De 218 à 16 avant notre ère se déroule les guerres d’Hispanie, qui aboutissent à la conquête totale de la péninsule par les Romains. Le processus de cette « conquête » est confus et complexe, tel que fut aussi le travail des historiens de l’Antiquité pour rendre compte de celle‑ci. Pour mettre en récit ces conflits, ils ont dû faire des choix. Ces récits sont le témoignage de problématiques sociales, et ces choix sont donc forcément socialement construits. C’est par ce constat que l’auteur démarre cette réflexion. Il s’intéresse alors à ces choix, à la manière dont la société romaine a compris ces conflits, la manière dont on les a racontés au fil des siècles, et ce qu’elle en a retenu. Par cette vaste entreprise débutée en 2016, Simon Cahanier cherche à comprendre tout ce qui entoure la mémoire culturelle des guerres d’Hispanie chez les Romains. Il s’agit donc d’un travail qui se place au croisement des études sur la guerre, et celles sur la mémoire. Une rencontre féconde qui porte ses premiers fruits au début des années 2010 en Histoire ancienne. Cette thèse soutenue en 2020 s’inscrit alors dans la directe continuité du travail d’Anne Kubler sur la mémoire de la deuxième guerre punique, une autre thèse, soutenue en 2015 et publiée en 2018. Cependant, l’auteur déplore le manque d’intérêt pour les victoires romaines dans cette historiographie. C’est notamment cela qui motive en partie cette étude. Pour analyser cette construction mémorielle complexe, il procède en trois temps. D’abord la période où ces guerres se sont déroulées, puis le passage au principat et la place particulière du bellum Cantabricum d’Auguste, avant de terminer avec l’évolution des récits et de cette mémoire sous l’empire, jusqu’aux auteurs chrétiens du Ve siècle.
Dans un premier chapitre introductif, l’auteur évoque le rapport des Romains à leur passé et à la mémoire. Un rapport qui s’appuie principalement sur l’idée d’exemplarité, où les élites ont une place déterminante. Mais l’élite romaine n’est pas un groupe homogène et fermé, de ce fait il rappelle que la mémoire romaine est mouvante et diversifiée. Une idée centrale pour cette étude.
C’est la place de cette élite romaine qui est étudiée dans le premier chapitre de la partie sur l’invention de ces guerres d’Hispanie. Ces guerres sont un théâtre propice à la compétition aristocratique. Les généraux sont en quête d’honores en Hispanie, et se devaient, ainsi que leurs descendants, de mettre en scène ces victoires, pour alimenter leur prestige personnel et gentilice. Le triomphe a une place importante dans les textes, mais l’auteur mobilise également les monnaies et les monuments pour appuyer cette idée. Pour lui la stratégie d’autoreprésentation du général commence par les lettres qu’il envoie au Sénat et à ses amis, et où il cherche surtout à montrer que sa guerre est juste et victorieuse. L’auteur s’attaque alors à la question de la déformation des faits. Il explique que dans ces lettres au style attendu et performatif, l’accumulation de lieux et de chiffres était de vigueur. L’exagération pouvait avoir lieu et plusieurs lois pouvaient sanctionner des abus. Mais on ne trouve pas ici de trace d’une falsification à proprement parler. Des versions divergentes pouvaient cependant être apportées devant le Sénat par un rival, mais l’étude prouve que l’auctoritas du général prévalait toujours. Ces récits divergents existent bien, et témoignent d’une réalité socio-politique complexe, mais globalement le général était assez libre dans l’élaboration et la diffusion de ses faits d’armes.
La question de la mise en récit de ces faits par les historiens arrive ensuite. L’auteur montre bien que malgré les critiques des penseurs plus tardifs sur l’écriture annalistique, l’historien doit toujours faire des choix dans ce qu’il veut raconter et transmettre. Il est toujours, comme l’auteur le rappelle, le garant du dignum. L’étude statistique qui est menée ici met en lumière un certain consensus, en tout cas dans le choix de ce qui mérite d’être raconté. Des événements clés reviennent sans vraie évolution au cours de la période. On trouve alors une grande homogénéité des récits pour la deuxième guerre punique, un peu moins pour les autres campagnes. Cependant la campagne de Caton et celle de Scipion Émilien semblent structurer les récits des guerres du IIe siècle. Une étude comparée est alors possible entre le récit de Tite-Live et celui d’Appien sur la période 197-168. Cette étude montre que Caton, Flaccus et Gracchus ont droit à une attention particulière chez les deux auteurs. Le triomphe semble alors bien renforcer le dignum de ces campagnes, et bien que les récits divergent sur plusieurs points, le choix des événements est lui bien ancré. Ces deux ouvrages appartiennent à des traditions différentes. L’auteur rappelle que l’histoire romaine est toujours partisane, et ne peut pas se détacher de ce trait. L’influence des puissants sur les récits est omniprésente, et peut venir des liens qu’ils entretiennent avec les auteurs, mais aussi par des « fausses » archives familiales. Les méthodes qui consistent à glorifier un général au profit d’un autre ou à développer un évènement plutôt qu’un autre, sont courantes dans les récits. Simon Cahanier montre que l’on retrouve cela chez Appien où il met en scène une série de généraux lâches ou injustes avant l’arrivée de Scipion. Caton également est mis en avant dans la plupart des récits, où on ressent l’influence de son propre récit apologétique.
