Le livre XIV de la Géographie de Strabon décrit la partie méridionale de l’Asie Mineure, longeant les côtes de l’Ionie à la Cilicie, avec les îles adjacentes, en particulier Rhodes et Chypre. Outre pour les philologues ou les historiens de la géographie, ce livre est précieux pour les historiens de l’Asie Mineure, et tout particulièrement les archéologues, qui y documentent leurs recherches. L’éditeur se trouve donc inévitablement tiraillé entre les points de vue : le commentaire doit être paléographique, puisque le texte qui nous est transmis n’est pas sûr ; littéraire, puisque le texte de Strabon s’inscrit dans une tradition dont il reprend la langue et les habitudes, et qu’il mentionne et cite nombre de prosateurs ou de poètes grecs ; géographique, puisque le commentaire doit s’attacher à identifier, sous le voile du temps, les lieux et les paysages ; historique et archéologique, enfin, puisqu’il faut mettre en regard ces descriptions avec les découvertes et les révélations du terrain. La bibliographie est donc pléthorique, et les éditeurs de Strabon ont été le plus souvent amenés à privilégier une perspective, philologique (Radt), ou historique (Biffi). L’A. a relevé, brillamment, le défi d’un commentaire exhaustif qui fournit aux chercheurs une précieuse synthèse des connaissances actuelles sur la région à l’époque augustéenne.
La copieuse Notice de l’ouvrage (p. XI-CXII) suit le plan des autres volumes de la CUF, s’attachant à la vie de Strabon (qui a vécu dans la région) ; à la place du livre XIV dans l’œuvre ; au plan du livre (XIV, 1, Ionie. 2. Rhodes et Carie. 3, Lycie. 4, Pamphylie. 5, Cilicie. 6, Chypre) ; à l’analyse de ses sources et de ses thématiques spécifiques (p. XXXVIII-LII). Les importantes pages LVII-CVIII sont consacrées à l’établissement du texte, et en renouvellent en partie la tradition manuscrite (s’appuyant sur de nouvelles analyses du palimpseste de Strabon, synthétisées p. 106-112). Texte et traduction (p. 1-105) sont suivis du commentaire ; la lecture de celui-ci est facilitée par la numérotation continue des notes, des sous-titres (géographiques) en gras, et, dans certaines rubriques plus longues, de sous-titres en italiques, ce qui en rend la lecture commode pour un commentaire aussi complexe. La bibliographie y est abondante (parfois presque trop), complétée par un certain nombre de cartes bien venues (table p. 507-508), qui s’ajoutent aux cartes régionales hors-texte. La bibliographie générale est suivie de l’indispensable index des toponymes, anthroponymes et ethnonymes, p. 493-505. L’édition est soignée, et l’on ne relève que quelques coquilles : p. 9, « au-dessus » (ὑπέρ) est devenu « au-dessous » ; p.160, on lira Lysimaque, et Rutherford p. 293 ; n. 429, un « en » s’est redoublé ; p. 98, ταύτῃ est traduit comme αὐτῇ. La traduction, comme les notes, est en général claire et précise à quelques détails, mineurs, près. L’ambiguïté d’ὑπέρ me paraît escamotée, comme préposition ou en composition, presque systématiquement rendu par « au-dessus de » ; mais, dans le vocabulaire géographique, il désigne aussi un lieu « au-delà » d’un autre (comme 14, 2, 18, [Termeron] ὑπὲρ τῆς ἄκρας, traduit « en arrière de ce cap »), soit dans la progression d’un périple, soit vers l’intérieur des terres par rapport à la côte : la question aurait pu être plusieurs