< Retour

Ce volume, qui reprend les communications de journées d’études tenues à l’Institut catholique de Paris les 11 et 12 mai 2023, a pour ambition de fournir une étude exhaustive sur le lion, souvent qualifié au cours des âges de « roi des animaux », dans un contexte géographique relativement précis, celui du « pourtour méditerranéen ». Aucune chronologie ne figure dans le titre, mais il s’agit en gros de l’Antiquité, depuis la Mésopotamie et l’Egypte jusqu’au monde gréco-romain. Le lion y est omniprésent dans les sources, textuelles ou iconographiques, tantôt animal mythique, tantôt simple trophée de chasse, ou encore image métaphorique du pouvoir. Qu’est-ce qu’un lion dans ces diverses sociétés ?

Le livre se présente d’emblée comme un travail pluridisciplinaire, qui intègre aussi bien une étude zoologique, vétérinaire, que les aspects symboliques du lion. C’est une démarche originale qui permet de mesurer le degré de connaissance des Anciens en matière d‘éthologie et d’analyser l’usage qui en a été fait tant sur le plan mythique que pratique.

L’éthologue Laurent Nagle (décédé depuis, à qui ce volume est dédié) s’élève contre une vision anthropomorphique du lion, destinée à exalter la valeur et le courage de ses adversaires humains au cours des âges. Il rappelle que notre époque n’est pas en reste dans ce domaine, puisque des chasseurs occidentaux peuvent s’offrir la gloriole de trophées léonins, pour la modique somme de 20000 dollars par animal, dans des conditions cynégétiques dépourvues de tout danger réel.

Vient ensuite la communication du biologiste et zoologue Santiago Aragon qui détaille les différentes sous-espèces de lions en les regroupant au sein de deux grands ensembles, l’un au nord de l’Afrique et en Asie (panthera leo leo), l’autre au sud du Sahara (panthera leo melanochaita). Cette première espèce a aujourd’hui disparu à l’état sauvage du pourtour méditerranéen, victime vraisemblablement des activités humaines de chasse et de la fragmentation des territoires des fauves. Après étude des spécimens restant (en Inde particulièrement) on peut supposer dans la représentation des lions de Ninive que la superbe crinière des lions, si abondante, serait liée à une sélection résultant de l’élevage en captivité.  La suite des exposés insistera justement sur cet aspect des chasses royales au lion en Mésopotamie à partir d’animaux enfermés de la naissance à la mort.

L’étude suivante, sous la plume de Brigitte Lion, se consacre aux « lions dans les pratiques divinatoires mésopotamiens ». L’auteure souligne l’importance des signes dans un monde régi à tout moment par les dieux, compilés dans des recueils permettant d’interpréter les volontés divines. Les tablettes établissent une marche à suivre : d’abords la protase, phase d’observation du signe, puis l’apodose qui indique le présage à en déduire. Le lion peut se trouver dans chacune des deux étapes, seul ou en association avec d’autres espèces.

La protase. Les tablettes de la série Summa alu recensent tous les animaux à proximité de la ville susceptibles de fournir des signes : insectes, serpents, mangoustes, etc…, mais aussi bétail domestique. Une seule tablette mentionne des animaux sauvages de grande taille dont 9 lions, présages possibles à la fois de la chute de la ville ou de celle de l’ennemi.  Le lion intervient aussi dans une série de tablettes Summa izhu qui ont trait à la tératomancie (les naissances étonnantes chez les animaux et les hommes). Il est présent par le biais d’analogies ou de ressemblances (un enfant à tête de lion, une femme qui accouche d’un lion ou encore une brebis qui fait de même etc…) Cela fournit un nombre appréciable de bons présages…

Les apodoses.    L’attaque du troupeau par le lion survient souvent dans les présages. Sont mises en lumière l’agressivité et la dangerosité du fauve, mais les images sont peu développées et manquent de variété. Le lion, somme toute, figure assez peu dans la masse des présages. Toutefois la métaphore royale, omniprésente, donne à l’association symbolique du roi et du lion une place unique dans ces corpus.

Les chasses royales mésopotamiennes sont scrutées de près dans l’article de Chikako E.Watanabe, qui en expose la longue tradition, depuis le chalcolithique final (3800 B.C.) où sont figurés les premiers combats entre l’homme et l’animal. Mais dès la période UR III les textes mentionnent la pratique de l’élevage de lionceaux destinés à périr de la main du roi. Lequel se vante du nombre de lions abattus qui dépassent souvent la centaine (Tiglath-pileser 1114-1076B.C. : 120 lions à pied et 800 depuis son char…), jusqu’à Assurbanipal II (370 fauves, qui « étaient comme des oiseaux en cage ») etc… Ces chiffres sont-ils plausibles s’interroge l’auteure ? Très possible, car la chasse au lion est interdite à d’autres que le roi, et que l’élevage, parfois même en cage, ôte presque toute dangerosité à l’acte.