Le corpus cicéronien a souvent une place à part, et du point de vue des guerres d’Hispanie cela est d’autant plus vrai. L’auteur consacre en effet un chapitre au témoignage de Cicéron, d’autant plus intéressant qu’il n’a pas connu les guerres d’Hispanie, puisqu’il est né après Numance et mort avant la campagne d’Auguste. De plus il mobilise cette mémoire devant son public, il nous renseigne donc sur une mémoire partagée. Mais l’auteur rappelle qu’il faut toujours se montrer prudent avec ce corpus qui n’est pas toujours cohérent, Cicéron pouvant manipuler les exempla selon ses besoins. La lecture cicéronienne des historiens se concentre d’abord sur la périodisation historique, notamment sur les hommes et les évènements qui débutent ou terminent les guerres. Car il s’intéresse principalement à la place des institutions, des ambassades, des traités et des débats. La mémoire de Cicéron de ces guerres se caractérise par son évolution tout au long de sa vie, et par la diversification des sources qu’il lit et utilise. Il a alors une grande capacité à mobiliser ces exempla selon le contexte d’énonciation. L’adaptativité de Cicéron est remarquable, notamment en fonction du public qui l’écoute. On voit qu’il utilise des exemples bien connus devant le peuple, et plus précis devant ses pairs, ce qui témoigne de plusieurs niveaux de mémoires à Rome. L’œuvre de Cicéron permet de voir que, bien que globalement fixée par l’historiographie romaine, cette mémoire était encore très vive à cette époque.
La deuxième grande partie concerne le règne d’Auguste et l’intégration des guerres Cantabres dans la continuité des guerres républicaines en Hispanie. Le cinquième chapitre montre que ces guerres avaient une importance majeure pour légitimer la prise de pouvoir d’Auguste, et inscrivaient son régime et sa personne dans la continuité de la République. Dans le discours idéologique de l’époque, étudié par l’auteur, cette continuité est marquée par Auguste lui‑même et son affiliation aux grands généraux républicains, notamment dans la poésie d’Ovide. Mais elle se manifestait aussi avec cette victoire qui marque alors la fin de la conquête romaine de l’Occident, les limites du pouvoir de Rome venant se brouiller avec les limites du monde connu pour renforcer la stabilité de son Empire. Mais l’auteur montre que ce succès perd rapidement de son importance dans la célébration des exploits du Prince. À la fin de son règne, les guerres Cantabres se comprennent surtout dans l’énumération des faits, pour symboliser la domination d’Auguste sur le monde. Cependant les guerres Cantabres sont globalement absentes de la poésie de l’époque. Mais pour l’auteur il ne faut sans doute pas y voir un manque de légitimité de ces victoires dans l’opinion romaine mais plutôt une concurrence trop rude avec des ennemis orientaux plus marquants, et surtout une volonté forte des poètes de rejeter l’Histoire et les guerres en général. Les Odes d’Horace forment un contre-exemple où les guerres d’Hispanie ne sont qu’une toile de fond, sans valeur mémorielle particulière. C’est dans le quatrième livre des Odes, plus tardif, que l’on remarque le changement de ton. Le poète s’adresse alors au Prince, et peut faire l’éloge de ses campagnes, celui‑ci est vu comme un pacificateur, la paix est célébrée plutôt que la victoire.
Pour évoquer le tournant historiographique qui se déroule à cette époque, l’auteur mobilise les travaux de Strabon, de Trogue Pompée et de Tite‑Live dans le chapitre 6. Pour lui, ces écrits, connus par d’autres œuvres pour l’essentiel, sont représentatifs du changement d’échelle et de perspective qu’ont entrainé le règne d’Auguste et la stabilité politique qui l’accompagne. Les trois auteurs développent dans leurs écrits une continuité de la conquête. C’est alors un processus cohérent qui vise à la conquête totale de la péninsule et non plus une série de conflits contre des peuples différents. Pour Simon Cahanier, c’est la preuve d’un changement de paradigme mémoriel. Pour appuyer cette idée, il relève ensuite une série de prolepses qui annoncent cette conquête dans le récit livien. Il compare aussi ces passages avec ceux de Polybe pour mettre en lumière ce changement de mentalité. Chez Tite-Live il remarque également une volonté forte de présenter les guerres d’Auguste comme une ère de paix et de moralité, qui met fin à la période de déclin qui suivait les conquêtes du second Africain et qui commençait pendant la campagne du premier. C’est par cette idée de finalité que Tite-Live intègre cette campagne dans la trame générale des guerres d’Hispanie. Pour l’auteur, cette idée se superpose parfaitement à celle d’essor et de déclin qui structure toute l’œuvre de Tite-Live. L’idée est similaire chez Trogue Pompée, et il illustre cela en montrant que l’Hispanie est d’ailleurs la seule conquête romaine occidentale mentionnée dans l’œuvre. Le reste du chapitre est consacré à Tite-Live. L’auteur étudie alors plusieurs méthodes qu’il emploie pour faire des guerres d’Hispanie une entreprise continue et cohérente. On y voit notamment l’emploi d’une ethnographie imprécise et globalisante qui justifie l’entreprise pacificatrice romaine. Il parle même parfois d’Hispani. En usant de nombreux topoi, Tite-Live fait de ces peuples un ennemi féroce, belliqueux et faussement homogène. On y voit également la mise en place d’un récit cyclique qui fait succéder crises et résolutions. L’auteur précise bien que ce n’est pas une innovation de Tite-Live, mais il insiste particulièrement sur ce topos pour appuyer cette harmonie. Ce qui est également renforcé par le récit du parcours « romancé » du centurion Ligustinus au livre 42.
