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Johan Hedenborg (1786-1865 ; désormais H.), un vrai encyclopédiste attiré surtout par les sciences de la nature et l’histoire, mais aussi par l’ethnographie et autres sciences humaines, passa une longue partie de sa vie bien aventureuse – retracée en détail par l’auteur de l’ouvrage dont je rends compte (p. 13-17) – sur l’île de Rhodes. Il y collectionna des antiquités et copia surtout bon nombre d’inscriptions sur pierre, de même que des timbres amphoriques dont il fit part occasionnellement aux érudits de son temps, notamment à l’épigraphiste Ludwig Ross (1806-1859). Bon connaisseur de l’île et de son passé, mais manifestement moins à l’aise avec les périodes plus anciennes de son histoire, son ambition était d’écrire et de publier une Geschichte der Insel Rhodos. Le manuscrit (trois tomes massifs et un atlas comportant des aquarelles et des dessins divers distribués sur des planches numérotées I–CIV et des copies d’inscriptions lapidaires et céramiques réparties sur un jeu de planches numérotées 1‑45) fut achevé en 1854 et offert à des éditeurs allemands pour être publié. Cependant, cela n’aboutit jamais : « plus que l’allemand incertain dans lequel il était rédigé, le caractère désordonné de l’ouvrage et la connaissance malgré tout superficielle des périodes antiques et médiévale furent sans doute à l’origine du refus des éditeurs d’envisager une quelconque publication » (p. 16). Plus tard, en 1896, la veuve de H. vendit le manuscrit au marquis Guido Sommi Picenardi (1839-1914). Chargé d’en tirer ce qui valait la peine d’être retenu, Angelo Scrinzi (1867‑1919), futur directeur des musées civiques de Venise, produisit un article[1], où il publia 46 inscriptions. Friedrich Hiller von Gaertringen (1864-1947), qui avait publié son corpus épigraphique de Rhodes (IG XII.1) en 1895 sans connaître l’ouvrage inédit de H., apprit ainsi l’existence de ce manuscrit et en profita en partie[2]. Le manuscrit fut ensuite acquis, en 1937, par l’Istituto storico-archeologico FERT de Rhodes, et après que les autorités italiennes eurent quitté l’île, il passa dans les fonds de la XXIIe Éphorie des antiquités préhistoriques et classiques (il y a d’ailleurs quelques annotations sur certaines planches dues, selon l’auteur du présent ouvrage, sans doute à l’éphore Grigoris Konstantinopoulos dans les années 60 du XXe siècle).

Somme toute, après l’article de Scrinzi, le monde des épigraphistes inclinait à supposer qu’il n’y avait plus rien à tirer du legs de H. D’autant plus grande fut la surprise de Nathan Badoud (désormais B.) qui constata que « Scrinzi s’est en effet focalisé sur les textes dont l’édition laissait présager le moins de difficulté ou le plus de profit, précipitant dans l’oubli les deux tiers des inscriptions inédites [en fait, je n’en compte qu’un peu plus de la moitié – A. A.] qui relevaient de son article, mais aussi les timbres sur amphores et sur tuiles copiées dans les « 45 planches » de H, dont il n’a tout simplement pas fait mention » (p. 17). À B. donc de remédier à ce défaut.

Après une introduction, où il explique en détail tous les faits résumés ci-dessus, B. fournit deux catalogues : un pour les inscriptions sur pierre (divisé en deux parties, inscriptions inédites et inscriptions déjà publiées) et un pour les timbres céramiques (majoritairement sur des anses d’amphores, mais aussi sur des tuiles). Les 45 planches sont fidèlement reproduites en couleurs et l’on peut aisément confronter les dessins et les transcriptions diplomatiques de H. aux lectures et surtout aux restitutions proposées par B. Le volume comporte enfin plusieurs tableaux de concordances qui aident le lecteur à s’y retrouver rapidement.

