Les publications majeures dans le champ du théâtre romain ne sont pas fréquentes, et la parution aux Belles Lettres en 2023 d’un premier volume des Comédies de Térence, qui reprend pour l’essentiel la traduction de Jules Marouzeau mais avec un nouvel établissement du texte et une introduction dus à Benjamin Victor, est une nouvelle dont on ne peut que se réjouir.
La différence entre l’édition de Jules Marouzeau, qui remonte à 1942, et cette nouvelle édition, apparaît dès la couverture, puisque l’ordre des pièces annoncées n’est pas le même : en 1942, le premier tome contenait L’Andrienne et L’Eunuque, mais en 2023, il réunit L’Andrienne et L’Hécyre, Benjamin Victor suivant l’ordre des premières représentations, et non celui – supposé – de la composition des textes, pour des raisons qu’il explique d’emblée en proposant un examen critique des didascalies conservées. Les premières pages de la riche introduction qui ouvre le volume (126 pages) confirment ainsi la différence d’approche épistémologique. Dans la première section consacrée à la « Vie de Térence », par exemple, les prologues des comédies sont considérés comme des sources biographiques possibles, même si rien ne garantit qu’ils aient été écrits par Térence, alors que dans son introduction, Marouzeau les écartait pour la même raison ; ou encore, les données provenant de la Vita Terentii de Suétone, qui constitue l’essentiel de la tradition biographique du poète comique sont tenues pour plus fausses que vraies, et font toutes l’objet d’un examen critique – quand Marouzeau s’appuyait dessus sans les remettre en doute. La différence entre ces deux introductions écrites à presque quatre-vingts ans d’écart, qui fait encore que Victor attribue une part de vérité à l’accusation de collaboration qui a été faite à Térence et parle de celui‑ci comme d’un « collectif de rédaction » (p. XXXIX) quand Marouzeau se contentait d’évoquer une « tradition obstinée » (p. 11), n’a rien d’étonnant, Benjamin Victor comme son prédécesseur faisant l’état de la recherche de leur époque – et en lisant ce nouveau volume, on en vient à se demander pourquoi une telle entreprise n’avait pas été mise en œuvre plus tôt.
Tout au long de l’introduction, Benjamin Victor développe une approche méthodologique mesurée et de bon sens, optant délibérément pour ce qui est « le plus simple » quand il en est réduit à supposer (p. XII), écartant toute supposition qui « ne semble pas nécessaire » (note 48), privilégiant généralement les positions médianes (une « comparaison nuancée » ou « un point de vue équilibré », notes 69 et 70), ou encore prenant ses distances, sans l’écarter pour autant, avec la tendance méta-poétique d’une certaine critique contemporaine sur Térence (p. XLIV). L’approche générale est clairement philologique et classique. Benjamin Victor considère le théâtre de Térence comme une « œuvre » (c’est le titre de la deuxième section de l’introduction), même si elle provient d’une écriture collective, et il consacre des pages très claires à inscrire cette œuvre dans la tradition de la néa et de la palliata, pour poser l’éternelle question de son « originalité ». L’exposé indique les différences majeures entre ces deux traditions avant de pointer celles de Térence au sein de celles-ci. S’il commence par des données spectaculaires concrètes, et s’il évoque (sans insister) un sens du spectaculaire et du rythme (p. XXXI et XXXII) que la tradition herméneutique a souvent nié à Térence, on pourrait parfois regretter que la réflexion se limite trop souvent à poser ces écarts, et ne prenne pas davantage en considération leur statut dramaturgique et le fonctionnement spectaculaire du texte. Ainsi, après avoir posé qu’« [e]n principe, il n’y a pas d’entractes » dans la palliata, indiquer en note qu’« [i]l en subsiste néanmoins quelques traces » (note 39 p. XXIV), laisse entendre que les textes romains comportent des bizarreries qui s’expliquent par le passage du grec au latin, sans envisager les effets spectaculaires possibles de ces moments. Même s’il appelle à la prudence et à se méfier « d’une opposition trop rigide entre Grèce et Rome » (p. XLII), le déploiement des différences ne questionne pas le statut de celles-ci au sein du spectacle romain. Si « [à] la différence de Plaute, Térence maintient un ton uniformément sérieux dans ses prologues » (p. XXXIII), il aurait pu être intéressant, par exemple, de questionner davantage la fonction du prologue pour s’interroger sur ce ton sérieux. De même, insister sur les différences entre Térence et ses précurseurs, grecs ou romains, à propos de ce qu’il appelle « l’illusion dramatique » conduit Benjamin Victor à rapprocher son théâtre du naturel du théâtre moderne et du réalisme, dans des pages qui paraissent moins convaincantes. Mais ces regrets ponctuels tiennent surtout au fait que l’approche déployée n’est pas dramaturgique et ne cherche pas vraiment à passer des différences de Térence à ses spécificités, et cela n’enlève rien à la cohérence de la démarche, à la clarté et à la précision de l’exposé. C’est aussi, et il faut le souligner, que le but profond et louable de cette introduction n’est pas tant de donner une interprétation du théâtre de Térence, que de permettre au lecteur d’avoir suffisamment de connaissances et de références pour pouvoir le lire et l’interpréter lui-même.
