< Retour

Appien est, rappelons-le, un historien grec qui naquit à Alexandrie et vécut sous les Antonins. Son Histoire romaine, en 24 livres, couvre la période allant des origines de Rome au règne de Trajan. Les années 133 à 35 avant notre ère, depuis le tribunat de Tiberius Gracchus jusqu’à la mort de Sextus Pompée, sont plus particulièrement traitées dans le sous-ensemble des Guerres Civiles ou Emphylia, en 5 livres (à ne pas confondre avec les Aigyptiaka, en 4 livres, les 9 étant à l’origine réunis sous le même titre).

Ce sous-ensemble est enfin disponible en intégralité dans une version moderne grâce à la récente publication de Paul Goukowsky, membre de l’Institut et responsable de l’édition d’Appien dans la CUF. Après les livres I, III, V et IV, respectivement parus en 2008, 2010, 2013 et 2015, c’est en effet le livre II, achevé pendant le confinement, qui a été publié en 2021.

Conformément aux exigences de la collection, l’ouvrage comprend une notice (260 pages), le texte grec établi après une collation personnelle des manuscrits primaires et une traduction française inédite en vis-à-vis (285 pages), ainsi que des notes complémentaires (une soixantaine de pages en fin de volume, sans compter les annotations en bas de page).

Dans sa riche notice, P. G. présente d’abord la structure et le contenu du livre II (p. VII-XLV). Appien s’intéresse aux événements majeurs de l’histoire romaine de 63 à 44 avant notre ère : la seconde conjuration de Catilina, l’ascension politique et militaire de César, le premier triumvirat, la rupture entre César et Pompée, les succès de César tant contre Pompée (la mort de Magnus après la fameuse bataille de Pharsale) que contre les lieutenants pompéiens (en Afrique et en Hispanie), l’échec du régime césarien, l’opposition républicaine de Brutus et de Cassius (l’assassinat du dictateur aux fameuses Ides de Mars), ainsi que la conduite d’Antoine et de Lépide au lendemain de la mort de César.

Mais P. G. montre combien la structure est déséquilibrée et le contenu inégal. Sur les 154 chapitres retraçant cette vingtaine d’années de luttes intestines, Appien n’en consacre pas moins de 30 aux quelques jours suivant la mort de César. Certains événements sont à peine mentionnés voire passés sous silence, lorsque d’autres sont relatés point par point voire mis en relief par leur dimension épique, dramatique ou romanesque (aux chap. CXXX-CXXXI, on assiste à une sorte de spectacle dans lequel Antoine et Lépide répondent l’un après l’autre tantôt à ceux qui réclamaient la paix tantôt à ceux qui criaient vengeance).

À ces raccourcis, omissions et amplifications, peuvent s’ajouter des inexactitudes, des incohérences et des amalgames. Le détail des opérations militaires est parfois négligé au profit d’anecdotes ou de digressions (au chap. XXXIX, Appien montre son érudition à propos de la ville de Dyrrachium, appelée Epidamne par Thucydide, tient-il à préciser ; aux chap. XCVIII-XCIX, il montre aussi ses talents d’écrivain à travers la scène du suicide de Caton d’Utique et l’éloge du sage stoïcien). Les indications spatiales sont parfois manquantes (la topographie de certains lieux de bataille, par exemple) et la chronologie floue, erronée voire reconstruite (car au souci de symétrie que l’on observe pour maints discours répond l’illusion de synchronisme pour divers événements).

Ce défaut de rigueur nuit à la contextualisation et à la compréhension, et les discours des personnages ne permettent pas davantage au lecteur de saisir l’enchaînement et le déroulement des faits. Car si de nombreux passages rhétoriques ponctuent le récit historique : harangues politiques et militaires (déclarations antithétiques de César et de Pompée à la veille de la bataille de Pharsale, par exemple) et autres exercices de virtuosité (parallèle final entre César et Alexandre, par exemple), ils ont souvent un caractère plus ornemental qu’explicatif, et leur lecture s’avère plus agréable qu’utile.

