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Cet ouvrage est issu du mémoire original présenté en 2013 par Clara Berrendonner en vue de l’obtention de son HDR, et il en conserve les aspects bénéfiques pour le lecteur : conformément aux usages académiques français, il comporte des notes infrapaginales abondantes, qui renvoient tant aux sources sur lesquelles s’appuie le raisonnement qu’à la bibliographie antérieure, avec souvent des mises au point détaillées extrêmement utiles (un exemple parmi beaucoup d’autres : les quaestores parricidii, p. 116). La documentation y est commodément regroupée dans des tableaux rejetés dans les annexes, ou parfois insérés dans le texte (mais non signalés dans la table des matières) ; plusieurs indices (sources, lieux, personnes, notions) facilitent la navigation dans l’ouvrage, qui offre aussi une bibliographie de plus de 1.300 titres. Tous ces éléments en font une ressource de premier ordre.

Il aborde un sujet, le Trésor Public de l’État romain sous la République, qui n’a fait l’objet d’aucune synthèse d’envergure depuis la fin du XIXe siècle, et comble donc une lacune dans l’historiographie moderne de l’administration romaine républicaine. Car si la documentation n’a pas été significativement enrichie depuis, les travaux de fond publiés alors étaient tributaires d’une approche très marquée par la construction relativement récente des systèmes de finances publiques des grands États européens, et par comparaison présentaient celles de la République romaine comme souffrant d’une administration rudimentaire, interdisant par exemple de dresser un budget, et d’un système politique inadapté. Les travaux de C. Nicolet sur la fiscalité, dans les années 1970, avaient pris le contrepied de ces analyses, en montrant notamment d’une part que l’administration fiscale était bien plus complexe qu’on ne l’avait dit, d’autre part que les enjeux politiques des finances de l’État n’étaient pas inexistants, comme l’attestaient les débats publics auxquels elles donnaient lieu. La synthèse proposée par C. Berrendonner s’inscrit dans la droite ligne de ce double renouvellement des points de vue, en cherchant à retracer la mise en place d’une administration des finances publiques, et à mettre en évidence les représentations collectives en jeu dans ce processus. Les travaux de C. Nicolet n’avaient en effet guère eu de suite, et seuls des aspects marginaux du sujet, comme l’emplacement du local qui abritait le Trésor, ou l’organisation de la fiscalité de la province d’Asie, que la découverte du monumentum Ephesenum a permis de connaître avec plus de précision, avaient fait l’objet de discussions, jusqu’aux années 2000 qui furent marquées par un regain d’intérêt pour la question de la fiscalité républicaine. Des études sur la fiscalité provinciale, sur les aspects financiers de la conquête, sur le rôle de l’aristocratie dans la politique financière ont rajeuni les approches et conduit C. Berrendonner à situer sa propre recherche dans ces débats, comme elle le précise dans la partie de son Introduction dédiée à l’état de la question (p. 29-41).

L’entreprise comportait des obstacles difficiles à surmonter, au premier chef une documentation parcimonieuse et hétérogène, qui ne renseigne le plus souvent que manière fragmentaire ou détournée. C’est le cas notamment des textes littéraires, en l’absence d’une littérature technique : le sujet du Trésor public n’y est appréhendé que de façon indirecte et souvent polémique, par la description des affrontements politiques dont il a été l’enjeu à certains moments. Mais C. Berrendonner a su faire de cette difficulté une force : en s’intéressant aux représentations et aux systèmes de valeurs que révèlent ces textes, elle donne à son ouvrage une dimension plus ample, et l’ouvre sur l’histoire culturelle au lieu de la limiter à une étude administrative : c’est ce que suggère le titre du livre, « Le peuple et l’argent ». Son fil conducteur est une question de fond : quelles conceptions idéologiques se dévoilent dans les conflits autour de la dépense publique, quelles représentations de la collectivité sous‑tendent les options exprimées, et même quelle a pu être la contribution ces débats à l’émergence d’une conception abstraite de la cité. À cet égard, son étude rejoint les problématiques explorées par Claudia Moatti dans son ouvrage récent[1] et sa démarche est analogue à celle d’une autre synthèse essentielle parue en 2021, celle de Jérôme France[2], qui interroge, derrière le fonctionnement de la fiscalité républicaine et augustéenne, les représentations des acteurs (« Non pas comment fonctionnait le système, mais pourquoi », p. 23). Le traitement de ces questions, qui sont abordées dans la partie finale du livre, sous le titre « Corpus ciuitatis », constitue le couronnement d’une recherche minutieusement conduite et exposée dans les trois premières parties.

