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En 1965, Ed. Will donna dans la Revue de Philologie un bref compte-rendu de l’étude que F. Millar venait de consacrer à Dion Cassius. Regrettant que l’ouvrage ne fût pas “plus étoffé et fouillé”, il le qualifia “d’esquisse stimulante” et conclut en ces termes: “Dion Cassius ne sort pas grandi de ce livre, point rapetissé non plus: à sa juste et modeste taille, qui est, à tout prendre, celle de son époque et de son milieu —lequel est, en définitive, le vrai sujet du livre de Millar”.

Les deux volumes dont je dois à mon tour rendre compte ont été préparés dans le cadre d’un programme financé par l’A.N.R. Vu le nombre des contributeurs, ils sont par la force des choses disparates et souffrent parfois de redites. Mais pouvait-il en être autrement ? Constatons que, à de rares exceptions près, les études réunies sont de qualité  et ouvrent effectivement des perspectives nouvelles, comme le promet le titre. Trente chercheurs ont été associés à l’entreprise et quarante-six communications présentées à l’occasion du colloque informel rassemblant leurs travaux. Cela revient à dire que certains ont apporté plusieurs pierres à l’édifice. En tête vient M. Coudry, avec 6 communications. Viennent ensuite M. Bellissime et E. Bertrand (4 communications chacune), puis M. Molin, M. Coltelloni-Trannoy et V. Fromentin (3 communications) et enfin V. Roberto et O. Devillers (2 communications). Dans quelques cas, plusieurs de ces chercheurs se sont associés pour présenter un travail commun.

On ne pourra donc pas reprocher à cette “somme” de ne pas être assez étoffée et fouillée. Mais, devant une telle abondance, comment faire son choix si l’on n’est pas déjà un spécialiste? La brève synthèse de F. Millar était une véritable introduction à l’œuvre, peu connue, de Dion. On pouvait en conseiller la lecture à des étudiants “avancés”. Sans doute est-elle dépassée sur plus d’un point. Mais les deux volumes publiés à Bordeaux ne la remplacent pas, car il résultent de discussions inter peritos et s’adressent à des initiés. Pour en faciliter la consultation, un index nominum et rerum eût été indispensable, étant donné la diversité des sujets abordés.

J’avoue ma surprise en constatant, sur la couverture de ces deux volumes, que Dion Cassius était devenu Cassius Dion. La clef du mystère se trouve p. 432, où l’on découvre que plusieurs inscriptions ont permis de reconstituer la “séquence onomastique complète” et que l’historien se nommait en fait Lucius Claudius Cassius Dio. C’est assurément un progrès, mais comme les Belles Lettres ont commencé à éditer l’Histoire Romaine de Dion Cassius, on voit mal comment, en cours de route, Bonnet Blanc pourrait devenir Blanc Bonnet. L’infortuné qui citera désormais l’historien en se référant à cette collection devra-t-il écrire “Dion Cassius, ou plus exactement Cassius Dion, dit que …”? L’usage est ce qu’il est et l’on crée d’inutiles complications en voulant le réformer.

Sous la rubrique “Dire en grec les choses romaines”, M. Coudry et M. Bellissime ont consacré trois études (p. 485-544) à un aspect du lexique de Dion qui ne laissera indifférent aucun helléniste. Il est avéré que, dès l’époque hellénistique, les Grecs ont cherché des mots susceptibles de traduire dans leur langue les res romanae. Mais combien d’entre eux étaient réellement bilingues? On peut supposer en revanche que sous l’Empire, dans les familles privilégiées, on faisait acquérir aux enfants des notables hellénophones la pratique du latin, aussi indispensable que celle de l’anglais de nos jours. Mais c’est à l’école des rhéteurs grecs que les jeunes gens étudiaient les concepts politiques et apprenaient les mots qui les expriment. Cette formation fut celle que reçut le jeune Dion. C’est une piste qu’il ne faudrait pas laisser inexplorée, malgré le caractère rebutant des manuels de rhétorique conservés.

