L’autrice, qui a enseigné l’archéologie classique à l’université de Wurzbourg (Allemagne), a déjà derrière elle une riche carrière. Je signale ici seulement la récente parution chez le même éditeur d’un premier ouvrage qui semble annoncer celui dont je vais rendre compte[1]. Il concernait les créatures hybrides, même si les animaux y tenaient déjà une large place. Stephanie Böhm (désormais SB) y insistait sur le lien entre ces êtres mythiques ou réels et les situations de franchissements de seuils (Schwellenüberwindung), ainsi entre la vie et la mort, ou lors de la naissance, du mariage etc. Pour elle, ces situations liminaires expliquent la présence dans les décors vasculaires de sphinx et de sirènes, êtres à la nature composite. Leur moyen de signification relève de ce qu’elle appelle l’ambivalence, concept qui aide le spectateur actuel à mieux comprendre ce « monde d’images cryptées » (Verschlüsselte Bildwelt, p. 93 du livre sur les sphinx) qu’est l’iconographie grecque archaïque et classique. Cette même notion d’ambivalence structure largement la réflexion autour de la symbolique animale dans le livre présent. SB y ajoute la notion d’analogie, qui avait cependant déjà été développée dans le livre précédent, lequel s’enchaîne donc à celui dont il va être question.
L’ouvrage vise à comprendre le sens qu’il faut attribuer à la présence d’animaux parfois nombreux au cœur ou à la périphérie de scènes variées représentant autant des mythes que des moments de la vie des Grecs, surtout lorsque ces animaux ne semblent pas entretenir de lien direct avec la scène représentée.
Sur le plan formel, les lecteurs ont entre les mains un ouvrage très bien édité et remarquablement illustré. Ce livre est aussi un bel objet, ce qui en rend la lecture plaisante. L’illustration est abondante. Dans le texte, il y a une série d’illustrations souvent en noir et blanc et/ou au trait commentées dans le texte voisin. Ces Textabbildungen – au nombre de 77 – sont doublées par un cahier de planches où les 147 illustrations (Abbildungen) sont presque toutes en couleurs (p. 170‑248). Le système implique des répétitions (par ex. l’illustration dans le texte n° 5, p. 28 se retrouve dans le cahier sous le n° 4), mais nul ne songera à reprocher à SB de donner deux fois la même image. On trouvera évidemment des œuvres illustres comme la coupe laconienne de la pesée du silphion (Abb 111), mais aussi bien d’autres moins connues où apparaissent des animaux. Le skyphos attique à figures rouges de Tübingen où l’on voit, sous la scène principale, un chien reniflant un hérisson qui dresse ses piquants n’est qu’un exemple de ces découvertes que SB nous propose (Abb 14) ; on ne peut s’empêcher d’y déceler une pointe d’humour de la part du peintre. On regrettera seulement que le passage des images à leur analyse soit parfois un peu tortueux pour le lecteur qui doit utiliser l’index des musées et des collections des p. 162-164.
Le lecteur aborde l’ouvrage par une courte introduction où SB évoque les deux concepts d’analyse qu’elle va employer (Analogie und Ambivalenz als Schlüsselbegriffe, p. 11-14). Le développement lui-même est structuré en éléments de longueur inégale et que j’appellerai par commodité des chapitres même si l’autrice ne leur donne pas ce nom. Le premier (Tierische Eigenschaften und Verhaltensweisen als Vorausetzungen für Analogie und Ambivalenz, p. 15-37) part des caractéristiques des animaux, notamment comportementales, qui soutiennent le fonctionnement d’une interprétation par analogie ou par ambivalence. L’analogie relie comportement animal et comportement humain et SB en cherche les manifestations précoces dans les comparaisons homériques. Le lièvre ainsi évoque à la fois la timidité et la rapidité, le coq fait penser aux combattants etc. Le langage de l’ambivalence repose sur le fait que des animaux appartiennent en même temps à des mondes différents. Sur ce point, SB explore la littérature zoologique grecque où une telle perception de certaines espèces se manifeste. Aristote parle ainsi d’espèces épamphotérizonta, équivoques (Histoire des animaux, VIII, 589a21, qui utilise là le verbe ἐπαμφοτερίζειν pour cette appartenance à deux mondes en même temps ; il écrit en VI, 566b27 que les phoques font partie des ἐπαμφοτερίζοντα ζῷα, et la forme épamphorizonta qu’utilise SB dans son livre me semble fautive). Le dauphin, par exemple, porte le discours de l’ambivalence, puisque c’est un mammifère vivant dans l’eau. Les oiseaux nocturnes tout comme les animaux qui hibernent relèveraient aussi de l’ambivalence. Les espèces migratrices sont des Grenzgänger, des passeurs de frontières (p. 144), et leur présence sert à souligner une situation entre deux mondes. Tous ces animaux ambivalents ont donc une fonction de médiation (Mittlerfunktion, p. 143). Dans l’ensemble, Aristote est la source écrite la plus souvent mobilisée (par ex. p. 145, à propos des migrations du thon), ce qui pose le problème du décalage chronologique entre son époque et celle qu’étudie SB. Une œuvre célèbre, bien qu’actuellement perdue, le cratère d’Amphiaraos, qui était conservé à Berlin, sert de cas d’école. Cette production corinthienne des années 570 a.C. sert à illustrer la couverture du livre et son développement en noir et blanc forme la première image rencontrée en feuilletant le livre. L’œuvre montre le départ d’Amphiaraos, qui monte sur un char et la scène, regardée en détail, se révèle saturée d’animaux (« Fülle des Getiers », selon Walter Wrede repris par SB) : un hérisson, un lièvre, un grand serpent, une chouette, un oiseau en plein vol, un scorpion, deux geckos (si ce ne sont des lézards) et cela sans compter les quatre chevaux de l’attelage. Que viennent-ils dire ? On en a proposé une lecture symbolique, le lièvre évoquant par exemple la vitesse. Le chapitre se termine par un développement sur les épisèmes de boucliers, où le même langage de l’analogie et de l’ambivalence serait à l’œuvre.
