En 1954 paraissait dans la Collection des Universités de France le livre V du De lingua Latina de Varron de Réate, édité, traduit et commenté par Jean Collart, en 1985 le livre VI, édité, traduit et commenté par Pierre Flobert, en 2019, le livre VII, édité, traduit et commenté par le même, avant que Guillaume Bonnet (= GB) ne prenne la suite en éditant, traduisant et commentant le livre VIII en 2021, le livre IX en 2022 et en 2024 le livre X dont nous rendons compte ici. Quand on sait que sur les vingt-cinq livres que comptait le De lingua Latina, il n’est arrivé jusqu’à nous que les livres V à X avec des lacunes, et de maigres fragments du reste, on voit que Les Belles Lettres, patiemment, auront bientôt publié la totalité de ce qui subsiste de cette œuvre majeure puisque l’introduction annonce le tome VII (p. XV). Un tel étirement chronologique démontre la difficulté de la tâche : le texte du Réatin est ardu par sa forme qui évoque parfois des notes présentées sans soin alors que d’autres passages sont ornés d’effets de style susceptibles de gêner la compréhension, autant que par son contenu (sujet, allusions, « humour varronien »). En outre, l’éditeur – traducteur – commentateur doit être doté de compétences nombreuses et diverses puisqu’ en plus de briller en ecdotique, il doit maîtriser aussi bien ce qui concerne la grammaire dans l’Antiquité que la linguistique moderne et ajouter à cela des connaissances dans tous les domaines auxquels touche l’écrivain au hasard de ses évocations au fil des lignes : philosophie (car les théories grammaticales énoncées par Varron ont pour fondement des doctrines philosophiques), histoire, géographie, mythologie, religion, littérature etc. GB réunit toutes ces qualités et nous offre un travail magistral.
Son introduction répond aux questions qui se posent à propos de ce livre X, qu’il replace d’abord dans l’ensemble du traité La Langue latine, puis dans l’exposé morphologique que constitue la triade qu’il forme avec ling. VIII et ling. IX : « L’analogie contestée par les anomalistes du livre VIII a d’abord été rétablie dans ses droits par les Alexandrins du livre IX. Il est alors loisible à Varron de reprendre la question pour développer une version plus riche et plus nuancée, et par là d’autant plus incontestable, la sienne » (p. VIII). En effet, GB démontre que tout en mentionnant très souvent les savants hellénistiques dont il s’est nourri, l’écrivain romain fait preuve d’une réelle originalité et notre collègue met en lumière et commente quelques exemples de la terminologie personnelle que s’est créée ce dernier. Avec beaucoup de finesse également, en s’appuyant sur la présence d’un hypotexte cicéronien au § 77, il propose de « placer après l’été 45 la rédaction du livre X » (p. XVII). L’introduction se termine par un examen minutieux du texte « lourdement altéré » (p. XVII) par « deux interversions importantes » (ibidem) et trois lacunes avant d’énoncer pour finir les principes qu’il a lui-même suivis pour l’établir et d’indiquer les 9 leçons « inédites à notre connaissance » qu’il propose (p. XXIII).
Viennent ensuite 7 pages de « Références bibliographiques » d’une richesse impressionnante (et le « Commentaire » manifeste que ces travaux ont été lus attentivement), une « Analyse du livre X » mettant en lumière le plan de celui-ci, et un Conspectus siglorum au classement très clair. Puis, comme dans tous les « Budés », on trouve le texte latin au‑dessous duquel figure l’apparat critique et en vis‑à‑vis du texte la traduction. Des titres et des sous-titres ont été introduits dans celle‑ci correspondant à peu près, sauf quelques exceptions, à ceux de « l’Analyse ». Le « Commentaire » d’une cinquantaine de pages pour les trente pages du texte, commentaire qui, selon les passages, brille par son érudition ou sa finesse, fournit avec limpidité les éclaircissements et les renseignements de toute nature que peut souhaiter le lecteur. Terminent ce volume un index etymologiarum, un index Graecus, un index nominum, un index auctorum et un index exemplorum. Tous ces détails prouvent combien le travail a été exécuté avec un soin méticuleux.
Si on prend les parties une à une, ce soin méticuleux se constate dans l’établissement du texte où les choix sont toujours comparés à ceux des précédents éditeurs et justifiés avec beaucoup de rigueur dans le commentaire révélant l’ampleur des recherches effectuées par GB.