Il y a 54 inscriptions inédites, fragmentaires en grande partie (ce qui aura déterminé jadis Scrinzi à déposer les armes), dont les éditions sont toujours très soignées. Le document le plus digne d’intérêt est peut‑être le n°2 (quatre lignes copiées par H. restituées de manière convaincante par B.), « le fragment ou l’extrait d’un décret » où l’on lit les noms des Termessiens (de Pisidie) et des Stratonicéens (de Carie). B. estime que le seul contexte historique à envisager serait celui de la première guerre mithridatique et il en donne un long commentaire érudit (p. 25‑30). Dans une inscription honorifique (n°3), B. parvient, par ses restitutions, à identifier un prêtre déjà connu d’Athana Lindia de 95 a.C., attesté maintenant aussi, au début de sa carrière, comme prêtre d’Halios. Trois autres inscriptions honorifiques, toutes fragmentaires, sont moins édifiantes.

Les inscriptions funéraires se taillent la part du lion. Il y a parfois du nouveau sur la prosopographie rhodienne (no8 et peut‑être aussi 11), et surtout, comme d’habitude à Rhodes, une belle série d’attestations d’étrangers, dont quelques χρηστοί : un Étolien (n°21), un ressortissant d’une des nombreuses Antioche (n°22), une femme arrivée d’une quelconque Apamée (n°23 ; écrire pourtant Ἀπαμῖτις, et non Ἀπαμιτίς), un Arménien (n°24), un Éphésien (n°7) et deux Éphésiennes (no 25‑26), une Istrienne (n°27) qui s’ajoute à la seule ressortissante de cette cité lointaine de la mer Noire que l’on connaissait jusqu’ici à Rhodes[3], un ressortissant de Mylasa (n°28), un autre de Stratonicée (n°29 ; à coup sûr celle de Carie), peut-être aussi une femme de Telmessos (n°30, mais la restitution de l’ethnique n’est pas assurée). En revanche, les deux variantes de restitution proposées au n°44 – lesquelles donneraient soit la signature de deux sculpteurs de Tyr, Mènodotos et Charmolas, déjà connus à Rhodes, soit un nouvel Étolien – ne me paraissent pas convaincantes : ignoramus. De même, au n°51, j’estime qu’il est peut-être hasardeux de rétablir, fût-il avec point d’interrogation, [Μα]κέτ[ – ]. Enfin, B. recense aussi, avec les références nécessaires, les inscriptions déjà publiées (no55-137), en y ajoutant parfois, sur la foi des données empruntées au manuscrit de H., des retouches et des commentaires.

Pour ce qui est des timbres céramiques, « compte tenu de la difficulté à distinguer les homonymes sur la base d’un dessin, il a paru préférable de [les] classer par ordre alphabétique plutôt que par ordre chronologique » (p. 49). Le catalogue comprend 159 entrées : 76 timbres d’éponymes rhodiens, 64 timbres de fabricants rhodiens (j’ai compté aussi le n°149, reconnu par l’auteur au dernier moment comme rhodien, lorsque son livre était déjà mis en page), 4 timbres rhodiens de lecture incertaine, 4 timbres rhodiens supposés « secondaires », un timbre de Thasos et 5 autres d’origine inconnue, enfin, 5 timbres sur tuiles. Il va de soi que ce catalogue, compilé par un spécialiste des plus avertis de Rhodes et de ses timbres céramiques[4], est d’une qualité irréprochable : B. a, en effet, tiré le maximum des dessins, parfois douteux, légués par H.

Ce livre est donc extrêmement bien venu, à la fois pour les épigraphistes, car ajoutant un échantillon assez édifiant à la moisson déjà impressionnante d’inscriptions rhodiennes (à quand un ouvrage, fût-il à vocation de répertoire, ou une banque de données regroupant toutes les inscriptions actuellement connues et dispersées dans des publications des plus diverses ?), et pour les spécialistes des timbres amphoriques rhodiens.

Alexandru Avram, Le Mans Université

[1]. « Iscrizioni greche inedite di Rodi [dalle schede dell’Hedenborg] », Atti del Reale Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, ser. 7, 57, 1898-1899, 10, p. 251-287.

[2]. « Inschriften aus Rhodos », ÖJh 4, 1901, p. 159-166.

[3]. V. Kontorini, Ανέκδοτες επιγραφές Ρόδου, ΙΙ, Athènes, 1989, n°42 = A. Avram, Prosopographia Ponti Euxini externa, Colloquia Antiqua 8, Louvain-Paris-Walpole, MA, 2013, n°2145.

[4]. Voir surtout son ouvrage monumental, Le temps de Rhodes. Une chronologie de la cité fondée sur l’étude de ses inscriptions, Munich 2015.