La dernière partie se consacre à l’époque impériale, en étudiant deux tendances, celle de la littérature exemplaire d’une part, et celle de l’historiographie impériale et le développement de la littérature de synthèse. Avec la fin des guerres d’Hispanie et le Principat, on ne trouve plus de nouveaux exemples d’exploitation de la mémoire de ces guerres en tant que telle. Mais elles ont continué à être des réserves d’exempla. Ces compilations sont nombreuses sous l’empire, et l’auteur peut analyser le choix des auteurs concernant les faits et les personnages retenus. La mémoire évolue donc à cette période et se caractérise par son morcellement et sa rétractation. Par l’étude statistique, l’auteur montre que des tendances se renforcent, comme la force mémorielle des exempla de Scipion Émilien, Caton et de l’Africain. Certaines figures comme Flaccus disparaissent, le phénomène d’appauvrissement est clair, avec des faits ramenés à l’essentiel. Il remarque également que le sens de ces exempla se fige, et que cette rétractation ramène la mémoire à certains schémas, et un resserrement sur la dualité Scipion-Hannibal et les guerres lusitano-celtibères. Chez Valère Maxime, il relève 24 exempla, dont seulement 2 ne concernent pas la période 151-133. L’auteur s’intéresse ensuite à la construction de ces exemples, et met en lumière le détachement de l’événement par rapport à son contexte historique et socio-politique ainsi qu’une tendance à l’effacement des causes de l’événement au profit de ses conséquences. L’étude du cas de la libération des otages par Scipion après la prise de Carthagène illustre parfaitement cela, avec une amplification des conséquences de cet acte chez plusieurs auteurs. Finalement l’étude du cas de Valère Maxime montre l’exception et met en lumière plusieurs niveaux de lectures pour sortir de la réduction endémique relevée dans ce chapitre.
Dans le dernier chapitre, l’auteur montre que la tendance à réduire et abréger les œuvres monumentales s’accompagne également d’une restructuration de la mémoire. Il relève cependant que la réduction constatée dans la littérature exemplaire est moins marquée dans la littérature historiographique. Il remarque notamment que tous les généraux sont mentionnés dans les différentes œuvres. Le triomphe ne semble plus être un critère, et même les généraux malheureux sont nommés, les défaites prennent une place plus importante. La tradition historiographique s’appuie presque exclusivement sur Tite-Live. Sa logique ethnographique et géographique s’est imposée en lien avec la nouvelle vision du monde et des provinces qui s’est développée à cette époque. L’étude sur le temps long permet alors à l’auteur de relever des tendances claires. Il remarque qu’une vision très pessimiste et critique de ces conquêtes se met en place à cette période. Elle s’appuie sur la dénonciation des vices des généraux, mais aussi de la société romaine en général associée à la fin de la République. Au IVe siècle un nouveau contexte de guerre entraîne une vision plus optimiste des guerres Hispaniques, avec la mise en avant d’une succession de victoires. Mais de nouveau, au Ve siècle, Orose développe une vision négative de Rome avant Auguste et Jésus, accompagnée d’un discours contre l’impérialisme romain. Cette guerre est alors décrite comme sanglante et liberticide pour les peuples hispaniques, et mobilise souvent le point de vue des adversaires de Rome.
En étudiant ces trois temps de la mémoire culturelle des guerres d’Hispanie à Rome, l’ouvrage se dote d’une vision exhaustive de la question. L’auteur a alors pu démontrer la complexité de cette construction mémorielle, son évolution dans le temps long, et les liens qu’elle entretient avec les réalités sociales et politiques de la cité et de son Empire. Il faut alors souligner la densité remarquable de l’ouvrage, aussi bien dans son propos que dans les sources exploitées. Les analyses statistiques complexes réalisées par l’auteur lui ont permis de produire de nombreux tableaux récapitulatifs sur divers points qui ne manqueront pas d’être utiles à d’autres chercheurs. D’un point de vue plus global, ce travail s’imposera sans doute comme un outil efficace pour quiconque voudrait s’intéresser aux guerres d’Hispanie ou à la construction de la mémoire romaine en général.
Thibault Carbonnot, Université de Reims Champagne-Ardenne, UR 2616 – CERHIC
Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 606-610
