Sous ce titre qui joue du mélange des contextes, Filippo Coarelli présente trois études sur Délos, chacune d’étendue inégale. La première (« Lo hieròn di Apollo », p. 17-160) est une présentation générale du sanctuaire et des différents cultes qu’il abrite. La seconde (« Gli Antigonidi a Delo », p. 161-264) étudie la présence antigonide à travers les trois monuments du Dôdékathéon, du Néôrion et du Portique d’Antigone. Le troisième (« L’“Agora des Italiens” e il commercio degli schiavi », p. 265-484) revient sur le rôle supposé de l’Agora des Italiens comme marché aux esclaves et, plus largement, sur les enjeux de ce commerce à Délos en lien avec la communauté italienne de l’île. Le livre s’achève par un court appendice (« Verre, Dolabella e L. Aufidius Bassus », p. 485-492, qui conclut à l’attribution de la Maison des Sceaux dans sa phase finale à L. Aufidius fils).
Comme l’explique l’auteur dans l’introduction de l’ouvrage, ces trois chapitres entendent illustrer les trois périodes majeures de l’histoire de l’île, la période archaïque et classique, la période hellénistique puis la période romaine qui correspond à la fois à la basse époque hellénistique et à la période tardo-républicaine. Mais ces trois chapitres tendent à donner trois images de l’île qui pourraient correspondre à des caractéristiques de chaque période, la construction progressive des cultes aboutissant à la mise en œuvre d’une démonstration de pouvoir dynastique pour terminer en hégémonie commerciale sous l’égide de Rome. C’est là une interprétation contestable de l’histoire délienne, qui ne tient pas compte des continuités et qui risque, comme le laisse entendre le sous-titre du livre, de contribuer à figer ces images en une vision évolutionniste assez caricaturale dans laquelle le politique succède au religieux avant de se fondre dans l’économique de l’expansionnisme romain.
Loin d’être une synthèse sur les activités économiques de « marchands du temple » installés à l’intérieur de l’espace sacré, ce livre est, disons-le d’emblée, le recueil de travaux complémentaires à des publications antérieures de l’auteur, et essentiellement fondé sur ses cours universitaires. Le chapitre III est en particulier l’occasion de reprendre une polémique ancienne et des arguments avancés depuis 1982[1].
En dépit de l’excellente présentation matérielle de ce volume richement illustré – parsemé toutefois de plusieurs coquilles dans les citations de termes français, comme le « Monument des Toreaux » systématiquement dans cette graphie fautive – on ne peut que regretter, disons-le également d’emblée, que la bibliographie en reste sur bien des points à un état parfois ancien de la recherche. Même si quelques ouvrages récents sont cités dans la bibliographie finale de l’ouvrage, leurs conclusions n’ont manifestement pas été prises en compte dans la rédaction. Plusieurs articles récents qui abordent des questions en rapport avec les chapitres de l’ouvrage n’apparaissent pas non plus dans la bibliographie[2]. Dans le chapitre III, l’auteur reconnaît lui-même que son étude sur l’Agora des Italiens a été rédigée pour l’essentiel en 2000, et donne ensuite, pour en révoquer les conclusions en s’appuyant sur sa démonstration précédente (p. 428-449), un commentaire de l’ouvrage de M. Trümper paru en 2008. La récente publication de l’Atlas de Délos[3], de même que la toute récente mise en ligne du WebSIG de Délos par l’EfA (https://sig-delos.efa.gr), dans la continuité de ce travail dirigé par J.-Ch. Moretti et L. Fadin, risque d’ailleurs de remettre en question certaines affirmations du livre de F. Coarelli sur l’architecture des édifices considérés.
Les inscriptions ne sont pas toujours citées avec leurs références au corpus (par exemple p. 62 : « un conto molto frammentario di lavori del 301 a. C » avec en note la référence à Courby 1921, p. 201-202 et non à IG XI 2 146 ; p. 181, « nei conti più antichi » avec référence à Bruneau 1970 p. 439 et non à IG XI 2, 158 ; p. 197, la référence est IG XI 4 et non ID) et l’absence d’index ne facilite pas non plus la consultation des sources.
