Après une introduction bien pensée et structurée, l’auteur s’est intéressée à la création des colonies (chapitre 1), puis à ses modalités (chapitre 2), avant de se préoccuper de l’état des sacra publica au moment de la fondation des colonies romaines (chapitre 3) et latines (chapitre 4). Le chapitre 5 porte sur le Ier s. av. J.‑C., tend à évaluer la part des lieux de culte dans les opérations édilitaires, le rôle des vétérans, et aborde les aspects juridiques, tandis que le chapitre 6 expose les problèmes liés à l’évolution des colonies, de la République à l’Empire. Dans le chapitre 7, l’auteur a étudié les prêtrises et les prêtres des colonies, puis le « culte impérial » dans le chapitre 8, avant de terminer son ouvrage par un chapitre sur l’identité des colonies – autres Rome, petites Rome, entités à part entière. Une courte conclusion générale rassemble les principaux apports de l’étude à notre connaissance des colonies fondées en Italie.
Quel que soit l’ouvrage consulté, on peut toujours regretter des maladresses formelles : les indices sont fort bien venus, mais une importante annexe regroupant des sources classées colonie par colonie est dépourvue d’une présentation exposant les critères de choix qui ont conduit à reproduire certaines inscriptions et pas d’autres. Certaines notes paraissent incomplètes, quand l’auteur renvoie à un chapitre sans préciser les pages concernées (entre autres p. 119 note 67, p. 121 note 74, p. 252 note 118…), et on peut relever quelques erreurs de « copier/coller » (ainsi, p. 303-304, les notes 58 et 59 ont exactement le même texte). Certaines coquilles sont vraiment gênantes : une relecture aurait dû permettre d’éviter la transformation de « de n. è. » en « av. n. è. » (p. 296 pour le consulat de C. Salvius Liberalis et p. 311 note 84 pour celui de M’. Acilius Glabrio), de rétablir la référence AE, 1999, 601 (p. 398 note 43), de corriger l’abréviation du prénom de Tiberius Gracchus (p. 403 note 60), ou de dater (p. 248) de 29 av. J.‑C. l’autorisation d’élever des temples en Asie et Bithynie plutôt que de 27. Attribuer l’ambassade évoquée par Tacite, Annales, IV.37‑38, à une cité de Bétique (p. 397 note 41) est une étourderie regrettable, puisque l’historien affirme bien qu’il s’agit d’une délégation de la province d’Espagne Ultérieure ; une comparaison entre cette démarche et l’établissement du culte dit impérial dans les colonies d’Italie en devient moins pertinente. Enfin, le lecteur peut se sentir un peu abusé, s’il a choisi de lire ce livre du fait de la mise en évidence de ‘La religion publique des colonies’ dans le titre, alors qu’il lui faut attendre la page 81 pour avoir le sentiment de vraiment entrer dans le sujet, même si les pages précédentes sont extrêmement intéressantes et utiles : peut-être la redistribution de tout ce matériel dans les chapitres suivants, ou simplement le choix d’un titre moins précis, auraient-ils pu éviter ce petit désagrément.
Mais, si l’on oublie ces quelques imperfections, on se trouve devant un travail clair et bien écrit, où les coquilles sont en fait rares, avec des cartes et des tableaux très utiles. L’abondante bibliographie met en évidence la minutie de l’auteur, son souci de détenir une information aussi complète que possible ; A. Bertrand livre dans cet ouvrage une mise au point tout à fait remarquable sur les lieux de cultes connus dans l’Italie médio-adriatique par l’archéologie et/ou l’épigraphie, les prêtrises et les prêtresses et prêtres dont les noms nous sont parvenus, mais aussi, plus généralement, sur l’aspect juridique des créations coloniales, et sur les débats à Rome – replacés dans leurs contextes – quand il s’agissait de procéder à une fondation.
