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Quel beau projet : retrouver, chez les Grecs et les Romains, des traces de ce qu’on nomme aujourd’hui « uchronies ». Le terme a été forgé par Ch. Renouvier dont le livre, paru en 1876 et réédité depuis en 1988, porte le (long) titre suivant : Uchronie, l’utopie dans l’Histoire, Esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être. On voit déjà dans le titre une confusion entre deux choses, l’uchronie et l’utopie. Car celle –ci est d’abord le développement imaginaire d’une cité ou d’un monde idéal. Le terme a été inventé en 1516 par Thomas More dans Utopia. Il désigne un lieu (en grec topos) qui n’existe nulle part (ou-topos) et qui est un lieu de bonheur (eu-topos). Mais le rêve d’une société idéale remonte, dans l’imaginaire occidental, au V° siècle avant notre ère. Société fondée sur une organisation politique parfaite et qui a pour cadre une cité harmonieuse et rationnelle. Cette cité, on peut en voir les premières traces chez Hippodamos de Milet.  Ce contemporain de Périclès entreprit, à la suite de la destruction de Milet, de tracer le plan de la Polis (cité) idéale, si l’on en croit Aristote (La Politique, II, 8).

Mais c’est la cité platonicienne qui est à la base de la pensée utopique. Encore que la différence soit énorme entre la cité utopique qui est une cité bien réelle, même si ses coordonnées géographiques sont incertaines ou floues, et la cité platonicienne, telle qu’elle apparaît dans La République ou dans Les Lois, qui est d’abord une Idée, au service de l’État et non des citoyens. En fait, c’est dans la description de l’Atlantide par le même Platon qu’on voit apparaître la première utopie de la littérature occidentale. On y trouve des éléments qui figureront bien souvent dans les utopies ultérieures : l’insularité, l’isolement, la toute-puissance de l’État, un espace politique fondé sur une construction géométrique, l’abondance, la puissance. On peut même y voir un reflet du mythe de l’âge d’or, souvent évoqué par les poètes de l’Antiquité, Virgile ou Ovide. .Le projet platonicien   n’est pas un projet utopique mais un projet de législation. Très vite, certains, comme Aristophane, dans les Oiseaux et dans l’Assemblée des femmes, développèrent des anti – utopies avant la lettre. Plus tard, la croyance en un nouveau paradis terrestre sera au centre de l’idée chrétienne du millénarisme et saint Augustin, entre autres, opposera à la cité des hommes la cité céleste, la Cité de Dieu. Mais l’utopie est différente qui ne comporte ni salut, ni rédemption, ni fin des temps.

Après lui, La Cité du Soleil de Campanella (1623), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, dont le récit, inachevé, qui paraît en 1627, renvoie explicitement au mythe platonicien de l’Atlantide : cette Nouvelle Atlantide n’est autre que l’Amérique. Viendront ensuite, au XIXème siècle, le phalanstère de Fourier, dont la société idéale se nomme Harmonie et dont on trouve le tableau dans le Nouveau Monde industriel (1829) et dans le Nouveau Monde amoureux (posthume) et l’Icarie d’Etienne Cabet qui, en 1840, publie Le Voyage en Icarie.

Mais l’avenir vu par H. G. Wells est plus sombre : l’écrivain est le premier à avoir donné une forme classique à la contre – utopie, ou dystopie. Il publie, en 1905, Une utopie moderne. Deux touristes, en villégiature dans les Alpes, se retrouvent projetés sur une planète qui gravite autour de Sirius. Planète dont les origines et le développement ont été semblables à ceux de la Terre : « En Utopie, Jésus – Christ naquit dans un Empire romain libéral et progressif, qui s’étendait de l’Océan arctique jusqu’au golfe de Bénin, et ne devait connaître ni décadence, ni ruine. » Ainsi le roman de Wells peut-il être regardé aussi comme une des premières uchronies, après le livre de Renouvier.

