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Ce livre en 20 chapitres prend la suite de l’Histoire romaine Tome I. Des origines à Auguste, paru chez le même éditeur, 20 ans plus tôt. Il en conserve les principes d’exposé de la matière, sous la forme d’un récit sans notes ni références. Les chapitres non signés émanent de quatre spécialistes. L’histoire événementielle est privilégiée. L’ensemble des sources sont mises à contribution.

Le chap. 1 est celui de l’installation du pouvoir d’Auguste. Il couvre, année par année, la période comprise entre le 1er janvier 29 et la fin 18 avant J.-C. Il se concentre sur le changement qui se produit par rapport à la période précédente et rend compte de la réflexion actuelle sur la nature du Principat. L’importance de l’année 23 a.C. est soulignée en tant que jalon significatif, qui découle des décisions précédentes et conditionne les suivantes. Dans ce chapitre, la narrativisation de l’histoire de la réforme institutionnelle d’Auguste pendant la dizaine d’années concernées rend à celle-ci un sens de la diachronie trop souvent absent des manuels et fait apparaître les ressorts des décisions de l’empereur. Le chapitre s’achève sur la notion de « co-régence » : une collégialité dynastique se substitue dès lors à la collégialité républicaine.

Le chap. 2 conduit jusqu’en 6 av. J.-C. Sur fond de déplacements du prince et de sa famille dans les provinces, il met en avant trois thèmes qui traduisent l’affirmation du nouveau régime : les tensions persistantes avec les sénateurs ; le rôle croissant de la dynastie comme pivot de la vie politique ; la mise en images du pouvoir.

C’est surtout le biais dynastique qui oriente le chap. 3 (jusqu’en 4 ap. J.-C), même si les autres thèmes ne disparaissent pas ; le choix de traiter sous cet angle privilégié dix années du règne augustéen confirme combien l’histoire romaine est ici vue essentiellement comme une histoire des princes.

Le chap. 4 aborde les dix dernières années du principat d’Auguste (4‑14 ap. J.‑C.), une période traditionnellement moins traitée, qui voit la culture politique de la Rome augustéenne devenir « pleinement monarchique » (p. 189) ; le chapitre s’attache aux décisions administratives de l’empereur ainsi qu’aux opérations militaires et met en évidence la crise qu’aurait connue le régime autour de 6 ap. J.-C.

Le chap. 5, « La Rome d’Auguste : un projet urbain et politique », rompt l’exposition chronologique qui avait prévalu jusqu’alors. Il rejoint toutefois les thèmes qu’avaient privilégiés les chapitres précédents et, dans la lignée des travaux de P. Zanker sur le « pouvoir des images », montre comment la transformation de la ville par Auguste traduit et sert son dessein politique.

Avec la mort d’Auguste, l’ouvrage se recentre sur l’exposé des événements. Le chap. 6 retrace les principaux épisodes qui marquèrent l’histoire politique de Rome jusqu’à la disparition de Néron. La trame en est calquée sur les Annales de Tacite ; le dessein de ce dernier est peut-être un peu trop réduit à la critique qu’il fait des divers empereurs, négligeant la réflexion sur le Principat en tant que régime qui constitue une part importante de sa pensée politique. De même, certains de ses procédés, comme les attributions de pensées, les discours rapportés ou les rumeurs sont intégrés à au récit sans parfois assez de recul (ainsi pour la mort de Germanicus). Les premières années de Tibère sont très développées alors que la fin de son règne est rapidement traitée (p. 251-252, pour les sept dernières années). Bien que les circonstances de l’avènement de Néron reçoivent une grande attention, l’évocation de son principat est mieux équilibrée ; notamment, la version qui est donnée de la mort d’Agrippine, au‑delà de textes anciens parfois peu clairs, est convaincante.

Le chap. 7 reprend la même période (de Tibère à Néron) en s’attachant aux affaires extérieures, ce qui inclut aussi bien les guerres menées pour consolider l’Empire (ainsi les campagnes de Germanicus en Germanie) que la manière dont furent traitées les révoltes au sein de celui-ci. Ces événements ne reçoivent pas toujours dans les synthèses la même attention que les « grands épisodes » relatifs à l’Vrbs (incendie de Rome…) ou à la dynastie (mort d’Agrippine…) et il est utile d’en trouver un récit continu, alors même que chez Tacite, à nouveau la source principale en l’occurrence, leur évocation se répartit en plusieurs lieux au fil de la construction annalistique de l’œuvre.

Le chap. 8 s’attache à la seule année 69, l’« année des quatre empereurs », il est vrai bien illustrée par les sources qui nous sont parvenues. Le récit parvient à être à la fois très détaillé et très clair, mettant en avant les divers protagonistes et théâtres des opérations et mêlant docere et delectare. Peut-être une carte aurait-elle été bienvenue.

