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Pierre Briant (désormais cité P.B.) avait publié en 1996 une Histoire de l’empire perse. De Cyrus à Alexandre qui pouvait apparaître comme la « synthèse », au moins du moment, d’un historien qui a peu à peu considérablement transformé les questions posées par l’histoire de la dynastie achéménide sur près de trois siècles. C’était mal juger de ce que représentait vraiment pour P.B. une approche synthétique. Il vient en effet d’écrire une histoire de l’histoire de l’empire achéménide qui est un livre à la fois passionnant à lire, comme le laisse penser le mot enquête introduit dans le titre et étonnant par l’acuité du regard qu’il pose sur le métier d’historien.

Ce n’est pas un ouvrage classique d’historiographie selon la définition habituelle, soit quelque chose qui serait un lieu de « curiosités » au sens ancien du mot où sont sortis de l’oubli les noms de ceux qui ont assemblé un cadre de savoir qui a évolué peu à peu et d’une manière continue vers l’akmè du temps présent. P.B. a une perspective d’emblée différente en disant que ce travail, qu’il portait en lui depuis longtemps, était devenu une urgence, ce qui éloigne totalement d’une simple habitude érudite. En ce sens ce livre n’est pas un excursus, mais bien comme il le dit lui-même une contribution à l’histoire achéménide, en somme une deuxième synthèse après la première et qui l’éclaire considérablement, pas seulement parce qu’elle lui succède.

Livre passionnant à lire donc parce qu’il décrypte le système de fabrication de l’histoire en s’intéressant d’une façon très précise aux personnes qui l’écrivent et aux lieux où cela se passe. Il s’agit effectivement d’une véritable enquête. P.B. a élaboré un questionnaire envoyé à 135 collègues qui ont répondu sur toutes les conditions de leur recherche et sur les liens personnels établis. Est rassemblé un panel de parcours scientifiques qui concerne toutes les générations (les dates de naissance des interrogés vont de 1932 à 1996) et tous les lieux de la construction du savoir (en clair aussi bien les pays proche-orientaux qu’occidentaux). On se retrouve un peu dans le contexte de la biographie de recherche ou de l’égohistoire chère à Pierre Nora (que P.B. évoque d’ailleurs dans son introduction) qui dans son esprit devait servir à comprendre le lien entre le chercheur et le sujet choisi, en l’occurrence l’histoire nationale. Dans leur majorité, le travail des antiquisants s’était retrouvé en dehors de cela, car il ne cadrait pas avec cet objectif de mémoire à revisiter. Ici la mémoire achéménide, qui est récente, est à construire et l’enquête aurait été vide de sens réel il y a moins d’un siècle.

Le plan est chronologiquement très cadré et il importe d’en comprendre les choix. Il ne commence pas avec l’évocation de ceux qui au XIXe s. ou avant, ont découvert et présenté les premiers vestiges achéménides mais débute en 1931 pour aller jusqu’en 2023. La date de 1931, essentielle, ne renvoie pas à une publication mais au début des fouilles du palais royal de Persépolis par l’Oriental Institute de Chicago. Ce n’est pas la première étude de terrain mais c’est la première fouille complète qui allait permettre de découvrir dès la première année mais surtout à partir de 1933 les innombrables tablettes d’argile écrites qui provoqueront ce « choc qui ébranle tout » (p. 207-208). La différence avec les époques antérieures est donc cette base documentaire, véritablement archivistique, qui allait constituer le fondement de l’histoire achéménide et son fil rouge jusqu’à aujourd’hui puisque tout n’est pas encore publié. Entre « la truelle et le stylo » selon l’expression imagée de P.B., c’est ce dernier qui va l’emporter. Dans ce cadre le plan de l’ouvrage suit étroitement la chronologie en deux périodes, l’une en trois parties (Au cœur de l’empire (1931‑1980), De l’Indus à Sardes et de Samarkand à Assouan (vers 1950-1980), Détours historiens (v.1945-1980)) et l’autre en deux parties à partir de 1980 (Domination impériale et dynamiques régionales (1980‑2000), Recherches sur programme et réalités virtuelles (1999‑2023)). Le tout est présenté en 22 chapitres dont le dernier « Questions avec et sans réponse(s) » forme conclusion.