Autre angle d’approche dans l’étude novatrice des « expressions léonines » dans les palais néo-assyriens, due à Margaux Spruyt et Claude Guintard. Une étude très fine de la figuration de animaux montre une fidélité anatomique remarquable avec la réalité physique des derniers exemplaires existants, tant dans la restitution musculaire que dans le dessin des expressions faciales du lion, extrêmement variées. Il est possible d’y reconnaître la sous-espèce des lions asiatiques panthera leo (voir ci-dessus). La mise à mort de l’animal, réservée au seul souverain (« à la fois un droit et un devoir » rappellent les auteurs) y apparait comme un thème de prédilection, dans toutes ses (cruelles) variantes). La qualité d’observation et de reproduction des spécificités animales par les artisans néo-assyriens se montre absolument remarquable.

Quittons le Proche- Orient pour l’Égypte ancienne, avec la communication de Th. Gamelin, qui ouvre une tout autre perspective : « En Égypte ancienne la lionne est-elle plus forte que le lion ? Enquête sur les rares dieux-lions et coup d’œil porté sur les très nombreuses déesses-lionnes ». Le titre en soi indique déjà la différence existante avec les représentations mésopotamiennes. Le lion peut, ou non, incarner un symbole royal, mais aussi une entité mi-céleste mi-terrestre, sous différents aspects, y compris semi-humain, à savoir un corps d’homme surmonté d’une face léonine. Car les figurations égyptiennes sont les seules à présenter des êtres anthropomorphes pourvus d’une tête animale. Par ailleurs, si les déesses-lionnes sont attestées dès le début de l’histoire égyptienne un dieu-lion, Mahès, « le lion terrible », n’apparait qu’au Moyen Empire. Mahès est une force sauvage qui renforce la puissance du pharaon dans ses combats, mais qui l’aide aussi dans sa volonté d’ériger des temples. Le lion revêt alors une dimension royale et religieuse. Il possède enfin un aspect solaire, sa face entourée de poils devenant dans ce cas un miroir du disque rayonnant. Les sources grecques (en particulier Diodore de Sicile) mentionnent l’existence de son culte dans le delta du Nil (particulièrement à Leontopolis), mis toutefois sur le même plan que ceux du bélier, du taureau ou du crocodile… Certains dieux sont susceptibles de devenir ponctuellement des lions. C’est le cas d’Horus dans le temple d’Edfou en Haute Egypte, bien que le dieu y soit avant tout personnifié par un faucon, ou à Mesen en Basse Egypte où il est plus constamment léontocéphale. D’autres dieux peuvent se présenter de cette façon de manière très occasionnelle, comme Amon par exemple. Quelques chasses royales au lion existent, comme en Mésopotamie. Mais le lion égyptien semble s’effacer devant les déesses-lionnes. Celles-ci sont bien plus fréquentes dans les représentations, bénéficient de nombreux rituels, et révèlent une répartition presque uniforme dans toutes les localités égyptiennes. Elles incarnent une déesse, Tefnout, la Lointaine, terriblement dangereuse pour l’humanité lorsqu’elle est en colère, qui se fait chatte quand elle est apaisée. Leurs représentations sont multiples et posent parfois question, comme dans ce relief où la lionne apparait à la fois comme mâle et femelle (avec des mamelles et une crinière de lion). Ainsi, dans le cadre d’un bestiaire religieux unique dans l’histoire antique, derrière les images dominantes du faucon et du taureau, la place des félins présente une polysémie à part dans le pourtour méditerranéen.

L’Egypte, à nouveau, après un saut chronologique, avec l’article de J.G. Olette-Pelletier : « Le lion, l’amant et la mort. Représentation d’une double cryptographie léonine liée à la mort d’Antinöus » . L’auteur commence par souligner, tout comme les précédents, la dichotomie que revêt l’image du lion dans l’Egypte ancienne, tout à tour positive ou négative. Il rappelle comment le lion, bien que toujours symbole royal, a été relégué derrière la figure du taureau, expression majeure de la puissance du souverain. Le lion reste néanmoins lié à la force musculaire, spécialement militaire, et associé à l’idée de terreur que doit inspirer le dieu-roi. Le sphinx de Gizeh, être hybride mi-homme mi-lion, en est la représentation la plus caractéristique. Mais l’iconographie fait une place beaucoup plus grande aux déesses-lionnes, souvent assimilées à la reine-mère, porteuse de vie et protectrice de l’enfant-roi. L’animal incarne alors aussi bien la vie que la mort violente, et cette dichotomie va se perpétuer durant des millénaires, comme en témoigne l’obélisque dit « Barberini », commandé par l’empereur Hadrien, à Rome.  Cet obélisque comporte huit colonnes de texte hiéroglyphique consacrées à la mort du favori de l’empereur, Antinoüs, disparu en Egypte vers l’an 130 de notre ère, au cours d’une chasse au lion. L’étude approfondie des hiéroglyphes suggère que l’animal porteur de mort est aussi celui qui annonce la divinisation d’Antinoüs, assimilé à Osiris, « pharaonisé », comme l’écrit l’auteur, par l’évocation de la puissance et du courage du dieu-roi.