La documentation est toujours exploitée de manière approfondie, et l’auteur cherche constamment à aller au bout de ses raisonnements mais n’oublie nullement la prudence imposée par le caractère allusif ou lacunaire des sources disponibles ; elle ne s’interdit pas de constater l’impossibilité de parvenir à des certitudes, même après une réflexion qui occupe plusieurs paragraphes, et c’est extrêmement louable. Les discussions sur les capitoles (p. 142-150), ou sur le rattachement de lieux de cultes anciens à telle ou telle colonie (p. 113-122), sont de bons exemples de la scrupuleuse attention prêtée par l’auteur à tous les détails des dossiers abordés. Cependant, privilégier l’hypothèse qui fait de Bona Dea à Pisaurum un équivalent de la Vénus d’Urso (page 223) peut paraître un peu téméraire. Cette hypothèse est certes attrayante, et l’auteur présente des arguments, mais la documentation est vraiment indigente : des éléments de prosopographie, et deux inscriptions privées. L’aspect volontariste de l’installation de cultes (p. 223-224) ne peut assurément être nié : c’était le propre de toute installation, résultant d’une délibération et d’une décision publiques. En l’occurrence, la date de l’éventuelle installation est très floue, et l’origine de la décision n’est pas décelable ; il est un peu difficile d’affirmer que César Octavien ait glissé dans une vieille colonie romaine deux fois refondée, en 42-41 puis entre 31 et 27 av. J.‑C., dans une colonie Iulia donc, un culte en fait lié à son épouse, sans que la gens Livia n’apparaisse comme fondatrice – au contraire de ce qui se produisit à Cologne par exemple où Agrippine figura dans la titulature à partir de 50. Comme J. Scheid l’a bien montré, Auguste avait, au profit de Livie et des vestales, élaboré le statut de ‘grande dame’ à Rome, mais il lui a fallu pour cela beaucoup de temps, et son entreprise n’aboutit réellement qu’en 14 ap. J.‑C., quand Livie adoptée par testament devint une Iulia Augusta. Nous n’avons pas plus d’argument pour refuser d’admettre la mention de Bona Dea dans la lex de Pisaurum que pour l’accepter ; mais dans ce dernier cas, il semble nécessaire de supposer au moins un dialogue entre Pisaurum et Rome, au cours duquel Pisaurum aurait accepté que son lien avec les Livii soit souligné, ou même aurait demandé qu’il le fût, et aurait suggéré de donner de l’importance à Bona Dea dans la nouvelle colonie.
Le cœur du sujet – la religion publique – est bien défini et tout ce qui permet de l’étudier est exposé et analysé avec pertinence. Les quelques remarques qui vont suivre ne concerneront donc que des aspects périphériques.
La concision de l’écriture peut parfois dérouter. Ainsi, pages 124 et 128, à propos du patronage et de la fondation de colonies romaines, constituées par conséquent de citoyens susceptibles de se rendre à Rome pour voter, on peut s’interroger sur l’intérêt et donc la portée de l’action des Cornelii Scipiones qui, en 188 av. J.‑C., « sortirent vainqueurs (des débats) en réussissant à faire inscrire les citoyens (de Fundi, Formiae et Arpinum) dans deux tribus qu’ils contrôlaient » (p. 124) : sachant que chaque tribu avait une voix dans les comices, il est évident qu’ils ne risquaient pas, ainsi, de modifier les rapports de forces puisqu’ils confortaient ‘seulement’ leur prépondérance dans ces tribus déjà gagnées à leur cause. De même, l’impact du droit de vote des Latins présents à Rome et votant dans une tribu tirée au sort (p. 128) ne ressort pas clairement puisque, si peu de Latins se déplaçaient et si une tribu urbaine avait été tirée au sort, le poids des arrivants ne jouait que très marginalement : il fallait pour cela que les nombreux Romains de cette tribu fussent très divisés quant aux suffrages à apporter. Si une tribu rurale était désignée comme lieu de vote à ces Latins, il est plausible qu’ils aient pu effectivement dépasser, en masse, le nombre des Romains présents et régulièrement inscrits, mais à l’exception de quelques sujets il est vrai fondamentaux comme les problèmes de fiscalité ou le statut des terres, qui devaient être très rassembleurs, ces citoyens venus d’endroits très variés n’avaient sans doute pas tous la même opinion et ne pouvaient que difficilement faire basculer le vote de la tribu dans leur sens. Aussi, que les liens de patronage aient joué un rôle considérable dans la vie politique à Rome n’est pas niable, mais la « victoire » des Scipions en 188 paraît, au minimum, en demi-teinte ; et la décision, au plus tard en 212 av. J.‑C., autorisant les Latins à voter était une prise en compte de la dignité latine, et permettait de bien hiérarchiser les statuts juridiques – les Romains étaient naturellement supérieurs, les Latins pouvaient leur être agrégés, les pérégrins étant exclus des opérations électorales. Il semble possible d’avancer que les « enjeux électoraux (p. 128) » des fondations de colonies ont été particulièrement mesurés, et que les Romains se sont arrangés pour que les équilibres ne soient pas modifiés.
