Ce volume, élégamment imprimé, représente pour l’essentiel les actes d’une journée d’études tenue le 9 avril 2011 à l’ENS de Lyon, sur le thème des rapports entre comédie antique et morale, vaste sujet dont les limites ont dû être à la fois précisées et assouplies, comme cela est enregistré ici par le titre.
Sur les sept communications que compte l’ouvrage, trois concernent Ménandre, quatre Plaute. La première communication, présentée par Christophe Cusset et intitulée « La norme dans l’espace dramaturgique et son détournement : le cas du Phasma de Ménandre », présente à nouveau le gros problème posé par le panneau P5 de la mosaïque de Mytilène tel qu’il est justement interprété par ses premiers éditeurs S. Charitonidisæ, L. Kahil et R. Ginouvès. Un « résumé » de la pièce que l’on trouve dans Donat, éd. Wessner, indique que l’« Apparition » est une jeune fille que sa mère, qui doit dissimuler cette maternité, peut voir grâce à une porte aménagée en chapelle entre deux maisons voisines. Mais comment, dans un théâtre antique, représenter un tel aménagement intérieur ? La mosaïque suggère que cette porte ouvrait directement sur la scène comme porte centrale, ce qui est certainement la seule solution possible, comme le veut Ch. Cusset, qui reste cependant prudent. Pour conforter cette prudence, je ferais appel à un autre « résumé », plus précis que celui ordinairement invoqué et publié par Andrew Turner, « Unnoticed Latin Hypotheses to Two Plays Mentioned by Terence: The ‘Phasma’ of Menander and the ‘Thesaurus’ », Hermes, 138, 2010, p. 38-47. Il confirme l’impression que l’on peut avoir que ces « résumés » ont été faits à partir du seul prologue retardé – dont nous avons ici le début grâce au papyrus de St Pétersbourg. Or la mosaïque illustre une scène de l’acte II dont nous n’avons aucun équivalent textuel. En raison de cette distance et de l’ignorance qui est la nôtre dans le second cas, il faut donc rester prudent, même si, les deux fois, c’est le concept d’« Apparition » qui est central.
La communication suivante due à Valeria Cinaglia et intitulée « Établir des normes avec les autres : le Dyscolos de Ménandre et l’éthique d’Aristote » montre comment les personnages de Ménandre, en l’occurrence le vieux paysan Cnémon et le jeune amoureux Sostrate du Dyscolos, loin d’être des caractères figés, font, au cours de la pièce, des progrès dans le domaine de la connaissance éthique, progrès difficiles dans un cas en raison de l’isolement dans lequel s’enferme le personnage, plus évidents dans l’autre dans le cadre de l’amitié. Ce thème de l’amitié amène à constater une convergence d’idées entre Ménandre et Aristote sans que Cinaglia se risque à rappeler que le poète comique a été l’élève du Lycée. Puisque l’éthique, thème du colloque, est normalement au centre de cette communication, il eût été sans doute utile, pour donner un plein relief aux caractères de la comédie ainsi étudiés, d’analyser la portée politique de cette éthique comme nous avons la possibilité de le faire grâce à notre connaissance de la date de la pièce. Affolé par les troubles du temps et les violences du parti démocratique, Cnémon en est venu à se retirer de toute vie publique et, par conséquent, oubliant toute solidarité, à ne pas appuyer la politique censitaire de Démétrios de Phalère.
Dans sa communication intitulée « Ordre et justice dans l’œuvre de Ménandre : à la recherche d’une norme comportementale », Nathalie Lhostis insiste sur la tension entre deux conceptions de la justice, l’une sociale, l’autre d’ordre moral. Dans la comédie de Ménandre, l’injustice, c’est avant tout le viol d’une jeune fille libre, désordre social qui ne peut être réparé que par le mariage, mais, même hors de ce cadre, quand la femme est déjà liée à un homme par concubinage, il existe d’autres injustices, impliquant un degré plus ou moins grand de responsabilité de la part de leur auteur, et qui ne peuvent avoir une fin heureuse que si l’héroïne ainsi atteinte retrouve sa famille à la suite d’une reconnaissance ; c’est dans ces conditions que les cas d’adultère peuvent être évoqués mais alors qu’ils ne reposent sur aucune réalité juridique ou objective. Le second point traité par N. Lhostis est celui de la distorsion de la notion de justice en fonction du rang social : mépris des riches pour les pauvres, sentiment des pauvres d’être les victimes de l’hybris des riches. C’est alors que, dans la comédie de Ménandre, le critère moral prend toute son importance. À partir du vocabulaire, N. Lhostis se livre à de fines analyses, toujours convaincantes, mais qui ne trouvent pas toujours, à mon avis, le bon contexte. Je ne pense pas, en particulier que le poète écarterait le système aristocratique (purement social ?) au profit de valeurs démocratiques (c’est-à-dire purement morales ?). Le thème de la juste rétribution ne s’accommode pas de cette opposition rigide. Le pouvait-il ? Ce qu’on sait de Ménandre fait de lui non pas un démocrate mais un aristocrate libéral.