Le chap. 9, sur Vespasien et Titus, fait la part belle aux affaires extérieures, même si, pour ce qui regarde Vespasien, la politique édilitaire ou les relations avec les sénateurs sont évoquées. Dans ce chapitre, on compte de nombreux encarts, souvent pertinents, mais qui pallient en partie le fait que, pour cette période, le récit historique, est moins bien informé. Le règne de Titus – certes court – est évoqué en 3 pages seulement.

Le chap. 10, sur Domitien, renoue avec un fil chronologique plus serré. Les difficultés à reconstruire et évaluer avec justesse ce règne, sur la perception duquel pèse la damnatio memoriae dont fut victime cet empereur unanimement décrié dans les sources, ne sont pas cachées.

Cette dimension méthodologique se retrouve dans le chap. 11 qui, après une évocation élogieuse de Nerva, s’attache à Trajan. Franchement favorable (par ex. p. 485 : « il se montra constamment soucieux d’une bonne gouvernance et du bien-être des provinciaux »), portant en creux une comparaison avec Auguste, l’exposé relatif à ce prince prend comme point de départ le Panégyrique de Pline le Jeune, alterne politique extérieure (Dacie, Parthes) et intérieure (Forum de Trajan, Ostie, dynastie et cour…) et se conclut par une section intitulée « La grandeur d’un règne » (p. 506-508). On relève dans ce chapitre une des très rares contradictions de ce livre à huit mains, à propos de la paix avec Décébale, jugée plus honteuse (p. 469) que dans le chapitre précédent (p. 442).

Le chap. 12, sur Hadrien, assez long, à la mesure des intérêts variés de ce prince, prend de manière un peu convenue comme fil-conducteur les divers déplacements de cet « infatigable voyageur » (p. 519) ; l’image qui en ressort, plutôt flatteuse, est celle d’un homme cultivé, quelque peu « hors norme » (p. 570), voire visionnaire, mais qui, s’il pouvait le meilleur, était aussi parfois capable du pire.

Le chap. 13, « L’empire à son zénith », sur Antonin le Pieux, adopte un ton plus factuel, s’attachant à tirer le bilan du règne d’un prince qui ne quitta pas Rome tout en s’attachant à maintenir la paix de l’Empire, qui fut aimé des sénateurs et est unanimement célébré dans les sources, tout en ayant contribué à la monarchisation du régime.

Le chap. 14, sur Marc Aurèle confronte la personnalité du prince philosophe à son activité comme empereur. Les problèmes aux frontières sont particulièrement au cœur du chapitre, ainsi que les effets de l’épidémie qui sévit alors dans l’Empire.

Si l’on excepte le court règne de Nerva, un chapitre est consacré à chacun des empereurs Antonins de Trajan à Marc Aurèle. Cela correspond sans doute à la longueur de leur règne, mais aussi à la conviction, que porte l’ouvrage, que l’Empire vécut alors son âge d’or. Le portrait de ces princes est dès lors, en dépit de nuances, globalement positif. Comme l’indique son titre, « Vie et mort d’un tyran », le chap. 15, sur Commode, le dernier représentant de la dynastie, marque de ce point de vue une rupture. Pourtant, bien que critique, l’exposé de son principat tente, chaque fois que possible, de réajuster l’image totalement défavorable qui en est habituellement donnée, voire de trouver une cohérence dans les excès et extravagances qui lui sont prêtés. La dérive monarchique de ce prince, qui s’appuie sur le peuple, est montrée à travers une narration fortement romano-centrée (seul un demi-paragraphe p. 668 et trois paragraphes, p. 674-676, font écho aux affaires extérieures).

Avec le chap. 16, sur les années 193-222, de la fin des Antonins à la mort d’Élégabale, un changement de ton s’observe. La notion de période se substitue à celle de dynastie ou de règne comme principe de division des chapitres, les citations littérales d’auteurs anciens se font plus rares, la part de la documentation non littéraire, surtout épigraphique et numismatique, croît. La narration devient aussi plus linéaire, mettant en avant un enchaînement de faits qu’interrompent parfois des digressions (sur l’édit de Caracalla) ou des réflexions de fond (sur la nature militaire du pouvoir de Septime Sévère). À noter une légère contradiction concernant Pertinax présenté comme ne sachant rien de la conspiration qui abattit Commode (p. 697), alors que, selon le chapitre précédent, « on ignore son implication dans le complot » (p. 691).

