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Il faut saluer comme un événement la parution, quelque quarante ans après le premier tome, du second et dernier de l’édition des Topiques d’Aristote par Jacques Brunschwig (J. B.). On ne saurait rendre plus bel hommage à ce travail exemplaire qu’en disant qu’on l’attendait toujours. Il est rare en effet que dans un travail de première main, fondé sur une collation personnelle et complète de l’ensemble des manuscrits, l’acribie et la modestie de l’éditeur s’allient ainsi à la hauteur de vue du philosophe, que le pari sur la cohérence de la pensée ne nuise pas à l’application de principes d’édition philologiquement fondés. Bien plus, aux mains de J. B., arguments logiques et arguments philologiques convergent si bien que plusieurs fois la présente édition marque un retour aux manuscrits et aux éditions anciennes (Bekker, Waitz) par rapport aux éditions moins anciennes et plus aventureuses (Strache et Wallies [1923], Ross [1958], liste des passages concernés p. XI). Il y a quelque chose de stimulant à voir confortées tout ensemble la valeur de la tradition manuscrite et la fécondité d’une exégèse rigoureuse.
Le tour de force tient aussi à ce que, malgré le temps écoulé, malgré les difficultés éprouvées, par perfectionnisme, à arracher l’ouvrage au « ressassement pénélopique » (p. LV), le deuxième tome puisse encore faire fonds sur le premier et que l’unité de l’ensemble ne soit pas compromise. On se réjouit d’apprendre que l’édifice sera bientôt couronné dans le même esprit par les Réfutations sophistiques, conçues par Aristote comme une suite des Topiques, et dont l’édition est annoncée dans la CUF par L.-A. Dorion, auteur d’une thèse sur ce texte élaborée sous la direction de J. B.
Tous les curieux de la dialectique aristotélicienne – technique de la vérité non scientifique, ce qui englobe des questions de logique, de linguistique et de rhétorique tout en présentant de nombreux échos de l’ensemble de l’oeuvre – seront donc heureux d’avoir en main un texte d’une fiabilité extrême, commenté avec une clarté, une concision et une élégance remarquables.
Pour pallier malgré tout les conséquences du délai, J. B. propose un assez court Avant-propos, visant à la fois à réaffirmer les principes de l’édition de 1967, à en rectifier certains aspects, à présenter les fruits d’une réflexion personnelle ininterrompue depuis lors sur la dialectique aristotélicienne et à enregistrer les acquis de la recherche récente – relancée, renouvelée par la publication des actes du Troisième Symposium Aristotelicum (éd. G.E.L. Owen, Oxford 1968) entièrement dévolu aux Topiques.
Parmi les révisions, ou plutôt les mises à jour, on signalera la distance prise par rapport au paradigme « génétiste », soit la tradition herméneutique initiée par T. Case et W. Jaeger dès les débuts du XXe siècle, largement passée de mode depuis les années 1970 mais passible d’un réexamen. On lira en particulier la critique dialectiquement exemplaire qui en est faite aux p. XIII-XX de l’Avant-propos, à la lumière notamment du livre que T. Reinhardt a consacré à la question de l’authenticité du Livre V (Göttingen 2000). Avec beaucoup de prudence,

J. B. montre que l’on ne saurait transposer la thèse de Reinhardt (un livre V non pas inauthentique mais constitué d’un noyau aristotélicien complété systématiquement, selon une méthode récurrente, par un Bearbeiter aux compétences limitées) au reste des Topiques, où le problème est plutôt de distinguer entre les révisions par Aristote de son propre texte et les interventions de nature diverse (gloses, normalisations, etc.) qui ont marqué la transmission. J. B. conclut en proposant d’étudier, à partir d’une « chrono-topologie » (soit la détermination de l’ordre de succession des propositions dont la coexistence fait problème), les relations « logico-topologiques », c’est-à-dire les raisons – bonnes ou mauvaises, selon que l’intervention est aristotélicienne ou non – de la modification apportée au texte. Ainsi, le paradigme génétiste est remis à sa place : non pas un but en soi, mais un questionnement limité, utile à l’affinement de l’édition et de l’exégèse (p. XX).