Autrement dit, si les qualités littéraires de l’œuvre sont indéniables, la valeur historique est relative. Et pour cause, explique P. G., dans le livre II, comme dans les autres livres des Guerres Civiles, le récit événementiel importe moins à l’auteur que la réflexion générale sur : le processus d’anakyklosis (qu’Appien, contrairement à Polybe, associe à la Providence ou à la Fortune), le thème de la stasis (qui rejoint la question de la violence pour accéder au pouvoir), le rôle du destin et de la philarchia, les rapports entre la corruption des individus et le désordre des institutions, ou encore la transition de la République à l’Empire sous le régime césarien. Tel est le dessein historiographique d’Appien.

P.G. poursuit sa notice avec la question des sources (p. XLVI-LXV). Il indique d’abord les sources citées dans le texte : documentaires (correspondance de César) et littéraires (historiens grecs et romains, notamment Asinius Pollion), auxquelles s’ajoutent les anonymes (nombreux dires et opinions). Il passe ensuite en revue les diverses théories avancées dès le XIXe s. et jusqu’à nos jours : plusieurs savants ont considéré Appien comme un pâle imitateur ou un piètre compilateur ; certains l’ont jugé incapable de mener une enquête personnelle en consultant des sources primaires, d’autres dénué de l’esprit critique nécessaire pour synthétiser des sources multiples. Avec prudence, P. G. conclut que l’auteur a puisé dans plusieurs sources, avec ou sans intermédiaire, sources que nous pouvons tenter d’identifier en examinant le récit épisode par épisode.

C’est précisément ce à quoi il s’emploie dans la suite et fin de sa notice (p. LXVI-CCLXVI, soit plus de 200 pages), qui comporte en outre plusieurs cartes (p. CLIII, CLXIII, CLXXIV et CLXXXIII). Il analyse en effet chacun des grands événements en signalant les points de convergence ou de divergence avec d’autres écrits conservés, soit contemporains des événements (notamment César, Cicéron, Salluste) soit postérieurs (grecs, comme Plutarque ou Dion Cassius, ou latins, comme Tite-Live ou Suétone). Il mène une étude fouillée qui permet non seulement de saisir les multiples enjeux de cette période troublée mais aussi et surtout de situer le récit d’Appien dans la tradition, sans toutefois faire un commentaire historique à proprement parler (comme il s’en explique dès le début du volume, p. XII, n. 6).

La notice se clôt rapidement sur les manuscrits et sur quelques ouvrages de référence. Dans la notice de la Guerre de Mithridate (p. CXXV sqq.), dont la tradition manuscrite est la même que celle du Livre Illyrien et celle des 5 livres des Guerres Civiles, P. G. a déjà décrit et amendé le classement réalisé par M. R. Dilts et autres prédécesseurs : 4 manuscrits primaires ont ainsi été identifiés (L, P, B et J), dont 2 jamais utilisés pour établir le texte, ce qui donne à la présente édition un caractère neuf. À cela s’ajoutent 2 manuscrits (E et F), uniquement pour les livres II et IV des Guerres Civiles, comme l’explique P. G. dans la notice de ce dernier (p. CXVI sqq.).

Le texte grec ainsi établi est accompagné d’un apparat critique à la fois bref, clair et précis, dans lequel P. G. ne se contente pas d’indiquer les différentes leçons des manuscrits ou les modifications apportées par ses prédécesseurs, mais propose diverses corrections et conjectures. À titre d’exemple, aux §178-179, à propos de l’empoisonnement par l’eau dont les soldats de Curion auraient été victimes, P. G. juge plus pertinent de qualifier les vomissements de «fréquents» (πυκινοί) plutôt que de «variés» (ποικίλοι, codd.) et le marécage de «lieu sûr» (ἐχυροῦ) plutôt que de «position forte» (ἰσχυροῦ, codd.).

Fidèle, la traduction française est aussi d’une grande finesse. Elle est accompagnée de nombreuses notes savantes dans lesquelles P. G. donne des références bibliographiques, justifie le texte et la traduction, précise à quelles réalités latines correspondent les mots grecs, fournit des éléments de datation et de localisation, indique les fonctions exercées par tel ou tel personnage et surtout confronte les témoignages.

En somme, pour les années 63-44, les historiens d’aujourd’hui ne trouveront guère de données originales dans le récit d’Appien, mais ils seront à même d’en apprécier les qualités et les défauts grâce à cette édition critique, travail exemplaire d’un philologue aguerri.

 

Maud Etienne-Duplessis, Université de Lorraine, UR 1132 – Hiscant-MA

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 603-605.