Le chap. 17, sur la période allant de 222 à 249, couvre le règne d’Alexandre Sévère – auquel on se serait a priori attendu soit à ce qu’un chapitre fût consacré soit à ce qu’il fût considéré avec les autres empereurs Sévères – et ceux de ses successeurs jusqu’à Philippe l’Arabe. Les réflexions sur l’évolution de l’Empire, sur sa politique extérieure, sur les politiques économiques et monétaires menées y sont plus nombreuses, marquant la volonté de faire apparaître les ressorts des événements au-delà de leur simple narration.

C’est une période de crise, sans doute plus difficile en elle-même, à narrer que retrace le chap. 18 (années 249-275, de Dèce à la fin du règne d’Aurélien et à la réunification par celui-ci de l’Empire). Les difficultés qui s’amoncellent, en particulier aux frontières, pèsent sur les conditions de vie ainsi que sur l’exercice du pouvoir : l’empereur est maintenant le plus souvent au combat. L’accession de Maximin le Thrace a marqué de ce point de vue un tournant, comme cela est signalé (p. 832), et on s’étonne d’autant que ce ne soit pas avec lui que débute le chapitre. Face aux dangers qui viennent de toutes parts, des pouvoirs régionaux tendent à émerger (la sécession de Postumus en est l’exemple le mieux souligné), l’Empire, « affaibli par les invasions et fracturé par les usurpations » (p. 818), est en voie de dislocation, l’éternité de Rome est en question. L’essentiel de ces pages, même si demeure la volonté d’analyser les facteurs de changement, est consacré aux affaires extérieures et aux diverses manifestations de l’instabilité politique ; les digressions portent surtout sur l’organisation militaire et la défense de l’Empire ; les empereurs sont jugés à l’aune de leur action, le plus souvent sur le champ de bataille, lorsqu’ils s’attachent à tenter de sauver ou de rétablir la situation. À ce titre, le principat de Gallien, habituellement critiqué, est considéré de manière plus équilibrée.

Beaucoup des traits qui caractérisent le chap. 18 reviennent dans le chap. 19 (années 275-293) qui va jusqu’à la dixième année de règne de Dioclétien et l’instauration de la Tétrarchie. Du reste, les empereurs qui se succèdent alors ont effectivement à gérer une situation qui s’est imposée durant la période antérieure. En effet, même si l’Empire chemine vers une stabilisation, c’est encore une suite de bouleversements qui est racontée, au gré des écueils que posent la préservation puis la reconstruction d’un empire fragilisé. On retrouve dans cette évocation la même volonté de dépasser les préjugés des sources historiographiques et d’assurer un récit clair. Toutefois, les divers foyers d’instabilité dictent une géographie davantage éparpillée et on ressent parfois une tension entre l’impératif d’un exposé diachronique et la tentation de considérer certaines aires dans une relative durée. Il s’ensuit un recours plus fréquent aux anticipations ou aux rappels.

L’ultime chapitre, qui conduit de la Tétrarchie (293) à l’édit de Milan (313), aborde une nouvelle forme de collégialité impériale, posant elle-même à ses concepteurs le problème de son inscription dans la durée. La « tranquillité » (p. 902) retrouvée permet de s’attacher davantage aux institutions et à la situation de l’Empire ainsi que d’adopter une perspective plus analytique. Il s’ensuit que la chronologie est peut-être moins respectée dans ces pages ; les anticipations notamment sont fort nombreuses. Après la mort de Constance Chlore en 305, la trame redevient événementielle, avec comme un fil conducteur l’affirmation du pouvoir de Constantin. C’est au milieu du règne de celui-ci que s’arrête l’ouvrage, non sans avoir laissé entendre la ligne de force des années à venir, à savoir la relation de l’empereur avec le christianisme.

Suivent une chronologie, une bibliographie qui après quelques titres d’ouvrages généraux, se décline par chapitres, trois indices (des personnes et des divinités ; géographique ; rerum), les crédits des illustrations, la table des encarts, celle des cartes et une table des matières détaillée. Pour ce qui est des illustrations, on regrettera qu’elles ne jouent pas davantage de rôle dans l’exposition de la matière ; elles sont certes en rapport avec celle-ci, mais sans être exploitées en tant que telles ; c’est notamment le cas de plusieurs monnaies dans les derniers chapitres (par ex. p. 892, 920…). Pour ce qui est des encarts, destinés à éclaircir, illustrer ou compléter tel ou tel point, ceux qui concernent les personnages, en particulier, contiennent de nombreux doublons avec le texte (p. 103, 329, 339, 486…, aussi p. 344, 353, 363, 365 sur Galba, Othon, Vespasien, Vitellius). La question de leur emplacement se pose aussi : l’encart qui concerne Arrien (p. 562) apparaît 34 p. après la première mention du personnage comme ami d’Hadrien (on citera aussi Fronton : encart, p. 604, c’est‑à‑dire 140 p. après sa première mention comme précepteur de Marc Aurèle). La table des matières détaillée reprend quant à elle les titres placés en marge du texte dans les différents chapitres ; ce procédé, s’il peut paraître vintage au premier abord, a, au vu de la taille du livre, toute son utilité d’autant que certains de ces titres ne manquent pas de susciter l’attention : « Mai 68 en Gaule… et ailleurs’ », p. 290 (révolte de Vindex) ; « À l’Est du nouveau », p. 361 (proclamation de Vespasien) ; « L’amant du Nil » p. 550 (Antinoüs)… Enfin, l’absence de références aux textes anciens est une option de départ ; on les regrette parfois surtout lorsqu’il s’agit de citations plus longues (par ex. p. 473, 569, 577-578, 663-664…) ; à deux reprises (p. 384, 655) des guillemets marquent une citation, mais sans qu’on puisse établir avec sûreté qui est cité.