L’image du lion dans le monde grec ou hellénisé est appréhendée grâce aux productions monétaires, dans l’article de K. Chrissantaki-Nagle : « Le lion comme « character » monétaire ». C’est en Lydie qu’apparaissent les toutes premières monnaies métalliques ( fin VIIème-début VIème ) et le lion y figure immédiatement. Cette iconographie, qui montre le plus souvent un lion déchiquetant sa proie, est indubitablement d’origine orientale. Mais elle est transmise aux cités grecques via les colonies qui s’installent en Méditerranée en maintenant des liens avec leur lieu d’origine, comme Phocée et ses implantations à l’ouest. A l’époque classique de nombreuses représentations mettent en scène le combat de l’homme avec l’animal, avec comme modèle Héraclès et le lion de Némée. Mais c’est surtout la cité, victorieuse de la force sauvage du fauve, qui s’affirme dans les thèmes monétaires aux Vème et IVème siècles.

Les mosaïques de l’époque hellénistique fournissent d’autres représentations dans le travail de V. Vassal (« Lions, panthères et chimères dans les mosaïques d’époque hellénistiques… »). Les êtres hybrides cherchent à transcrire une sauvagerie plus grande encore que le simple animal, c’est le cas de la Chimère : protomé léonin, corps de chèvre et queue de serpent. La Chimère apparait principalement dans les mosaïques hellénistiques avec le mythe de Bellérophon, mais elle figure en tant que motif isolé sur la céramique grecque depuis le VIIème siècle. L’étude de l’hybridation s’oriente alors vers la recherche des éléments réalistes présents dans les mosaïques : quel était le niveau de connaissance des artistes du croisement éventuel de deux félins en captivité ? Une approche zoologique qui, selon l’auteure, montre « la volonté que l’homme a eu, de tout temps, des créer des curiosités, des chimères, tel un démiurge … ».

La chasse au lion est un thème particulièrement prisé en Etrurie. M.Nazarian-Trochet en donne une lecture fouillée, qui met d’abord en lumière le despotès therôn, figure masculine le plus souvent encadrée par deux lions, motif que l’on voit sur nombre d’objets de luxe et mobilier d’apparat, ainsi que sur la céramique orientalisante et les décors funéraires. L’homme affrontant un lion apparait également ; il pourrait s’agir d’Héraclès, héros très populaire en Etrurie, très présent sur la céramique à figures noires de la deuxième moitié du VIème siècle. Mais l’iconographie étrusque cultive aussi l’ambigüité tant sur l’espèce représentée (lion, félin, canidé ?) que sur le genre de l’animal (lion ou lionne ?). Sur une hydrie de Caeré, le lion est pourvu à la fois d’une crinière et de mamelles. Le lion chassé peut aussi être une lionne protégeant ses petits comme sur une autre hydrie de Caeré. Cette indétermination se retrouve dans la peinture funéraire. Les caractéristiques sexuelles accentuées, comme dans la Tombe des Lionnes à Cerveteri, sont un thème récurrent. Un dernier type de représentation, (cf. un vase de la série du Groupe Pontique vers 530 av.n.è.) met en scène une chasseresse armée d’un arc, combattant un lion. Ce serait alors une Artémis étrusque (Artumes). L’ensemble de ces thématiques aux influences mêlées affiche une permanence depuis l’époque orientalisante jusqu’à la période classique. Mais la présence du lion dans le décor funéraire construit une singularité proprement étrusque.

En conclusion de ce volume Laurent Nagle propose une lecture originale et audacieuse : « L’antiquité gréco-romaine : un foyer d’anti-spécistes avant l’heure ? » Les philosophes, Platon, Aristote et Plutarque en particulier, illustrent chacun un courant de pensée qui pourrait nous faire percevoir l’animal différemment, et qui les font apparaître comme les précurseurs d’un combat contemporain pour la défense des animaux. Notre époque a beaucoup moins inventé qu’elle ne le croit souvent…

Tel quel, ce recueil propose des lectures fouillées et souvent innovantes, en particulier en ce qui concerne la Mésopotamie et l’Égypte. L’ambition de présenter la figure du lion dans le « pourtour méditerranéen » semble toutefois laisser un peu de côté certaines cultures de premier plan, dont celle de la Grèce jusqu’à l’époque classique, monnaies exceptées. Depuis l’âge du Bronze, où le félin apparait déjà sur une stèle du Cercle A des tombes de Mycènes, sans parler de la porte des Lionnes de la forteresse, à l’époque archaïque (céramique du protocorinthien et corinthien ancien en particulier) les scènes de chasse humaine ou animale qui l’impliquent ne manquent pas.  Quant aux images de lion dévoreur de troupeaux affronté à des bergers, elles figurent aussi bien chez Homère que dans la tragédie, sans oublier enfin le mythe d’Héraclès face au lion de Némée.

Le lion hante toute l’imagerie antique, et cet ouvrage constitue un outil utile pour en saisir tant la réalité physique que la symbolique.

Annie Schnapp-Gourbeillon, Université de Paris 8, Anhima