Ce long développement permettra, on l’espère, d’éviter des confusions dont on voit parfois des traces dans certaines communications, dont celle –très vivifiante- d’Alexandre Grandazzi. L’ensemble du recueil, qu’il a codirigé est divisé en quatre parties et comporte 18 communications. Si certaines traces-car n’oublions pas qu’il s’agit seulement de traces- sont évidentes, chez Tite-Live et les historiens grecs et latins, voire chez Platon, d’autres le sont moins. Si Germanicus avait vécu… Yann Rivière l’imagine – dans un texte passionnant- en treizième César. Si Pompée n’avait pas été assassiné… Si Enée n’avait pas quitté Didon. On voit là des bribes d’histoire alternative. Mais entre les suppositions des poètes, Virgile ou Lucain, suppositions qu’autorise leur statut d’auteurs de fiction et les hypothèses historiques, il y a une marge qui n’est pas toujours ici clairement définie.

Il est dommage aussi que les auteurs n’aient pas cité davantage de récits contemporains. Car il faut distinguer deux types d’uchronies (le chiffre quatre proposé dans la note 3 de la page 300 de la communication de Judith Roman me semble un peu exagéré). La première consiste à partir d’un point nodal de l’histoire et de le modifier. L’exemple le plus récent et le plus brillant vient d’en être donné dans l’uchronie dirigée par Xavier Delacroix : L’Autre siècle (Fayard, 2018) qui part d’un fait précis : les Allemands ont gagné la bataille de la Marne en septembre 14. On trouve encore ce type d’uchronie, mais étendu à plusieurs époques, dans le livre d’Anthony Rowley et Fabrice d’Almeida, Et si on refaisait l’Histoire (2009). Il va de soi qu’à partir de ce point les romanciers imaginent un autre monde. Or le seul roman cité ici (p.298) est Le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick, où l’Allemagne a gagné la Seconde Guerre mondiale. On regrette, après les deux intéressants développements sur Tite-Live, que n’aient pas été cité deux romans de Julien Negrette. Dans Alexandre et les Aigles de Rome (2007), le romancier développe Tite-Live en imaginant le conflit qui aurait inévitablement opposé Alexandre et Rome. Dans Le mythe d’Er et le dernier voyage d’Alexandre le Grand (2002), il était allé plus loin : Alexandre a pris Rome. Il serait trop long ici d’évoquer les nombreuses fictions qui ont imaginé une autre Grèce ou une autre Rome ; ou un autre monde. A tel point que s’est créé un genre littéraire nouveau, où brille l’école française, le steampunk. Mais on en donnera un seul exemple pour illustrer le second type d’uchronie qui n’évoque pas un point nodal de l’Histoire, du type si les Sudistes avaient gagné à Gettysburg, si l’invincible armada avait vaincu la flotte anglaise. Dans ce second type, un événement en apparence insignifiant bouleverse le monde futur. L’exemple le plus connu–mais hors du domaine antique- est la nouvelle de Ray Bradbury « Un coup de tonnerre », où la mort d’un papillon préhistorique change le monde. Mais une des nouvelles (« Un autre univers », 1955) du célèbre recueil de Poul Anderson, La Patrouille du temps, imagine un monde sémitique où Carthage a vaincu Rome, non point parce qu’Annibal a battu Scipion à Zama (point nodal) mais simplement parce que Scipion l’Africain n’a pas pu jouer le rôle que l’histoire lui a attribué…

On lira donc, en complément de ce recueil, excellent, novateur et tellement excitant pour l’esprit, trois anthologies récentes : celles d’A. Grousset, 10 façons de bouleverser le monde (Flammarion, 2004), de D.K. Nouvel, Fragments d’une fantasy antique (Mnémos, 2012) et de M. Ligner, Dimension antiquité (Rivière blanche, 2014).

Claude Aziza, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

Publié en ligne le 11 juillet 2019