Le livre est écrit dans un style enlevé et avec une verve qui en rend la lecture agréable, même si, sur plusieurs points, l’auteur fait largement usage de l’argument d’autorité. À propos du Pythion par exemple, F. Coarelli revient sur le rôle de la série des offrandes de phiales dans la chronologie, pour réaffirmer avec force la validité des thèses de Th. Homolle sans pourtant véritablement argumenter contre des objections ultérieures[4], se contentant de qualifier ces dernières de « complètement hors de propos » (p. 158). Or il ne suffit pas, pour mettre en évidence la force de l’influence athénienne dans l’île, d’affirmer que tout est politique dans la domination qu’Athènes exerce sur Délos pour que la chose soit démontrée, là où d’autres analyses[5] ont montré la complexité des constructions idéologiques de l’impérialisme athénien. On ne voit guère non plus ce qui légitimerait le qualificatif lapidaire de « particolarmente debole » (p. 201, n. 115) pour qualifier l’article d’E. Will en 1951[6], dans lequel l’auteur argumente de manière détaillée contre l’idée d’une origine du modèle architectural du panthéon romain que K. Ziegler et O. Weinreich voulaient trouver dans le culte grec des Douze Dieux et la forme ronde de la tholos.
Le premier chapitre, consacré au hiéron d’Apollon, a le mérite de reconstruire une histoire continue des présences politiques qui ont exercé une influence sur Délos à travers l’iconographie statuaire, consacrant en particulier de longs passages à l’analyse du mythe de Thésée et à sa version délienne, liée à l’influence athénienne qui s’exerce dans l’île dès Pisistrate, mais aussi aux Vierges Hyperboréennes et à la dualité de l’Apollon délien et delphien.
Ce premier chapitre entend présenter le cadre général de la construction du paysage religieux de l’île d’Apollon et reprend d’ailleurs plusieurs dessins de Ph. Fraisse issus des volumes 32 (1979), 39 (2001) et 40 (2002) de l’Exploration archéologique de Délos. Mais F. Coarelli suit essentiellement les interprétations de P. Courbin (dans des articles parus entre 1973 et 1987) qui ne sont pas celles que retient la dernière édition du Guide de Délos (2005) qui s’appuie quant à elle sur des travaux plus récents (en particulier, pour l’étude de l’architecture archaïque, ceux de G. Gruben[7]). De même, ce sont des interprétations anciennes, dues à F. Courby, Ch. Picard et R. Vallois, qui sont réaffirmées dans ce premier chapitre, alors que des travaux ultérieurs ont repris à nouveaux frais et avec des conclusions différentes l’étude de plusieurs des monuments invoqués par F. Coarelli[8]. Les affirmations de cet ouvrage, en particulier sur la chronologie des temples d’Apollon, risquent donc d’induire le lecteur en erreur. Mais il devra aussi être confronté à la publication dirigée par R. Étienne dans l’EAD (à paraître) et consacrée à ce même hiéron, où le schéma historique proposé par G. Gruben pour les constructions archaïques du sanctuaire est à son tour contesté.
Le second chapitre est consacré à l’analyse de la présence antigonide à Délos, appuyée sur l’étude de trois monuments dont F. Coarelli entend démontrer l’attribution, parfois contestée, à la dynastie antigonide : le Dôdékathéon, le Néôrion et le Portique d’Antigone Gonatas.
Il offre une bonne synthèse sur les éléments architecturaux du Dôdékathéon mais aussi des éléments de statuaire avec en particulier la tête d’une statue colossale dans laquelle tous les spécialistes ont reconnu une figure royale, ceinte d’un diadème. Suivant plusieurs indices déjà relevés par d’autres savants, F. Coarelli voit dans cette statue une représentation de Démétrios Poliorcète, durant la période de domination antigonide sur les Cyclades. La deuxième statue dont la base dans la cella du temple révèle l’emplacement serait alors celle d’Antigone Monophthalmos. Pour F. Coarelli, le Dôdékathéon, créé à l’époque archaïque sur le modèle de celui d’Athènes, a bel et bien été un sanctuaire dynastique des Antigonides, mais après la chute de Démétrios Poliorcète en 287, a nécessairement subi une reconversion en faveur d’un culte ptolémaïque, avant de redevenir Antigonide après le retour de Gonatas dans les îles.