J’exprimais le regret que cette somme ne fût pas une synthèse. On y trouve néanmoins les matériaux de ce qui pourrait en devenir une. Je veux parler de trois excellents articles de M. Molin (Biographie de l’historien Cassius Dion, p. 431-446, avec un tableau récapitulatif; Cassius Dion et la société de son temps, p. 469-484; Cassius Dion et les empereurs de son temps, etc., p. 259-270). On aura sous les yeux l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour se faire une idée de la personnalité de Dion et du milieu dans lequel il vivait. Il faut souhaiter que M. Molin trouve le temps de remanier et d’amplifier ce travail pour donner au public l’ouvrage de base que l’on attend.

V. Fromentin s’est engagée pour sa part (p. 21-32) dans une enquête qui la conduit dans des sables mouvants. Constatant que la tradition du texte de l’Histoire Romaine avait été “magistralement étudiée” par U. P. Boissevain, autrement dit que le sujet est épuisé, elle veut remonter aux origines et s’aventure à écrire que, pour Dion Cassius, “l’unité livre-rouleau” était probablement “signifiante”. Rien ne prouve pourtant que l’œuvre monumentale de Dion occupait 80 rouleaux. Ce serait assuré si elle avait été répandue dans le public dans les années 130. Un siècle plus tard, on ne peut rien affirmer puisque le codex de papyrus commence à se répandre. Si l’on prend le cas d’un “classique” comme Thucydide, on doit tenir compte du P. Oxy 4105 (publié en 1995), qui date de la fin du IIe s. ou du début du IIIe s. et contient des fragments des livres VI et VII. Cette découverte récente corrobore les enseignements que l’on pouvait déjà tirer d’un autre codex de papyrus,, du IIIe s. dont subsistent plusieurs fragments: le P. Genav. 2, publié par Nicole en 1908; le P. Ryl. III, 548, publié par Roberts en 1938, et enfin P. Oxy 3450, complété en 1990 par le P. Oxy 3885. On a calculé que les huit livres de Thucydide n’occupaient guère plus de 425 pages et cette présentation nouvelle permettait d’économiser le matériau, onéreux, tout en facilitant la consultation du texte.

J’avoue mon embarras. Dion était peut-être un conservateur attaché au rouleau de papyrus, malgré son incommodité. Mais peut-être songea-t-il aussi que les 80 livres qu’il venait d’achever se répandraient plus facilement dans le public s’ils se présentaient sous la forme de codices. Je voudrais rappeler que la diffusion d’un écrit n’était pas une entreprise aisée avant l’invention de l’imprimerie, surtout quand il occupait beaucoup d’espace. Il fallait des copistes entraînés, du temps et de l’argent. On ne sait pas de quelles ressources disposait Dion dans sa retraite de Nicée. Admettons qu’il envoya un exemplaire à Rome, où la diffusion d’une œuvre littéraire était sans doute mieux organisée. Encore faut-il remarquer qu’Alexandre Sévère fut massacré par ses soldats en 235 et que, jusqu’à la restauration de l’autorité par Claude II, l’anarchie régna durant un quart de siècle. Si l’on admet que Dion mit la dernière main à son œuvre historique en 233, peu avant sa mort, il faut avouer que la “publication” tomba au pire moment. Qui, durant ces années noires, pouvait chercher à se procurer une copie des quatre-vingt livres composés par le sénateur de Nicée? On peut même se demander si l’Histoire Romaine ne doit pas sa notoriété à Aurélien, qui aurait trouvé dans les écrits de Dion les bases idéologiques de sa restauration de l’Etat. Auquel cas l’emploi du codex de papyrus serait encore plus vraisemblable.

