer ; chacune d’elles constituera une partie de l’ouvrage avec pour titre respectif : « Early Rome: Foundation », « The Middle Republic: Adaptation », «The Late Republic : Exploitation » et « The Early Empire: Separation ». Il s’agit d’un plan strictement chronologique et global, conçu par période. Le choix de l’auteur peut se justifier, mais il rend difficile toute approche transversale d’un même sujet au fil du temps, comme, par exemple, les adaptations juridiques. Seul un lecteur connaissant une problématique précise peut la retrouver diluée au fil des chapitres. Des approximations historiques entachent cette introduction méthodologique ; par exemple, en généralisant l’absence de « police force » et « fire department » dans l’Empire romain, l’auteur écarte le rôle des cohortes de vigiles créées par Auguste (Dig. 1.15).
La deuxième partie de l’ouvrage consacrée à la période archaïque est brève, probablement par défaut de sources directes (p. 23-30). N. C. justifie ici son raisonnement en se servant à la fois de mythes romains rapportés par les Anciens (Macrobe, Denys d’Halicarnasse), et de réflexions anthropologiques, comme celles de Mauss. N. C. considère que le très ancien droit romain est lui aussi révélateur de la banalité du don, présent dans le contrat de dépôt, le depositum. Ce contrat, mentionné dans la Loi des XII tables, était en effet fondé sur la gratuité de la garde d’un bien au profit du déposant. Un obstacle s’oppose toutefois à ce raisonnement : quand la garde ne coûtait rien au dépositaire, il n’y avait pas vraiment de don. En revanche, le contrat garantissait la restitution du bien au déposant ou à ses héritiers. Selon l’auteur, la dualité entre le don et le contrat s’installe alors pour des siècles jusqu’à devenir un trait caractéristique du monde romain où les volumes d’échange vont sans cesse s’accroître, à titre onéreux ou gratuit, notamment de la part des patrons en faveur de leurs clients.
La troisième partie de l’étude vise l’adaptation de la société républicaine à ces transformations (p. 31-86) ; quatre chapitres couvrent ainsi la période allant de Caton aux Gracques. N. C. explique pour commencer que les Romains vont enrichir leur droit de nouvelles dispositions pour, d’une part, répondre aux nouvelles pratiques du commerce, et, d’autre part, limiter les dérives associées à l’abondance d’argent. Sans les classifier, N. C. aborde ainsi des mesures relevant aussi bien du droit public que du droit privé, et dont l’esprit modifie ou encadre les dons. Sont alors examinés les prêts rémunérés, le plafonnement des dons (y compris ceux d’une femme au profit de son mari), et la corruption électorale. L’auteur aurait pu utiliser ici les travaux de Cristina Rossilo López[1], mais il ne cite pas du tout cette historienne dans sa bibliographie. De même, n’est pas évoquée la permutatio, acte de commerce non monétarisé, pourtant commenté par les jurisconsultes romains (Dig. 19.4). Grâce à un recensement lexical précis, N. C. va ensuite clairement démontrer comment s’est répandu un goût pour l’avidité au sein du peuple romain, au point de susciter la réaction de moralistes comme Caton et Ennius. L’auteur laisse paraître sans équivoque combien ces dernières tentatives furent vaines tandis que la générosité suscitait une émotion certaine, à suivre les méticuleuses lectures de Plaute et de Térence faites dans l’ouvrage. L’emploi des mots lībĕrālĭtās et lībĕrālĭtĕr y est étudié, quantifié et comparé ; N.C. manque peut-être de prudence dans sa méthode, car les règles de scansion de la poésie latine imposent davantage des rythmes dans les mots qu’un sens précis pour chacun d’eux. En l’occurrence, le mot lībĕrālĭtās a une finale longue, et non lībĕrālĭtĕr. En conséquence, leur emploi n’est pas toujours comparable dans des vers. L’étymologie de ces termes essentiels n’est pas abordée, c’est regrettable. N. C. poursuit son étude en montrant habilement comment les auteurs anciens analysèrent le conflit grandissant entre avidité et générosité au point d’aboutir à l’assassinat des Gracques. Selon lui, l’élite romaine accumulait par simple avidité des richesses inutiles au détriment des plus humbles auxquels les Gracques voulaient redistribuer des terres par l’effet d’une loi, en transposant leur propre éthique de la générosité individuelle à une générosité collective. Cet idéal n’ayant pu prospérer, la monnaie, explique N. C., va poursuivre son essor jusqu’à s’emparer de la vie publique et de la vie privée pour la satisfaction des plus cupides.