Le long intervalle qui a séparé la publication des deux tomes a eu aussi pour bénéfice, dit J.B. qui en crédite modestement… Aristote, une meilleure compréhension de la composition du traité : de l’impression de désordre qu’éprouve celui qui le regarde de trop près, une vision distanciée et mûrie fait passer au spectacle d’une architecture rigoureuse faisant se succéder une introduction (livre I), l’examen des lieux relatifs aux quatre grands concepts organisateurs du traité (les fameux « prédicables », soit l’Accident, livres II-III, le Genre, livre IV, le Propre, livre V, et la Définition, livres VI-VII), et une conclusion (livre VIII). J. B. montre que l’inversion de l’ordre de présentation entre l’introduction (DPGA) et le traité lui-même (AGPD) reflète et confirme l’existence de deux conceptions, l’une inclusive, l’autre exclusive, des relations entre les prédicables : pour simplifier, la présentation synthétique privilégie les définitions négatives et relatives car il s’agit de défendre le caractère exhaustif et exclusif de la série, alors que l’examen isolé ne suppose plus l’ensemble de la série mais s’attache aux spécificités positives de chaque terme, sans recourir à la définition des autres. L’ordre adopté peut être alors un ordre de difficulté croissante, non dicté par les relations internes du système. Ainsi, les p. XX-XXIV de l’Avant-propos de 2007 viennent préciser, confirmer et synthétiser les p. XXI-XXII, XLV-L et LXXVII-LXXXIII de l’Introduction de 1967.
D’autres dossiers sont l’objet de compléments et de mises à jour : celui du « soubassement académique » des Topiques, des rapports des Topiques avec le traité de Xénocrate mentionné par Diogène-Laërce IV, 5, etc.
L’édition elle-même se caractérise par un progrès de l’eliminatio codicum, avec la suppression des variantes inutiles des Vaticani graeci 207 (sigle P) et 1024 (c). On salue également le passage de l’apparat négatif à l’apparat positif, conformément aux recommandations formulées par Jean Irigoin en 1972.
La traduction conserve les qualités du premier tome : tout est traduit courageusement sans artifice (ni parenthèses explicatives, ni mots transcrits, ni guillemets – solution parfois adoptée dans le tome 1 et ici ascétiquement refusée, cf. p. 227), dans le respect de la « rugosité » de l’original, avec un registre de langue détendu sans être relâché, dans un léger « non-style », entièrement dévolu à l’explication. Tous ceux qui se sont essayés à traduire de l’Aristote savent quels efforts de concision et de précision requiert l’obtention d’un résultat apparemment aussi simple : refléter la pédagogie orale, dans une langue aussi plastique que le grec, d’un grand esprit toujours en éveil.
L’annotation comporte un versant critique : de nombreuses notes portent sur le texte lui‑même et son établissement. Elle a aussi un caractère dialectique, puisque l’effort d’exégèse du texte se combine à maintes reprises avec une discussion sur les partis pris dans le tome I, partis tantôt réaffirmés, tantôt révisés. L’élan « centrifuge » conduit aussi J. B. à embrasser d’autres textes d’Aristote et à proposer (« en passant », dit-il parfois avec modestie) des interprétations novatrices sur des questions difficiles. Cette édition des Topiques éclaire bien d’autres textes que les Topiques et apporte beaucoup à la compréhension d’ensemble de la pensée d’Aristote.
L’ouvrage se termine par un index. Soucieux de ne pas refaire ce qui a été maintes fois fait depuis Bonitz, J. B. propose un choix d’entrées françaises, volontairement simplifié, reflétant la diversité des acceptions et des traductions de termes toujours ou parfois « importants » : un adverbe comme haplôs a, par exemple, une valeur techniquement pleine, « absolument parlant » et une valeur métadiscursive plus souple : « tout court, tout net ». Les monstres terminologiques (par ex. « dérivativement », pour lequel J. B. renvoie au non moins étrange « paronymiquement ») sont très rares et l’index atteste le souci constant d’être accessible au philosophe non helléniste, voire au lecteur étranger au domaine désireux de simplement consulter l’ouvrage sur tel ou tel point particulier sans forcément tout lire.
Last but not least, ce chef d’oeuvre éditorial est aussi un objet impeccable, où le Zoïle en quête de fautes ou de coquilles en est réduit à se battre les flancs.

Pierre Chiron