L’introduction juxtapose une rapide analyse de la dénomination de l’Aerarium et des conceptions sous-jacentes qui seront approfondies dans la dernière partie, une mise au point sur l’édifice, et un état de l’art dont le contenu a été évoqué plus haut. L’édifice qui abritait l’Aerarium est envisagé sous deux aspects : d’un côté ce qu’il contenant, les richesses métalliques de la cité et une partie des archives publiques, et de l’autre son aspect, ce qui amène un examen des relations topographiques entre aedes Saturni, Aerarium et tabularium, dans lequel sont reprises les données archéologiques et les discussions récentes sur le tabularium de l’époque syllanienne, et qui s’achève sur un bilan prudent, malheureusement dépourvu de plan (p. 29). Il est dommage que les deux parties de l’introduction, présentation des realia et bilan bibliographique, ne soient pas du tout articulées : l’étude des realia aurait, me semble-t-il, gagné à être rejetée plutôt dans le premier chapitre, consacré à la naissance de l’Aerarium, où elle aurait enrichi les réflexions sur le temple de Saturne et les activités des questeurs.

Le premier chapitre, « Naissances de l’Aerarium » (p. 45-118), présente les conceptions des Anciens, qui hormis Plutarque n’évoquent en réalité que la construction du temple de Saturne et les origines de la questure, et tente une reconstruction des différentes traditions (p. 73), puis, au vu de leurs apories, se tourne vers les données de type historique, avec une double ambition : rassembler les éléments qui font penser à l’existence précoce d’un trésor public, c’est-à-dire toutes les attestations de recettes et de dépenses concernant la période antérieure aux guerres puniques, et sur cette base affronter l’opinion dominante selon laquelle le développement de l’administration financière de la cité, en particulier l’apparition de la solde (stipendium) et de l’impôt civique (tributum), était conditionné par l’apparition du monnayage. De la discussion minutieuse, qui révèle une remarquable maîtrise de la bibliographie relative à cette question complexe et très débattue, et une grande fermeté de raisonnement, ressort une conclusion nette (p. 115), rejetant l’idée d’un lien nécessaire entre adoption du monnayage et création de l’Aerarium, et proposant une reconstruction originale des premières étapes du développement du Trésor public, entre la fin du Ve siècle et le début du IIIe. Sa création serait liée à une mutation dans la définition de la collectivité, forgée autour de l’idée de dépense publique légitime pour assurer le ravitaillement des citoyens lors des crises frumentaires du Ve siècle, ce qui aurait déterminé sa localisation dans l’aedes Saturni voisin du temple d’Ops, puis le regroupement progressif de différents types de recettes en son sein, sous forme d’espèces prémonétaires.

Le deuxième chapitre, « Administrer la pecunia publica » (p. 119-230), analyse le fonctionnement de l’Aerarium pour la période qui va de la première guerre punique à César, en questionnant le prétendu caractère embryonnaire de l’administration du Trésor, une vision qui remonte aux études de la fin du XIXe siècle et qui continue d’imprégner certains travaux récents comme ceux de Peter Eich dans son ouvrage de 2005 sur l’évolution de la bureaucratie impériale. Le fil conducteur de ce chapitre est l’évaluation de la rationalité de son fonctionnement, en s’attachant à deux aspects : le recours à la délégation des tâches de perception et de transport de fonds à des priuati, c’est-à-dire le rôle dévolu aux tribuni aerarii et aux publicains ; et la structuration des services de l’Aerarium, analysée par le biais des fonctions des questeurs du Trésor et de la hiérarchie des personnels de l’Aerarium. Grâce à des analyses rigoureuses, Clara Berrendonner met en évidence de façon convaincante les traits – efficacité, adaptation des moyens aux fins – qui caractérisent justement le Trésor public comme une administration. Ses conclusions sont nettes mais nuancées, par exemple à propos des rôles respectifs, pour la perception des impôts dans les provinces, des publicains et des cités (p. 146-148), et plus largement dans l’évaluation des caractéristiques du système administratif du Trésor public républicain, dont elle énonce certaines faiblesses (bilan p. 226-230).

Le troisième chapitre, « Les apories du gouvernement aristocratique » (p. 231‑302), tire son titre du bilan de la précédente, et pose la question du rôle des structures politiques républicaines et de l’éthique aristocratique dans les faiblesses de l’administration du Trésor. Il présente, sous une forme concrète, en choisissant l’angle de la prise de décision en matière financière, et en séparant autorisation et exécution des dépenses, les aspects proprement politiques du sujet, c’est-à-dire la part respective des organes politiques de la cité, Sénat, magistrats, assemblées populaires. Au quasi-monopole initial du Sénat au début de la période, exception faite des magistrats en campagne qui gèrent librement les prises de guerre, succède à partir de l’époque gracchienne le rôle accru du peuple. L’analyse est minutieuse, en particulier pour ce qui concerne les décisions prises au Sénat, et comporte d’intéressantes discussions sur l’information des sénateurs, leur capacité d’innovation, leur compétence en matière financière. Pour finir est posée la question du contrôle des activités financières des magistrats (p. 283-302), et mis en lumière son caractère inabouti, malgré l’émergence progressive du concept de péculat, étudiée de façon claire et convaincante.