La quatrième partie de la démonstration conduit jusqu’à l’avènement de l’Empire (p. 87-134). N. C. met tout d’abord en avant le synchronisme marquant l’évolution des échanges matériels et les adaptations du langage socio-économique. Il fonde son explication sur d’imposantes données statistiques visant deux groupes de mots ; en premier, celui composé de pecunia, avaritas, aes alienum et liberalitas, ensuite, celui fait de lucrum, quaestus, et faenus. Cette démarche rencontre deux obstacles éventuels, l’un relatif à la nature des œuvres utilisées, et l’autre à leur étendue chronologique. Certaines sources utilisées sont en vers, et, comme déjà dit précédemment, c’est le rythme qui dicte des mots. Les documents ici analysés ayant été rédigés au cours de quatre siècles, rien ne garantit que les mots étudiés aient conservé un sens identique tout au long de la période, surtout dans un contexte aussi sensible que le monde des affaires. La démonstration demeure néanmoins pertinente et convaincante. Les propos de N. C. seront ensuite tout autant persuasifs quand il établit le lien entre l’émergence de nouvelles priorités et l’apparition de cycles lexicaux au gré des changements comportementaux. Des mots devenus trop banals ne pouvaient plus, en effet, exprimer des nouvelles préoccupations. L’auteur conclut à l’apparition de deux attitudes lorsque l’élite allait manifester sa générosité, l’une fastueuse pour se construire une belle image auprès du plus grand nombre, l’autre plus intime pour se forger un solide réseau relationnel resté sensible au don et au contre-don. Dans une limpide présentation, N. C. distingue alors les divergences de Cicéron, César, Salluste et Cornélius Népos pour qualifier le nouveau monde en train d’apparaître autour d’eux et où circule abondance d’argent et de dons. Selon la sensibilité de chacun de ces Anciens, N. C. y voit nostalgie, manipulations, rejet ou optimisme.
La construction chronologique de l’ouvrage amène à une dernière partie relative au début de l’Empire et allant jusqu’à Sénèque (p. 137-164). Dans cette section, N. C. dégage les orientations du nouveau régime institutionnel à l’égard du gain et du don. Aucune menace ne vient contrarier leur existence, seules des dispositions inédites viennent les encadrer à des fins politiques et de stabilisation du nouvel ordre établi. À l’intérieur de Rome, la générosité publique devient une exclusivité impériale, hormis les banquets que de riches particuliers sont toujours autorisés à donner. Quand Auguste faisait preuve de largesse envers un individu, son ampleur n’aurait su susciter de réciprocité. À l’extérieur de Rome, au contraire, les personnages fortunés étaient invités à contribuer au bien-être public. De nouvelles lois allèrent, comme dans les temps passés, limiter les dons, mais aussi permettre de poursuivre les affranchis en cas d’ingratitude de leur part envers leur ancien maître. N. C. met parfaitement en relief l’ambiguïté qu’a fait naître la politique impériale : Auguste utilisait les dons pour créer un sentiment d’émulation, mais aussi de subordination. Pour N. C., la tentative d’Auguste de rapprocher les composantes sociales par le don et la réciprocité n’a pas abouti : le don redeviendra un objectif de gain. À défaut de mieux, Sénèque invitera à se détourner de ce constat par une retraite
de l’esprit.
Dans sa conclusion qui tient lieu de sixième partie, N. C. place Rome à mi-chemin vers la modernité à cause de la persistance du don au milieu d’une économie de plus en plus monétarisée et mercantile. Le reproche peut être ici fait à l’auteur de ne pas avoir envisagé comment le don était traité dans les comptabilités des parties, surtout que lui-même mentionne les travaux de G.E.M de Sainte-Croix.
Malgré les objections soulevées jusqu’ici, l’ouvrage de N. C. constitue une solide, sérieuse et innovante référence pour comprendre pourquoi, à divers moments de l’histoire de Rome, la générosité fut ressentie tantôt offerte, tantôt vendue, comme l’avait constaté Cicéron (De leg., 1.48).
Les annexes de cette monographie forment un riche dossier statistique fait d’occurrences lexicales classées par auteur et relatives aux principaux concepts envisagés dans les explications. La bibliographie est riche d’environ trois cent vingt auteurs, mais N. C. a principalement utilisé des sources modernes écrites en anglais : en conséquence, des réflexions de nombreux chercheurs ont pu lui échapper. Parmi les références citées figure seulement une demi-douzaine d’auteurs dont les ouvrages, sans être nécessairement récents, sont rédigés en français. Ici se pose à nouveau une question majeure pour les auteurs francophones : faut-il continuer à publier des travaux en français en gardant l’espoir de les voir largement diffusés ?
Gérard Minaud, Chercheur associé Centre Camille Jullian
[1]. La corruption à la fin de la République romaine, Stuttgart 2010.