Si un espace d’évergétisme antigonide peut assurément être identifié dans cette partie de l’île, faut-il pour autant évacuer si rapidement l’hypothèse d’une statue d’Alexandre le Grand[9] ? Un passage de Diodore de Sicile (XVIII 4, 2-5) rapporte l’existence d’un memorandum d’Alexandre dans lequel le conquérant envisageait l’édification de six temples dans les principaux sanctuaires de Grèce et de Macédoine, dont Délos. Même si les Macédoniens décidèrent, dit Diodore, de ne pas appliquer ce programme trop coûteux, la question du Dôdékathéon et du culte d’Alexandre dans les premières décennies du IIIe s. à l’initiative des rois devrait, en réalité, être reprise à la lumière de l’étude du culte royal d’Alexandre et de son rôle dans la légitimation des monarchies hellénistiques[10]. En effet, si l’on accepte avec F. Coarelli l’interprétation de J. Marcadé en dépit des objections d’É. Will, pour voir dans le temple le lieu où étaient abritées douze statues de divinités, et si ce n’est pas une statue de Zeus qu’il faut placer sur la grande base, il faudrait penser que c’est un cas de culte synnaos theos que donne à voir le Dôdékathéon délien, dont le développement chronologique reste tout de même à préciser car ce serait alors le cas le plus anciennement attesté de culte dynastique.
C’est en réalité l’étude de tout ce secteur immédiatement au Nord du sanctuaire qu’il faudrait reprendre, en rompant avec les dommages causés par la logique des études par monuments, comme le souligne justement F. Coarelli (p. 161) à la suite de Ph. Bruneau. Le chapitre aborde dans cette optique la question du démantèlement du dispositif hellénistique. Contre l’interprétation traditionnellement admise de R. Vallois, et à la lumière des parallèles d’Athènes (un unique autel pour les douze dieux) et d’Olympie (six diades), F. Coarelli reprend l’hypothèse de P. Roussel et voit dans la triade constituée par Athéna, Zeus et Héra, à l’emplacement du Dôdékathéon, une transposition grecque de la triade capitoline établie à l’époque de la construction de l’Agora des Italiens, qui aurait en même temps désacralisé l’espace du Dôdékathéon, détruit, et du Létôon, diminué.
Pour le Néorion, écartant l’hypothèse d’une consécration d’époque classique[11], F. Coarelli propose une construction en deux temps, commencée après la victoire de Démétrios Poliorcète à Chypre et destinée à accueillir la consécration de son navire, puis interrompue subitement et reprise avec des modifications de longueur par Gonatas pour célébrer sa victoire de Cos. Mais il envisage également, entre ces deux phases, une période d’abandon correspondant à l’hégémonie lagide qui ne pouvait voir d’un bon œil l’exaltation, à Délos, de ses anciennes défaites. F. Coarelli voit ainsi dans l’ensemble constitué par le Dôdékathéon, le Néorion et le Portique un programme unitaire réalisé en une cinquantaine d’années entre la fin du IVe s. et le milieu du IIIe s. Là encore, c’est l’étude complète du monument, due initialement à Chr. Llinas et encore inédite, qu’il faudrait reprendre et publier. C’est aussi la question de la présence lagide à Délos qui méritera à l’avenir un réexamen.
Plus largement, dans ce chapitre F. Coarelli revient à une vision dynastique – et finalement très romaine aussi – des rapports de pouvoir à Délos, parlant de « guerre idéologique qui caractérise les interventions des souverains hellénistiques qui furent les hegemones successifs des Cyclades » (p. 198) là où Ph. Bruneau insistait sur le respect du caractère sacré des lieux qui se traduirait par l’absence de transformations des cultes établis, les uns venant s’ajouter aux autres, sans éradication au service de l’affirmation des pouvoirs successifs. Mais l’une et l’autre prises de position demandent en fait à être nuancées par l’importance, bien mise en évidence par les travaux de Cl. Vial, de la cité de Délos dont la neutralité sacrée, revendiquée dès le Ve s., prend la forme d’une diplomatie tous azimuts[12] : Délos n’est pas uniquement un espace ouvert aux ambitions dynastiques qui se traduiraient en particulier dans les monuments et inscriptions exposés par la Confédération des Nèsiotes, elle est aussi durant l’Indépendance un espace civique et politique qui assure une forme de médiation entre ces pouvoirs concurrents.
Le chapitre III, qui occupe à lui seul presque la moitié de l’ouvrage, est consacré à l’Agora des Italiens et à son rôle dans le commerce des esclaves. F. Coarelli y reprend en détail l’étude de l’édifice, d’une manière qui complète ses précédents articles sur la question, intégrant en particulier plusieurs propositions d’interprétation des groupes statuaires qui ornaient l’édifice.