Le chapitre suivant (Analogie als Denk- und Bildmuster, p. 38-52) analyse le fonctionnement de l’analogie au moyen de quelques animaux employés à cet effet, comme le serpent, le lézard. Ce dernier, notamment quand il est face à une mouche, indiquerait la rapidité et l’agilité, ainsi pour un chasseur capturant sa proie. Dans ce chapitre, SB explore son intuition selon laquelle ces animaux, qui semblent d’abord là pour combler des vides de l’image ou traduire une volonté de replacer la scène dans un environnement campagnard, fonctionnent comme des comparaisons homériques et servent à enrichir le propos. C’est sans doute là une des idées les plus stimulantes de ce livre. Elle confirme que les détails de l’image doivent impérativement être pris en compte.
SB aborde ensuite un très long chapitre (Ambivalenz als Denk- und Bildmuster, p. 53-156) sur les thématiques iconographiques relevant de l’ambivalence. Elle commence par les situations de départ et d’arrivée. Après des pages consacrées à des réflexions d’ensemble sur la présence des animaux dans ce genre de situation et sur la façon dont ils ont été interprétés, elle se penche en particulier sur les scènes de départ du guerrier, en commençant par le cratère d’Amphiaraos. Elle y décèle la place des animaux de l’ambivalence, ceux qui appartiennent à deux mondes en même temps. D’autres thématiques suivent, comme les frises de chevaux et de cavaliers. Dans tous ces cas, les animaux de l’ambivalence serviraient à évoquer des passages de frontières. Les situations d’ambivalence s’appliquent aussi au passage de la vie à la mort. Une chouette par exemple ne signifie pas seulement Athéna, mais donne aussi un signe de mort proche. Des animaux dont la présence serait sinon incompréhensible sont donc des Grenzgängern, y compris pour de simples hoplites anonymes. Ces situations se retrouvent également dans les scènes mythiques : un lézard peut ainsi apparaître dans une scène de mariage d’Hélène et Ménélas ou un lièvre être associé à l’aveuglement de Polyphème. Ces situations de passage exprimées par des animaux ambivalents se retrouvent dans la vie réelle, comme les fêtes, les retours de guerriers, le mariage. Dans ce dernier cas, par exemple, la cigogne, oiseau migrateur, peut représenter le changement d’oikos. Ce chapitre contient un développement sur les pinakes de Locres (en s’appuyant sur d’utiles reproductions au trait, p. 90-94) et même des considérations sur les miroirs de bronze et les stèles funéraires. L’ambivalence peut aussi être spatiale, comme avec un tombeau, un sanctuaire ou une fontaine qui relient deux mondes. Des vases en forme d’animaux (coqs, lièvres etc.) sont donc appropriés à des consécrations. Les animaux de l’ambivalence se retrouvent aussi dans des images des extrémités du monde ou en lien avec des êtres hybrides comme les satyres. S’ouvre ensuite un développement que SB présente comme une digression (Excurs) sur les coqs et les chouettes représentés au sommet de piliers. Pour ce motif, on pense aussitôt aux amphores panathénaïques, où Athéna est entourée de deux colonnes portant des coqs. Sur des pseudo-panathénaïques, les coqs peuvent être remplacés par des chouettes. L’autrice explique la variation par l’ambivalence de ces deux oiseaux et évoque aussi les colonnes surmontées de sphinx. Cette intéressante digression peut se comprendre comme une ultime démonstration de l’utilité du concept pour éclairer le sens de décors représentant des animaux et c’est aussi l’occasion de souligner qu’analogie et ambivalence ne sont pas deux méthodes qui s’excluent nécessairement l’une l’autre, mais peuvent aller ensemble (p. 120, SB parle de la Mehrdeutigkeit des évocations animales sur une image). Cet Exkurs tient lieu, d’une certaine manière, de conclusion, en l’absence de conclusion formelle.