La distinction effectuée par P.B. autour du début des années 80 est justifiée. La première période, liée consubstantiellement aux fouilles de Persépolis, s’ouvre en même temps très vite sur une synthèse, l’History of the Persian Empire de P. Olmstead qui paraît en 1948, ce qui est paradoxal, mais s’explique par le désir individuel de l’auteur de compléter une synthèse globale de l’Orient Ancien qu’il avait entamée auparavant. L’accumulation des données (en Iran et dans les autres territoires achéménides) fait naître ensuite un nouveau besoin de synthèse – d’autant plus que le livre de P. Olmstead est plutôt fraîchement accueilli – mais la rend en même temps plus difficile. Le tournant des années 80 est plutôt vu par P.B. comme un moment d’indécision et d’ouverture où se construit un profond besoin de discussions initié par des rencontres et des ateliers tels les Achaemenid History Workshops institués par H. Sancisi-Weerdenburg . P.B. y a joué souvent un rôle essentiel et on peut dire que sa synthèse de 1996 est en synergie totale avec ces réflexions. Bien que certains l’aient souvent présentée comme telle (cf. le chapitre 13), P.B. souligne que cette tendance ne crée pas une New Achaemenid History (p. 630-632) mais est l’achèvement d’un mouvement général qui a fonctionné non sans difficultés ni désaccords. Le livre est en effet fondamentalement une histoire très fine de la réception des travaux académiques et présente les débats qui se sont manifestés au long de ces années de recherches. C’est un aspect très important qui apporte une grande richesse d’information sur de nombreuses questions. Je relèverai ainsi les réflexions sur les origines de la dynastie (rapport Mèdes/Perses), la signification idéologique de ses programmes artistiques et les controverses sur la notion d’art « mixte » dont le fameux et très discuté « art gréco-perse », le lien complexe entre la religion achéménide, le mazdeisme et l’Avesta, la question de la compréhension (féodalisme ou bureaucratie) des rouages des finances – avec la part considérable de la documentation babylonienne et mésopotamienne – la communication dans le royaume, routes, déplacements, migrations et langues.

On en arrive ainsi au cœur de ce livre d’enquête et à son apport pour la réflexion historique générale. Ce que montre le livre de P.B. c’est comment s’est construite une mémoire de l’histoire impériale achéménide. Si P. Nora construisait avec ses biographies une mémoire nationale, on comprend très bien qu’ici l’enjeu est autre (sauf en Iran où elle est une question nationale). Qu’est exactement un empire? Cette question au temps d’une mondialisation rampante devient, peut-on presque dire, une question d’avenir. La prise de conscience de ce fait n’est pas venue d’un point fixe de la recherche mais a pris le sens d’un mouvement de balancier qui est parti du centre impérial vers la périphérie et qui y est revenu, et on a la conviction à la lecture du livre que c’est précisément dans ces allers-retours que s’est construite l’histoire de l’empire achéménide. Tout en mettant en lumière dès le début la puissance monumentale royale, les observations du centre de l’empire n’étaient pas suffisantes pour comprendre son fonctionnement. Cette prise de conscience est liée à l’émergence de ce qui a été appelé une « version dure » issue de la question centrale de l’exemplarité de la documentation persépolitaine : est‑ce que ce que le fonctionnement que l’on lit sur les tablettes est valable pour tout le reste de l’empire ? Le chapitre 11 qui s’intitule « L’intrusion des renégats » (p. 497‑554) montre qu’un mouvement décisif est venu des historiens, en particulier hellénistes comme P.B. , les vrais traîtres renégats (selon l’expression parlante de C. Nylander) donc, issus des périphéries de l’empire, qui se sont mis à regarder le fait impérial iranien de « l’intérieur » et à ne plus se contenter de la vision traditionnelle, ce qui a fait dire à P.B. que l’on passe à un certain moment, comme le souligne le titre du chapitre 10, « De La Grèce et l’Orient à l’histoire de l’empire achéménide ». Il est significatif de constater que l’idée d’une structure impériale véritable est venue des champs de recherche qui considéraient traditionnellement le fait achéménide de peu d’intérêt parce qu’il était le signe d’une décadence des vaincus pour les hellénistes « vainqueurs » depuis Salamine ou pour l’Égypte et la Babylonie de périodes internes de faiblesse où rien ne suscitait un désir de réflexions plus construites.

La version «dure» qui l’a emporté doit être bien comprise, non dans le sens d’un établissement d’un pouvoir éternellement solide et éternel (il restera toujours les questions du pourquoi événementiel de telle victoire ou défaite), mais dans celui d’une d’une vraie existence : « oui l’empire a existé » conclut P.B. Il s’agit d’interpréter désormais le fait impérial comme un ensemble d’interactions et non pas comme une série successive d’actions royales centrées autour des idées de réussites ou d’échecs sur une échelle de valeurs prédéterminées (faiblesses et forces). Le travail de P.B à la fois enquêteur et praticien a été de mettre en lumière cet aspect fondamental et de le proposer pour les recherches futures. Le principe d’interaction qui est la base du fonctionnement impérial et des intérêts partagés participe donc maintenant de la compréhension de la « longue durée » dans beaucoup de domaines ; je citerai par exemple l’occupation du sol de l’Égypte au Fars et à la Bactriane avec souvent le « fil rouge » du rôle des Achéménides sur le travail d’irrigation, la communication avec le développement de l’araméen « impérial » (à la suite de l’intuition d’É. Benveniste), l’administration des ressources avec la question des structures de perception. Puis-je ajouter que c’est ainsi que l’on doit comprendre un système social et retrouver peut-être les anciennes ambitions de l’idée des modes de production ?

Une histoire de l’histoire paraît toujours « sans fin » comme l’écrit P.B. au début de sa conclusion. Certes le mouvement historique continue toujours mais ce qui s’est passé pour les Grands Rois depuis un siècle est un fait rare et important, la naissance d’un nouvel objet historique retracée dans ce livre avec classe par Pierre Briant.

 

Raymond Descat, Université Bordeaux Montaigne, , UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 574-577.