Il apparaît aussi dans la traduction (une petite question toutefois : à la deuxième ligne dans De lingua Latina ad Ciceronem, on se demande pourquoi ad Ciceronem n’est pas traduit !) On ajoutera une remarque : puisque GB évoque l’hypothèse de W. Ax, hypothèse que l’universitaire français avait présentée d’une façon détaillée, en rappelant tous les arguments sur lesquels s’appuyait W. Ax dans l’ Introduction de son édition du livre IX en 2022 (p. X-XIII), hypothèse selon laquelle Varron aurait d’abord rédigé ce texte sous une forme dialoguée et puisqu’il écrit (p. 68) que la présence de l’hypotexte des Tusculanes I 105 « peut constituer un argument à l’appui d’une rédaction initiale dialoguée », il aurait peut-être fallu commenter l’emploi de la deuxième personne du singulier (avec un debebis à l’indicatif) au § 40 : Quae cum inter se tanta sint cognatione, debebis suptilius audire quam dici expectare ; id est, cum dixero quid de utroque et erit commune,<ne> expectes dum ego in scribendo transferam in reliquum, sed ut potius tu persequare animo, traduit par GB : « puisque ces termes entretiennent entre eux un tel apparentement, on devra mettre une attention particulière à entendre l’exposé , et ne pas le recevoir passivement : je veux dire que, quand j’énoncerai quelque chose à propos des deux qui leur sera commun, le lecteur ne doit pas attendre que, pour ma part, dans la suite, je passe par écrit de l’un à l’autre : c’est à lui de me suivre en esprit du mieux qu’il pourra », passage à propos duquel GB note p. 52 : « Nous sommes désormais loin de la forme dialoguée peut-être sous-jacente aux deux livres précédents ».
Le commentaire, lui aussi méticuleux et soigné, est riche d’informations. Il montre que non seulement GB maîtrise parfaitement l’œuvre de Varron mais encore que sa culture lui permet des rapprochements avec d’autres auteurs. Ces pages fourmillent de remarques toujours intéressantes, voire passionnantes par moments ! On appréciera en particulier les mises en évidence des références à Cicéron et à ses relations. Ce sujet avait déjà fait l’objet d’une partie de l’Introduction du livre IX en 2022 (p. XVII‑XX) qui prenait en compte l’ensemble de la trilogie morphologique, à savoir les livres VIII, IX et X (en effet, pour qui veut se pencher sur l’un de ces volumes, il est bon de lire les trois Introductions). Ici, GB ne reprend pas cet exposé, mais son commentaire attire l’attention çà et là sur des détails ressortissant à ce domaine et l’on voit en filigrane, se dessiner l’esquisse pleine de vie d’une société cultivée, celle de Varron, de Cicéron et de leurs amis dans laquelle on se reçoit, on discute de questions intellectuelles, avec sérieux mais dans une bonne humeur qui se traduit quelquefois par des plaisanteries. En effet, si on ne peut pas voir une initiative du Réatin dans le rapprochement des noms Atrius et Albius, puisque, comme le rappelle GB, ce sont deux simples soldats qui ont mené ensemble une mutinerie de l’armée romaine en Espagne au cours de la deuxième Guerre Punique, épisode qui se lit dans Tite-Live, XXVIII (et non XXIX comme indiqué p. 57), 24-29, on ne peut s’empêcher de penser que Varron choisit cet exemple parce qu’il est amusant en raison de l’opposition albus/ater et il lui plaît tellement qu’il l’avait déjà utilisé en ling. VIII 80. GB note avec raison, me semble-t-il, (p. XIX de son tome V), alors que l’ouvrage est dédié à Cicéron, « l’attitude un peu moqueuse de la part du Réatin, quand il reprend de livre en livre (VIII 48, IX 63, X 54) l’exemple cicer, “pois chiche” dont le rappel n’a rien de glorieux pour le consulaire ». À juste titre notre confrère souligne que si au § 51 Varron choisit comme exemple les noms Marcus et Quintus, c’est en pensant à Cicéron et à son frère (p. 57). Il remarque aussi les noms de Baebius et de Caelius au § 48, des hommes qui apparaissent dans la correspondance de l’Arpinate (p. 55-56).
À la p. 56, GB constate à propos des désinences de nominatifs pluriels en i long de la deuxième déclinaison : « la tradition manuscrite a irrégulièrement éliminé les formes archaïsantes de pluriel en ei » et il se demande : « mais qu’en était-il du texte original ? » ; il aurait pu rapporter l’enseignement de Varron à ce sujet, conservé par Terentius Scaurus (GL. VII 18, 12) dont A. Traglia fait le fr. 31 de sa section De grammatica librorum reliquiae, et que ce savant italien situe dans le De sermone Latino : Varro […] dic<it> in plurali quidem numero debere <E> litterae I praeponi.
La présentation matérielle enfin est, elle aussi, très soignée et les coquilles sont rares.
Bref, GB réussit le tour de force d’offrir un livre qui plaira autant aux chercheurs confirmés qu’aux débutants, aux premiers en raison de sa grande valeur scientifique, aux seconds parce qu’il met à leur disposition de manière tout à fait plaisante et accessible une multitude d’informations de toute sorte.
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 269-272