Le volume s’achève par la liste des crédits photographiques, le registre des collections conservant les œuvres et un bref index comportant notamment les zoonymes en allemand et quelques mots importants. Suivent plus de 70 pages d’un précieux cahier de planches.
J’en viens maintenant au point qui m’a le plus gêné dans ce livre. Soulignons d’abord qu’il est fondé sur le refus d’une lecture positiviste de la présence des animaux dans les images de cette époque. La p. 90, sur le coq dans les tablettes de Locres, exprime nettement le rejet de ce type d’analyse. Si l’on est convaincu par l’idée que la présence de certains animaux dans l’iconographie vasculaire, notamment lorsqu’ils n’ont rien à voir directement avec la scène représentée, est un enrichissement du discours plutôt qu’un simple décor, on peut en revanche trouver que le concept d’ambivalence donne, en fin de compte, l’impression d’être trop vaste pour toujours convaincre. Surtout, malgré la riche bibliographie, force est de constater que l’apport de vingt ans de recherches sur les animaux a largement été ignoré. À la page 24, par exemple, lorsqu’il est question des singes, on ne peut que constater beaucoup d’absences. Ou bien encore p. 39, à propos des rapaces. Les outils même de la recherche sur les animaux sont absents ou sous-employés. Comment se fait-il que le livre de S. Lewis et L. Llewellyn-Jones[2] n’ait pas été plus mis à contribution, d’autant qu’il fait une large place à la documentation iconographique et ne néglige pas l’approche culturelle des animaux ? Par ailleurs, souvent les animaux d’une image sont analysés les uns après les autres, sans que SB s’interroge vraiment sur ce qu’ils pourraient signifier si on les prenait comme l’expression d’un bestiaire et donc si on s’intéressait à eux en tant que groupe lui-même signifiant. Par ailleurs, j’ai été frappé de voir que des animaux présents dans l’image, mais considérés comme partie intégrante du thème central, ne sont pas pris en compte. Je pense aux chevaux des chars et des cavaliers, aux chiens des hommes s’apprêtant à partir au combat.
Dans ce livre, l’animal est donc vu comme d’abord métaphorique. C’est une manière légitime de s’intéresser à lui. Le limiter à cela est cependant réducteur et empêche d’explorer des questionnements comme celui du statut ontologique des vivants dans la Grèce archaïque, à une époque pré-aristotélicienne donc à un moment où ce statut est encore flou. Surtout, il faut bien admettre que ces discours tenus par les animaux s’appuient sur de réelles connaissances zoologiques ou éthologiques de la part de bien des peintres, mais certes pas de la part de tous. Depuis Maurizio Bettini, le concept d’affordance a été souvent mobilisé pour faire avancer la réflexion dans l’analyse des valeurs culturelles des animaux. Cela impose, je pense, pour mieux comprendre les images d’animaux, que l’on passe un minimum de temps à se renseigner à leur sujet. Qui, voyant telle divinité sur tel vase, se contenterait de connaissances générales sur cette divinité avant de se lancer dans l’analyse ? Réalités et représentations sont étroitement imbriquées. L’ignorer, c’est transformer ce qui est représenté en un jeu de rébus. Sans doute est-ce un peu cela, mais ce n’est pas que cela. Que retiendra alors l’historien des animaux de ma lecture de ce livre, passée la déception de constater qu’il ne tire guère de nouveautés sur le sujet qui l’intéresse ? D’abord, que l’autrice a rassemblé une foule d’images, toutes très bien reproduites. Ensuite, des pistes vraiment intéressantes ouvertes ici et là, comme l’idée de l’analogie animale comme relevant du même processus culturel que la comparaison homérique.
Il faut espérer que ce genre d’ouvrage soit annonciateur de futurs croisements entre les travaux des spécialistes de l’iconographie grecque, et notamment de l’iconographie vasculaire, et ceux qui s’intéressent aux animaux. Bien des progrès de méthode sont à réaliser, à commencer par la prise en compte systématique des avancées des Animal studies. Le livre de SB, comme d’autres récemment[3] montre combien tout le monde a à gagner à ces relectures des images anciennes à travers les problématiques animales.
Christophe Chandezon, Université Paul-Valéry Montpellier 3, EA 4424 – CRISES
Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 578-582
[1]. Il portait le titre suivant : Sphingen und Sirenen im archaischen Griechenland. Symbole der Ambivalenz in Bildszenen und Tierfriesen, Ratisbonne 2020.
[2]. The Culture of Animals in Antiquity. A Sourcebook with Commentaries, Oxford‑New York 2018.
[3]. Je pense à celui de K. Margariti, Dogs in Athenian Sculpture and Vase Painting of the Archaic and Classical Periods, Bicester 2025.