Le quatrième et dernier chapitre, « Corpus ciuitatis » (p. 303-347), plus bref mais très dense, développe l’idée avancée dans l’introduction : compte tenu des acquis des trois chapitres précédents, « peut‑être pourra-t-on voir dans l’Aerarium un des “laboratoires” où s’affina l’idée de res publica » (p. 303). S’attachant à l’étude des représentations de l’Aerarium dans le vocabulaire et les morceaux rhétoriques des auteurs, qui pourraient dériver de sources sénatoriales, l’étude part du thème récurrent de l’inopia du Trésor, un topos couramment évoqué à l’adresse des citoyens dans des contextes polémiques, et en dégage l’enjeu sous-jacent : des conceptions divergentes de l’usage de la richesse publique. Elle explore ensuite les discours opposés, qui émergent à l’époque post-gracchienne, des optimates et des populares sur la dépense publique légitime – entreprises édilitaires, achats de blé, dépenses militaires – et les droits reconnus aux citoyens sur les fonds de la cité, et s’interroge sur les implications de ces clivages idéologiques, en se demandant quelles influences de la philosophie et du droit s’y manifestent. Cette enquête très riche, bien conduite et convaincante, aboutit au constat d’une conception de la res publica qui accède à la fin de la République à une dimension intellectuelle nouvelle.

La conclusion générale (p. 349-357) reprend les grandes lignes de l’ouvrage et ses principales conclusions, en récapitulant de façon nuancée tous les éléments qui attestent de la modernité de l’administration des finances et en dégageant les grandes étapes de la structuration de l’Aerarium. Son appropriation par César, au tout début de la guerre civile, qui est rappelée dans les premières phrases, sert de contrepoint à ce bilan, en présentant l’événement comme une rupture majeure interrompant cette évolution.

La grande qualité scientifique de ce livre, dont les analyses sont toujours soigneusement argumentées et fondées sur un examen minutieux des sources et une connaissance extensive de la bibliographie, et dont la construction logique est toujours rigoureuse et les énoncés empreints d’une grande prudence, en font un ouvrage de référence, qui ne se démodera pas comme beaucoup d’autres dont les auteurs sont plus intéressés par le renouvellement des approches que par l’attention à leur validité. Signalons l’abondance des tableaux (ils occupent une centaine de pages) qui permettent de retrouver commodément les bases documentaires sur lesquelles les analyses reposent, et d’en faire usage dans de futures recherches.

Quelques observations sur des points de fond. Les premières portent sur certaines fonctions des questeurs, qui me paraissent insuffisamment traitées par rapport à leurs attributions en matière financière. La conservation de certaines catégories de documents publics, comme les SC, les textes de lois et les listes de jurés, ainsi que le contrôle et l’enregistrement de certains serments, comme le iusiurandum in leges parfois exigés des sénateurs et des magistrats ne sont indiqués que dans l’introduction, sous l’angle purement factuel du contenu de l’Aerarium (p. 8-9). Ils auraient gagné à être évoqués à nouveau dans le chapitre consacré à l’administration de l’Aerarium, en particulier à ses services, qui ne sont envisagés que sous l’angle des finances (p. 163 et suivantes), la question des serments et des jurés de quaestiones n’occupant que quelques lignes p. 217. Ce choix peut se justifier dans la mesure où il découle la perspective générale définie au début de l’ouvrage, celle d’une étude de l’administration financière. En revanche, le silence sur ces fonctions non financières des questeurs est plus regrettable dans la dernière partie, car à mon sens celles-ci participent des représentations de l’Aerarium comme incarnation du populus dans son organisation institutionnelle : les envisager dans ce contexte aurait donné un plus grand poids aux réflexions développées dans ce chapitre.

Les secondes observations portent sur ce qui m’apparaît comme un autre déséquilibre, en particulier dans la quatrième partie, entre l’étude des dépenses, pierre de touche de l’interprétation du Trésor comme symbole et expression d’une conception partagée de la collectivité civique, et celle des recettes, qui n’est pas envisagée sous cet angle, alors qu’il y avait, me semble‑t-il, matière à une analyse orientée de la même façon. La question de la destination du butin de guerre, par exemple, a suscité de façon récurrente des clivages qui traversaient les élites politiques au sujet de sa répartition, et des tensions notamment entre versement au trésor, au bénéfice de la communauté civique, et don aux soldats comme prix de la victoire, sans oublier la part que se réservait le général. Il n’en question qu’à propos de l’autonomie dont jouissaient les magistrats en campagne en matière d’utilisation du butin (p. 247-251), alors qu’au retour des armées à Rome se jouait une partie dont les enjeux étaient tout aussi importants que ceux que comportaient les choix de dépenses. Là encore, la portée des analyses développées dans le quatrième chapitre aurait pu, me semble-t-il être enrichie par une attention plus grande à cet aspect des réalités et des représentations de l’Aerarium.

 

Marianne Coudry, Université de Haute-Alsace

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 270-274.

 

[1]. Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris 2018.

[2]. Tribut. Une histoire fiscale de la conquête romaine, Paris 2021.