L’ouvrage, formellement très soigné (à l’exception de quelques illustrations un peu sombres), est dans sa conception et sa réalisation remarquable. Il est à proprement parler une « somme », faisant se succéder des chapitres à la base fort différents par la nature des époques qui y sont traitées et par la qualité et l’abondance de la documentation sur laquelle ils se fondent – même si entre ceux-ci des liens sont esquissés, comme lorsque sont comparés Caligula et Commode (p. 692) ou que l’époque antonine est rapprochée de celle qui s’étend de Macrin à Philippe l’Arabe (p. 791). Du point de vue événementiel, le sentiment est que rien ne manque. Certes, comme le souligne le sous-titre de l’ouvrage, D’Auguste à Constantin, l’essentiel du propos porte sur les empereurs, à travers l’action desquels sont saisies les évolutions de la société. Ce biais entraîne des choix : la politique militaire est largement couverte, mais le quotidien des soldats, la vie des camps, que permettent pourtant de cerner les découvertes archéologiques et épigraphiques, restent quelque peu à l’arrière-plan ; les mesures économiques et fiscales sont l’objet d’une grande attention, surtout dans les derniers chapitres, mais les activités commerciales demeurent en filigrane ; la dimension religieuse n’est elle aussi abordée qu’indirectement ; inversement les jeux d’alliances au sommet du pouvoir et au sein de la dynastie sont particulièrement pris en considération ; ainsi les femmes si elles ne sont mères, épouses, filles ou sœurs de princes n’ont guère vocation à figurer dans ces pages. L’Empire, tel que mené par l’empereur, plus que le monde romain en tant que civilisation, est au cœur des chapitres.

Cela se comprend à la lumière du propos assumé de l’ouvrage, qui est de fournir une narration historique continue. Celle-ci se présente aux lecteurs dans ses diverses nuances : livienne lorsqu’alternent affaires intérieures et extérieures, tacitéenne lorsqu’est exploré l’impact du prince sur la société et les institutions, suétonienne lorsque la personnalité des princes se dessine à travers quelque anecdote qui les révèle. Associé à la centralité du propos autour du prince, ce choix est propre à favoriser un biais psychologisant qui laisse parfois entrer dans l’exposé une part de subjectivité (pour prendre un seul exemple p. 47, pour introduire la politique de succession d’Auguste : « Il partageait d’autant plus le sentiment du caractère de la vie qu’il se sentait de santé fragile », mais s’il avait été en bonne santé, peut-on croire que cet homme prudent aurait pour autant négligé d’assurer ses arrières ?). Ce biais est pourtant loin d’être systématique, et l’on est ici bien éloigné d’ouvrages dits « grand public » qui ne manquent pas d’en abuser. Au contraire, le sentiment dominant du lecteur est que sont ici finement analysées les sources, dans un esprit critique, nourri de la lecture de la bibliographie la plus récente.

Reste que ce degré d’exigence suppose, il faut le dire, un lectorat sinon aguerri, du moins acquis, à l’histoire romaine. Le discours, pour être clair, n’en est pas moins quelquefois allusif et repose sur des notions de base (institutionnelles, géographiques, historiques…) qui sont tenues pour familières au lecteur. Les noms propres aussi s’y bousculent, y compris pour des personnages qui paraissent secondaires (spéc. chap. 6-7). En ce sens, l’ouvrage, s’il ne s’adresse pas uniquement à des spécialistes, demeure destiné à un public intéressé, sinon connaisseur, qui nourrit un intérêt pour l’histoire antique de Rome et se réjouira de raviver, enrichir et actualiser ses connaissances. Ce public partagera le plaisir qui fut celui du recenseur – philologue plutôt qu’historien – à lire un ouvrage qui excelle tout en même temps à raconter, à montrer, à expliquer et à analyser.

 

Olivier Devillers, Université Bordeaux Montaigne, Ausonius – UMR 5607

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 293-298.