Il rappelle d’abord les différentes hypothèses émises successivement sur la fonction de ce vaste édifice à cour rectangulaire portiquée, le plus vaste des monuments de Délos : place et lieu de réunion des Italiens de Délos pour Ph. Bruneau, marché aux esclaves pour M. Cocco et F. Coarelli, établissement de sport pour N. Rauh, porticus et jardin d’agrément pour M. Trümper qui a repris l’étude détaillée du bâtiment à la suite de celle qu’en avait donnée E. Lapalus dans l’EAD en 1939[13]. Mais c’est Ph. Bruneau, principal contradicteur de la thèse du marché aux esclaves[14], qui est en réalité le destinataire de cette ultime polémique : F. Coarelli continue à argumenter contre des affirmations écrites entre 1975 et 1987, sans guère y intégrer les nouveautés parues depuis. Il conviendrait aussi, sur la question des bains de l’Agora des Italiens, de reprendre l’analyse à la lumière des travaux très complets sur les bains orientaux, désormais publiés dans le cadre du programme Balnéorient[15].
Ce chapitre comporte aussi bon nombre d’analyses nouvelles et intéressantes, comme la reconstitution de la dédicace ID 1536 émanant des « Italiens d’Alexandrie » et de Lochos, au roi Ptolémée VIII Évergète II Physcôn, en 127, élément intéressant de datation des étapes de construction de l’Agora des Italiens[16]. La dispersion des fragments du groupe statuaire des Galates, dans lequel F. Coarelli voit un monument en l’honneur de Marius, s’expliquerait par la damnatio memoriae décrétée contre lui par Sylla lors de son passage dans l’île après la paix de 85. Ce groupe illustrerait la popularité bien connue de Marius auprès des negotiatores.
On a finalement le sentiment que ce sont deux arguments distincts qui se trouvent mêlés dans cette querelle historique : d’une part le rôle de Délos comme lieu de ventes massives d’esclaves, qu’il ne faut pas minimiser – ce que tendait tout de même à faire Ph. Bruneau dans son article de 1989[17] alors que F. Coarelli rassemble un bon état de la question (p. 450-481) –, d’autre part la fonction de l’édifice lui-même. Or, quand bien même la construction de l’édifice aurait débuté après la révolte d’esclaves de 130-129 (mentionnée chez Diodore et Orose), dans l’écrasement de laquelle Philostrate d’Ascalon et Ofellius Ferus auraient peut-être joué un rôle – supposition que fait F. Coarelli sur une base iconographique, à partir des armes que porte la statue d’Ofellius – la localisation des ventes d’esclaves dans cet édifice même ne s’impose toujours pas.
D’autres éléments déliens nouveaux, importants pour la question, sont ignorés, sur la topographie portuaire, la Salle Hypostyle, l’Agora de Théophrastos et la disposition de l’emporion, qui montrent la concentration des activités de vente – y compris les ventes aux enchères comme c’est le cas pour les esclaves d’après le témoignage des lexicographes – sur la ligne de rivage et dans le secteur portuaire[18] : tout cela rend improbable une fonction de l’Agora des Italiens comme marché aux esclaves. Au contraire, dans le secteur marchand du port, pourquoi ne pas voir, par exemple, dans l’Agora des Déliens, et entre autres fonctions qu’aurait eues cette place de commerce, le statarion de Délos ? La formule latine qui in statario negotiantur des dédicaces impériales d’Éphèse (IvEphesos 3025 et 646) et celle en grec des ergastai du statarion de Thiatyre (OGIS 524) trouvent, après tout, un parallèle intéressant dans les dédicaces déliennes qui se trouvent sur cette agora, au nom des ergazomenoi de la Tétragone (ID 1709 et 1725), rapprochement que n’ont pas noté les commentateurs. Or il y avait probablement aussi un « épimélète de la Tétragone » (ID 1831, restituée), approprié dans ces circonstances.
Quant à l’Agora des Italiens, les inscriptions montrent que l’édifice fut perpétuellement en chantier : n’est-ce pas une contrainte qui aurait compromis une telle fonction dans la description que donne Strabon des ventes d’esclaves à Délos? Comme le disait déjà et de façon paradoxale, à la fin de son étude détaillée, M. Trümper, il convient d’en reprendre l’étude architecturale de manière approfondie. Comme on l’a déjà dit, c’est plus exactement l’ensemble du secteur au Nord du hiéron, dont il faut reprendre l’examen.
Mais en réalité, ce qui se joue à travers les nombreuses polémiques de cet ouvrage est l’opposition entre une vision « romaine » de Délos et une vision grecque de l’île, parfois trop vite qualifiée de manière critique par l’auteur d’ « ortodossia deliana ».