Les pages consacrées à la versification et à l’état des manuscrits sont particulièrement admirables de clarté. Sous le titre modeste « Quelques mots sur la versification », Benjamin Victor parvient à expliquer les difficultés de l’analyse d’un vers latin de façon très simple. Avec un effort louable de pédagogie, qui l’amène à rassurer le lecteur en retenant la façon dont tel métricien « arrive […] à une simplification des règles traditionnelles » (p. LII) ou en expliquant comment telles exceptions « se laissent facilement caractériser » (p. LVI), et en privilégiant toujours la méthode prudente du bon sens qui le conduit par exemple à écarter la question de l’accent au nom d’un « petit constat d’ordre pratique » (p. LIX), Victor parvient à démontrer que malgré une possibilité de variations nombreuses, on n’a pas affaire à une « composition informe » (p. XLVII) et il donne suffisamment d’éléments déjà pour permettre au lecteur intéressé de comprendre comme un éditeur peut être conduit à rejeter telle leçon d’un manuscrit.
On retrouve les mêmes qualités pédagogiques dans les pages consacrées à la tradition des manuscrits et à l’établissement de l’édition présente. En donnant une description précise et détaillée des principaux exemplaires ayant servi à l’édition, en retraçant clairement la tradition manuscrite (ce qui le conduit à écarter l’hypothèse du fameux archétype térentien), en insistant sur les variantes et en expliquant précisément ses principes éditoriaux, Benjamin Victor affiche la véritable ambition de ce volume : donner « une editio maior, où se trouve non seulement une recension du texte, mais aussi toute la matière pertinente pour la justifier » (p. CXVII). L’objectif est de donner au lecteur les moyens de comprendre et de contrôler le processus éditorial, en lui offrant l’accès aux « leçons erronées » et aux fautes, et de lui permettre une approche critique. En rappelant que les indications de locuteur, qui ne remontent pas à l’original, doivent être examinées avec soin en fonction du contexte plus que d’après la leçon d’un manuscrit, Benjamin Victor invite ainsi le lecteur à déployer le même geste que celui de l’éditeur, ou du moins à comprendre et à questionner les choix de l’éditeur. L’accès à un grand nombre de ces variantes, données traditionnellement sous le texte latin, est sans doute le point majeur de cette nouvelle édition qui fera référence, comme a pu le faire, dans un autre domaine, l’édition critique en deux volumes de Gréban par Jodogne[1].
En ce qui concerne la traduction, outre des changements liés à l’établissement du texte (la jeune Philumena de l’Hécyre se voit ainsi attribuer un bout de réplique au moment de son accouchement hors scène), les changements majeurs sont la suppression de quasi toutes les notes de Marouzeau, dont beaucoup étaient effectivement datées, et l’ajout de nouvelles, pour la plupart expliquant l’établissement du texte, et l’indication précieuse des passages qui se jouaient en musique en italiques, ce qui permet de mesurer l’alternance fondamentale entre les parties en canticum et en diuerbium. Pour autant, et on ne peut que le regretter, le relevé métrique est relégué à la fin du texte, et non indiqué, comme il l’était dans l’édition de Marouzeau, en bas de page – ce qui peut paraître aller à l’encontre du but de l’entreprise, qui est de donner au lecteur les moyens d’interpréter le texte. Pour l’essentiel, la traduction de Marouzeau est conservée. Les modifications apportées au dialogue visent à « rajeunir légèrement la langue » (p. CXXXI) et elles sont de fait modestes et limitées : par exemple, dans le récit qui permet à l’esclave Parménon de poser la situation narrative, Benjamin Victor remplace des bouts de phrases trop soutenues pour leur donner une dimension plus orale, passant d’une tournure comme « L’autre d’abord de refuser » (Marouzeau, p. 34) à « L’autre refusait d’abord » (p. 107), mais sans modifier la suite de la phrase qui est pourtant écrite dans le même registre soutenu : « mais son père fit si bien, à force d’insistance, qu’il en vint à se demander en lui-même à quoi il obtempérerait plutôt, au respect filial ou à l’amour. » (p. 107). De même, si les didascaliae sont cette fois toutes traduites dans la nouvelle édition et commentées par des notes précieuses, la liste des personae conserve la forme classique qu’elle avait dans l’édition de Marouzeau, Victor maintenant par exemple la traduction de meretrix par « courtisane » et rajoutant des liens familiaux que le latin ne donnait pas, sur le modèle des éditions modernes – bien plus, comme dans les comédies du XVIIe siècle, Benjamin Victor rajoute une didascalie spatiale à cette liste, et le découpage en actes prend place au cœur du texte. Devant la richesse de cette nouvelle édition, le maintien de la traduction de Marouzeau et de son dispositif didascalique (parfois même renforcé) qui porte en soi une pensée dramaturgique historique en donnant aux comédies la forme d’un texte moderne, questionne. Mais ce questionnement, on l’aura compris, est proportionnel à l’apport absolument majeur du travail de Benjamin Victor – en particulier ce qui concerne l’établissement du texte – et cela n’empêche en rien de se réjouir de cette parution et d’attendre impatiemment la parution des volumes suivants.
Pierre Letessier, Université Sorbonne Nouvelle
Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 262-265.
[1]. A. Greban, Le mystère de la Passion [1450], édition d’Omer Jodogne, vol. I, Edition critique, Bruxelles 1965 ; vol. II., Observations, variantes, index et glossaire, Bruxelles 1983.