Le plus ancien témoin reste à ce jour le fameux codex du Vatican, dont tous les paléographes ont déchiffré au moins une page au cours de leurs études, et le parchemin a déjà détrôné le papyrus. On peut penser que, lorsqu’il fut copié, l’œuvre de Dion était encore intégralement conservée et elle l’était toujours, semble-t-il du temps de Zonaras. La partie centrale de l’œuvre fut sauvée lors de la catastrophe de 1204 et sans doute faudrait-il s’intéresser aux césures, qui s’accordent mal avec la théorie des “décades”. Recenser les livres connus des rédacteurs des Extraits Constantiniens n’est pas non plus inutile, à cette réserve près que ne subsiste qu’une infime partie de la collection, et que le classement par thèmes peut ménager des surprises. Bref, l’archéologie du texte relève en grande partie de l’illusion et je doute que des illusionnistes soient en droit de parler avec mépris des “préjugés négatifs de la science positiviste”.

Je m’appuie, pour écrire ce qui suit, sur la chronologie établie par M. Molin, p. 445-446. C’est en 211, après la mort de Septime Sévère, que Dion conçut le projet d’écrire l’Histoire romaine et commença à rassembler la documentation nécessaire. Un homme de son rang disposait sans aucun doute de secrétaires, capables de recopier ou de résumer les textes qu’il leur donnait à lire. Sa carrière sénatoriale lui laissait sans doute des loisirs, mais dix ans n’auraient pas suffi s’il avait travaillé seul.

Le travail de rédaction aurait commencé en 221 et se serait étendu jusqu’en 233, ce qui revient à dire que Dion aurait rédigé chaque année environ six livres, ce qui paraît beaucoup. Pouvait-il d’ailleurs tenir le rythme les années où il exerçait d’importantes fonctions ou lorsque la maladie le faisait souffrir? Admettons qu’il ait réussi à rédiger en dix ans la chronique des événements. Mais quid des discours, si nombreux dans la partie conservée de l’œuvre, tous soigneusement pensés et agencés? Né en 162 ou 163, Dion n’avait guère plus de soixante-dix ans en 233 et, s’il se déplaçait difficilement, la maladie dont il souffrait n’entravait pas ses facultés intellectuelles. On ne voit donc pas pourquoi il n’aurait pas continué quelques années encore à lécher sa prose. Nous ignorons la date de sa mort et, comme nous avons perdu la Préface de son ouvrage, et peut-être aussi la Postface, nous en sommes réduits à des supputations.

M. Molin écrit fort justement (p. 444), que “la mutinerie des soldats, les risques de coups d’état militaires, semblent avoir été une hantise de Dion”. On atteint ici le fond des choses. Au risque de choquer, je dirai que, de mon point de vue, le régime dit “impérial” n’est rien de plus qu’une dictature militaire abritée derrière un paravent d’institutions civiles, en particulier le Sénat, composé de notables monopolisant dans leur province la richesse, l’influence et la culture. Dion est le porte-parole de cette classe: il a ressenti, sous les successeurs de Septime Sévère, la dérive des institutions que celui-ci avait restaurées et peut-être même pressenti la crise de 235. C’était, à n’en pas douter, un bon observateur. Par une sorte de Fatalité, nous avons perdu, qu’il s’agisse de Polybe, de Diodore ou de Dion, les livres où ces auteurs cessaient de recopier leurs prédécesseurs pour enfin parler des événements qu’ils avaient eux-mêmes vécus. Le peu que le manuscrit du Vatican nous a conservé de cette partie de l’œuvre de Dion permet de mesurer l’ampleur du désastre.

Une dernière remarque. Dans son intéressante contribution à cet ouvrage polycéphale, J. France cite longuement (p. 776-778) la traduction de V. Boissée, dont le nom n’apparaît pas dans la bibliographie donnée à la fin du second volume. Le simple devoir de mémoire exigeait cependant que l’on rappelle l’admirable travail accompli par Emile Gros et Victor Boissée qui, entre 1845 et 1870, éditèrent, chez Firmin-Didot, avec traduction et commentaire, l’œuvre complète de Dion Cassius. Ces savants, contemporains d’Anatole Bailly, savaient le grec et s’efforcèrent de traduire, dans une langue claire, les propos, parfois alambiqués, de l’historien. Cette traduction est aujourd’hui facilement accessible sur le site de la BNF et rendra encore longtemps service.

Paul Goukowsky, Membre de l’Institut (AIBL)

Publié en ligne le 05 février 2018