L’ouvrage de ce grand spécialiste de la période tardo-républicaine rappelle la nécessité impérieuse, trop négligée par bien des chercheurs « déliens », de se tourner vers l’Italie pour comprendre Délos et, inversement, de venir interroger les sources déliennes pour éclairer des questions que posent les sources romaines. C’est ce qui rend indispensable la lecture de cet ouvrage qui a le mérite d’offrir une analyse décloisonnée des réalités déliennes, même si c’est parfois au prix de vouloir forcer des faits qui résistent, comme l’ont souligné plusieurs de ses contradicteurs par le passé. C’est d’ailleurs une vision très romaine, dans l’ambiance des luttes de pouvoir qui préparent l’impérialisme romain, que propose F. Coarelli : de manière significative, dans les deux premiers chapitres et jusqu’à la création du port franc, la cité de Délos est absente. L’île n’y est que la vitrine de pouvoirs hégémoniques et impérialistes successifs dont le dernier est Rome, là où maints travaux d’épigraphistes ont mis en évidence les interactions complexes entre les pouvoirs royaux et les réalités civiques dans le monde hellénistique.
La démarche est pourtant salutaire, qui consiste à sortir Délos de son caractère d’exception et à remettre en perspective ses vestiges, tout particulièrement dans une comparaison avec les réalités du monde romain. Pour autant, la répétition des polémiques entre les travaux de l’École française d’Athènes et d’autres études sur Délos – y compris avec l’étude de M. Trümper sur l’Agora des Italiens – tient aussi au fait que ce sont souvent des typologies planimétriques qui servent de point de départ aux comparaisons et à l’argumentation, les uns réaffirmant avec la force de l’observation de terrain les spécificités déliennes quand les autres argumentent sur des parallèles et des mises en séries, alors que les enjeux du débat résident davantage dans une analyse fonctionnelle. Le même problème méthodologique s’est posé pour les entrepôts : là où plusieurs archéologues mettaient en doute le rôle de Délos comme centre de redistribution en raison de l’absence de vestiges comparables aux horrea romains, une étude plus complète des pratiques de stockage appuyée sur plusieurs exemples méditerranéens a permis de montrer, pour le cas de Délos, les capacités d’adaptation de l’architecture à l’exiguïté de l’espace pour faire exister des fonctionnalités qui sont bel et bien, avec les Magasins du front de mer, celles des entrepôts du monde romain[19].
Sans doute est-il temps de prendre davantage la mesure du rôle central de Délos dans les organisations économiques égéennes, mais aussi d’analyser avec d’autres approches les influences multiples qui s’y exercent.
Véronique Chankowski, Université Lyon 2, UMR 5189 HiSoMA
[1]. F. Coarelli, « L’‘Agora des Italiens’ a Delo : il mercato degli schiavi ? » dans F. Coarelli, D. Musti, H. Solin éds., Delo e l’Italia, Rome 1983, p. 119-145.
[2]. Cl. Hasenohr, « Athènes et le commerce délien : lieux d’échanges et magistrats des marchés à Délos pendant la seconde domination athénienne (167‑88 a.C.) » dans K. Konuk éd., Stephanèphoros. De l’économie antique à l’Asie mineure, Bordeaux 2012, p.95-110 ; V. Chankowski, P. Karvonis éds., Tout vendre, tout acheter. Structures et équipements des marchés antiques, Bordeaux 2012, où l’on trouvera en particulier trois articles utiles pour la question : R. Descat, « À quoi ressemble un marché d’esclaves ? », p. 203-212 ; J.-Ch. Moretti, M. Fincker, V. Chankowski, « Les cercles de Sôkratès : un édifice commercial sur l’agora de Théophrastos à Délos », p. 225-246 ; Cl. Hasenohr, « Ariarathès épimélète de l’emporion et les Magasins du Front de Mer à Délos », p. 247-262 ; également R. Compatangelo-Soussignan, « Les Italiens à Délos et l’économie de l’Italie méridionale au IIe s. av. n.è. », Athenaeum 2006, p. 167-194. Plus récemment, J.Ch. Moretti, M. Fincker, « La Salle hypostyle de Délos et les espaces publics de l’économie délienne » dans U. Fellmeth et al. éds, Wirtschaftsbauten in der antiken Stadt, Internationales Kolloquium 16.‑17. November 2012 Karlsruhe, Karlsruhe 2016, p. 97‑110.