Le titre de la communication de Jean Christian Dumont : « Morale de Plaute ou morale de ses modèles ? », première de la série latine, est dès l’abord très alléchant. On ne saurait nier que les Latins aiment les leçons de morale et Plaute n’échappe pas à la règle. Mais a-t-il, dans ce domaine, un système cohérent de pensée ? Présentant plusieurs comédies de cet auteur (Captifs, Trinummus, Bacchides, Rudens) et constatant leurs divergences sur le plan moral, J.Ch. Dumont conclut par la négative en suggérant que le poète se contente de reproduire sur ce point l’orientation des différents originaux qu’il adapte jusque dans certains détails purement grecs et difficilement compréhensibles pour le Romain moyen. La difficulté, à mon avis, vient de ce qu’ordinairement nous ignorons tout des modèles adaptés par Plaute et qu’il serait très risqué de plaquer sur eux ce que nous savons par le poète latin. Quand il s’agit de Ménandre, les choses peuvent être plus claires : il apparaît que Plaute a une vision qui lui est propre et revient à plusieurs reprises : il n’aime pas le libéralisme de son modèle et n’y voit que décadence de « Graeculi » durcissant le trait pour que sa démonstration porte davantage. On peut supposer que Nietzche trouvera dans ce fait une partie de son inspiration quand il écrira sa Naissance de la tragédie.
Dans cette perspective, un heureux complément à la communication de J.Ch. Dumont est apporté par celle de Christina Filoche, intitulée : « Normes dramaturgiques et normes morales des dénouements de Plaute : la lusis plautinienne, ou la tension entre l’éthique et le ludique ». Le « ludique » est ce que Plaute ajoute souvent à la fin morale (c’est-à-dire avec récompense des bons et châtiment des méchants) qu’il trouve dans les modèles grecs qu’il imite : ayant souvent amplifié le rôle des esclaves pour faire rire, il va parfois jusqu’à imaginer un deuxième dénouement, à la gloire de ce type de personnage. Je suppose une fois de plus que Nietzche aura été influencé par la comédie de Plaute pour fustiger comme il l’a fait le sempiternel triomphe de l’esclave dans la comédie de Ménandre : en fait, chez le poète grec, la ruse de l’esclave est étroitement contrôlée et ce sont des causes naturelles (la faiblesse due à un défaut) qui provoquent in fine la déconfiture du méchant.
La communication d’Isabelle David, intitulée : « Morale et illusion dramatique dans les comédies de Plaute » apporte alors une précision importante : s’il y a une morale dans les comédies de ce poète, c’est une morale en actes, révélée par la conclusion de la pièce, non en paroles ; les propos moralisateurs de tel ou tel personnage peuvent en effet faire l’objet de critiques et de moqueries, souvent mises en valeur par une rupture de l’illusion théâtrale. La rupture de l’illusion théâtrale est propre à la comédie en tant que genre et on la trouve aussi bien chez Ménandre quand un de ses personnages s’adresse directement aux spectateurs. La distance que le poète peut prendre par rapport aux propos moralisateurs de ses personnages se trouve également chez Ménandre où elle est même systématique dans la mesure où tous les personnages (sauf la jeune première) sont des personnages comiques, suscitant le rire. Mais ici, me semble-t-il, une distinction s’impose entre Plaute et Ménandre : le poète grec laisse toujours à son public le soin de faire lui-même la critique des propos moralisateurs qu’il entend et qu’il peut mettre immédiatement en rapport avec le caractère et les intérêts de celui qui les tient. Plaute au contraire croit bon parfois de souligner cette critique par la rupture de l’illusion théâtrale, ajout efficace à effet comique. Doutait-il à ce point de l’intelligence de son public ?
Il est difficile de se faire une image de ce que représente le proxénète dans ce qui nous reste du théâtre de Ménandre : sans doute très présent dans le Flatteur où il est coincé entre deux rivaux, le personnage reste lointain dans le Cithariste et l’Arbitrage. La communication de Marion Faure-Ribreau, intitulée : « Le leno, parjure par convention : implications dramaturgiques du portrait moral d’une persona comique » n’en est que plus intéressante quand elle explique pourquoi le personnage est si fréquemment représenté dans le théâtre de Plaute comme stéréotype, celui du leno parjurus : il incarne en effet l’absence de fides, cette valeur fondamentale en milieu romain ; il devient alors une cible de choix pour l’esclave rusé qui l’amène à perdre toute prudence et à croire (credere), alors qu’il est si méfiant, ce qu’on lui dit ; on retrouve à l’occasion la même thématique dans le théâtre de Térence.
Dans une communication intitulée « Détours et retours dans la Casina de Plaute », David Konstan, au terme d’une analyse détaillée de cette comédie, y décèle la superposition de deux intrigues dans la cadre d’une rivalité entre un père et un fils, tous deux amoureux d’une même esclave : une intrigue traditionnelle où l’esclave étant reconnue citoyenne peut être épousée par le fils et une intrigue plus farcesque, qui prend finalement le dessus et voit l’humiliation du père volage par son épouse. En somme, la Casina, sans doute la dernière comédie de Plaute, montre l’accentuation chez ce poète du caractère moralisateur. Il est impossible de dire quoi que soit de la pièce de Diphile qui sert de point de départ à son inspiration.
La tâche difficile de conclure une journée d’étude aussi riche a été confiée à la latiniste Marie-Hélène Garelli qui a intitulé son texte de façon significative : « La Comédie Nouvelle : jeu moral ou jeu sur la morale ». Elle oppose en effet le caractère sérieux de la morale et le rire qui est la fin de la comédie. Fortement influencée par le théâtre indien ou du moins sa théorie telle qu’on la trouve dans un traité sur le drame comme le Natyasastra, elle est plus intéressée par le jeu des codes dramaturgiques que par celui des normes morales, et finalement, pour elle, s’il faut considérer une morale dans la comédie, c’est avant tout celle de l’auteur en tant qu’auteur, quitte à quitter Plaute pour Térence et Ménandre pour Aristophane. C’est après tout une façon de marquer la distance qui oppose le grand poète de la Comédie Nouvelle grecque et ses adaptateurs latins.
Les références bibliographiques, présentées en abrégé dans les notes, sont explicitées et classées en fin de volume.
Alain Blanchard