Quand A. Bertrand aborde la question de la diversité interne des colonies (p. 138‑139 et 151), qu’elle fût liée à l’hétérogénéité des colons ou à l’implantation de Romains en territoire déjà habité, sa réflexion est limitée par la rareté des sources, qui ne permet pas d’analyse équivalente à celles menées à Trèves ou à Rennes par exemple. L’auteur, à raison, estime que la constitution d’une nouvelle entité ne put se faire en contraignant les groupes ainsi rassemblés à abandonner leurs pratiques antérieures, sans doute pérennisées à titre privé ou dans des associations de quartiers. Pour ce qui est de l’organisation de la coexistence entre entités différentes, des exemples – certes plus tardifs que les cas étudiés dans cet ouvrage – sont révélateurs de la souplesse et de l’audace juridiques romaines : songeons seulement à Thugga, Uchi Maius ou Cirta. À ce titre, le fait que les vétérans en 43 av. J.‑C. furent installés dans dix-huit cités opulentes est particulièrement significatif : il s’agissait certes – comme l’affirme bien l’auteur p. 207-209 – d’assurer un cadre de vie agréable à ces soldats et de montrer que leurs anciens chefs s’en souciaient ; très vraisemblablement, choisir des cités riches devait limiter les craintes d’effets dévastateurs liés à un apport significatif de population, car la dignité reconnue aux vétérans n’aurait pas été préservée si leur arrivée avait dû produire des désastres locaux. Cependant, la richesse ne met pas à l’abri de la crainte ou de la jalousie, et ces cités opulentes devaient disposer de patrons dont l’influence aurait pu être efficacement sollicitée pour écarter les intrus ou protéger les anciens habitants : les plus puissantes cités d’Italie avaient tissé des liens multiples avec les aristocrates romains, et il n’est pas vraisemblable que tous leurs patrons aient figuré parmi les ennemis des triumvirs ; sans doute ces cités pouvaient-elles considérer qu’un afflux de population leur était bénéfique – sinon nécessaire –, du fait par exemple de pertes significatives lors des affrontements civils récents. L’auteur a bien souligné que les sources littéraires évoquent tant des actions de violences que des cohabitations détendues, mais aussi l’octroi de dédommagements ou l’annulation de certaines procédures au profit d’individus bien protégés par leurs réseaux, et que l’accroissement du prestige des colonies fut un des soucis d’Auguste, qui procéda à des remaniements territoriaux destinés à éviter les conflits et le déclin des colonies (p. 407). Avec tout cela, on ne peut qu’être d’accord. En revanche, il semble dangereux d’affirmer que les vétérans de la période triumvirale ou augustéenne aient pu omettre de faire mentionner leur qualité d’anciens militaires sur les inscriptions parce que « la mention des magistratures et des charges municipales, plus honorables, est privilégiée » (p. 214) : dans une société timocratique comme celle du monde romain, il aurait été étrange de passer sous silence un statut qui avait motivé une récompense, et une telle hiérarchisation entre les qualités de vétéran et de magistrat municipal paraît contradictoire avec l’édit d’Octavien mentionné page 215, privilégiant les vétérans et les dispensant de toutes charges et honneurs municipaux : pourquoi auraient-ils voulu taire un statut qui leur permettait de faire passer les charges ou magistratures assumées volontairement parmi les bienfaits qu’ils dispensaient à leur nouvelle petite patrie ? Il faut admettre que les documents ne fournissent pas de réponse à cette question.
Cette thèse est un bon exemple de ce qu’un(e) historien(ne) peut réaliser, avec des sources éparses et très peu nombreuses. A. Bertrand, sans se limiter à la région médio-adriatique, a su tirer parti de la comparaison entre les diverses colonies fondées en Italie et de documents juridiques et littéraires moins spécifiques, pour enrichir sa réflexion d’allers et retours entre ce que F. Braudel appelait ‘le bruit de fond’ de l’Histoire et les seize colonies qui sont au premier plan de cet ouvrage, conjuguant ainsi histoire générale et particularités, singularités locales.
Annie Vigourt