[3]. J.-Ch. Moretti dir, L. Fadin, M. Fincker, V.Picard, Atlas de Délos, Exploration Archéologique de Délos 43, Athènes 2015.
[4]. J. Tréheux, Études critiques sur les inventaires de l’Indépendance délienne, thèse inédite, Paris 1959, p. 189-198 ; V. Chankowski, Athènes et Délos à l’époque classique. Recherches sur l’administration du sanctuaire d’Apollon délien, Athènes 2008, p. 232-233.
[5]. Par exemple B. Smarczyk, Untersuchungen zur Religionspolitik und politischen Propaganda Athens im Delisch-Attischen Seebund, Münich 1990.
[6]. E. Will, « Dôdékathéon et Panthéon », BCH 75, 1951, p. 234-246.
[7]. G. Gruben, « Naxos und Delos, Studien zur archaischen Architektur der Kykladen », JDAI 112, 1997, p. 261-416 et Griechische Tempel und Heiligtümer, 5e éd. refondue, 2001.
[8]. Voir l’analyse détaillée que donnent M.‑Ch. Hellmann, F. Queyrel et Cl. Hasenohr des questions d’architecture et de sculpture dans leur compte rendu de l’ouvrage de F. Coarelli dans la Revue Archéologique 64, 2017/2, p. 391-395.
[9]. Hypothèse développée par Fr. Queyrel dans J. Marcadé dir., Sculptures déliennes, Athènes 1996, p. 84 et Fr. Queyrel, Sculpture hellénistique. Formes, thèmes et fonctions, Paris 2016, p. 148-150.
[10]. Voir déjà P. Iossif, A. Chankowski, C. Lorber éds, More than Men, less than Gods. Studies on Royal Cult and Imperial Worship, Louvain‑Paris 2011.
[11]. J. Coupry, « Autour d’une trière », Études Déliennes, Athènes 1973, p. 147-156 ; V. Chankowski 2008, op. cit. n. 4, p. 263-272.
[12]. Cl. Vial, Délos Indépendante. Histoire d’une communauté et de ses institutions, Athènes 1984 ; M.-Fr. Baslez, Cl. Vial, « La diplomatie de Délos dans le premier tiers du IIe s.», BCH 111, 1987, p. 281-312. Voir aussi tout récemment C. Constantakopoulou, Aegean Interactions. Delos and its Networks in the Third Century, Oxford 2017.
[13]. M. Trümper, Die ‘Agora des Italiens’ in Delos. Baugeschichte, Architektur, Ausstattung und Funktion einer späthellenistischen Porticus-Anlage, Rahden 2008 ; E. Lapalus, L’Agora des Italiens, Exploration Archéologique de Délos 19, Athènes 1939. Également M. Trümper, Slave-Markets in the Graeco-Roman World : Fact or Fiction, Oxford 2009.
[14]. Dans plusieurs articles rassemblés désormais dans Ph. Bruneau, Études d’archéologie délienne, Athènes 2006.
[15]. M.-Fr. Boussac, Th. Fournet, B. Redon dir., Le bain collectif en Égypte, Actes du colloque Balnéorient, Alexandrie, 1-4 déc. 2006, Le Caire 2009 ; M.-Fr. Boussac, S. Denoix, Th. Fournet, B. Redon dir., 25 siècles de bain collectif en Orient (Proche-Orient, Égypte, péninsule Arabique). Balaneia, thermes et hammams, Le Caire 2014 ; B. Redon dir., Collective Baths in Egypt 2. New Discoveries and Perspectives, Le Caire 2017.
[16]. Voir aussi L. Rossi, « Le transport interne et méditerranéen du blé égyptien : les structures institutionnelles et leurs intermédiaires commerciaux (IIe-Ier s. av. J.-C.) » dans P. Schubert éd., Actes du 26e Congrès international de papyrologie (Genève 2010), Genève 2012, p. 647-654, qui y voit des citoyens romains exerçant la mercatura maritime.
[17]. Ph. Bruneau, « L’esclavage à Délos » dans Mélanges P. Lévêque 3, 1989, p. 41-52, repris dans Études d’archéologie délienne, Athènes 2006, p. 735‑746.
[18]. Voir supra note 2.
[19]. V. Chankowski, X. Lafon, C. Virlouvet dir., Entrepôts et circuits de distribution en Méditerranée antique, Athènes 2018.