fois posée (en particulier : [Xanthos] ὑπὲρ δὲ τοῦ ἱεροῦ προελθόντι, 14, 3, 6 ; [Καππάδοκες] ὑπέρκεινται κατὰ τὸ πρόσβορρον τοῦ Ταύρου, 14, 5, 1 ; [Ἀλήιον πεδίον] ὑπέρκειται δὲ τῆς παραλίας 14, 5, 17 ; [Palaipaphos] δέκα σταδίοις ὑπὲρ τῆς θαλάττης, 14, 6, 3 ; [Limenia] ὑπέρκειται δ’ ἐν μεσογαίᾳ, 14, 6, 3), ou, du moins faire l’objet d’une note synthétique, dans le sens de la n. 469, p. 335, à propos de Pétnélissos, 14, 4, 2, ὑπέρκειται δὲ ταύτης « autant vu de la carte, parce qu’elle est plus au nord, que par rapport au niveau de la mer ». La question de « la » carte de Strabon, justement, est une autre ambiguïté, car on ne saisit pas toujours de quelle carte il s’agit (n. 1, p. 112 ; n. 305, p. 255). À plusieurs reprises, l’A. renvoie à une carte utilisée par Strabon – p. 228 (n. 241) ; p. 302 (n. 413, 414) ; p. 320-1 (n. 445) ; p. 333 (n. 465) ; p. 427 (n. 600) ; p. 430 (n. 609, description de Chypre « vue d’en haut »). Cette carte n’est évidemment pas l’une de celles (au demeurant excellentes) qu’a réalisées F. Delrieu pour l’édition, mais une carte que Strabon aurait pu consulter, ou qu’il se serait figurée, et qui, par exemple, aurait aligné la côte anatolienne de la Lycie à la Cilicie sur une ligne ouest-est, et aurait situé l’Asie Mineure sur une carte de l’œkoumène en prenant en compte le parallèle de Rhodes, le méridien d’Alexandrie, et le rétrécissement sur la ligne Issos-Amisos : la reconstitution d’une telle carte, même schématique aurait été la bienvenue. Enfin, Strabon utilise à plusieurs reprises le mot ὔφορμος (1, 7, 8, 18, 19, 35 ; 4, 2 ; 5, 3, 18, 19 ; 6, 3), traduit par « point d’ancrage », en concurrence avec πρόσορμος traduit par « point d’abordage » (5, 3) ou « mouillage » (6, 3) ; ou ὅρμος, traduit par « point d’abordage » (5, 3) ou « mouillage » (6, 3). Le concept est complexe (l’A. en est consciente, v. n. 497, p. 355 et n. 609, p. 430), mais l’édition du Stadiasme par P. Arnaud (à paraître) permet de le préciser, et je puis le citer ici (p. 139-140) : « Plus que le mot λιμήν, dont le champ sémantique est centré sur l’abri et vise un plan d’eau, ὅρμος paraît s’attacher à l’interface avec la terre et sur l’existence d’un lien avec la terre… Chez Homère, λιμήν est le cadre géographique…, et ὅρμος la fonction, c’est-à-dire l’arrêt des navires, sur corps mort, par amarrage ou par tirage au sec, et l’interface avec la terre associée à cet arrêt… Entre λιμήν et ὅρμος d’une part, et ἀγκυροβόλια, d’autre part, la distinction est également récurrente ; elle… s’attache, pour λιμήν et ὅρμος, à de véritables abris, pour les ἀγκυροβόλια à des lieux dépourvus de possibilités d’amarrage ou de talonnage et destinés à une brève halte [par exemple à l’abri de gros rochers]… À l’abri de gros rochers, on peut également trouver un ὔφορμος, qui semble constituer à la fois un meilleur abri et une interface plus organisée avec la terre » : un récit de tempête pontique d’Arrien (Pér. Eux. 4-5) me paraît illustrer cette définition. P. Arnaud conclut, p. 143 : « Nous avons donc choisi de traduire ὅρμος par « bassin d’atterrage », λιμήν par « plan d’eau abrité », σάλος par « rade ouverte à la houle », et ὔφορμος par « atterrage à l’abri de la terre », en ayant bien conscience que ces traductions sont réductrices eu égard à la relative polysémie de termes souvent donnés pour synonymes ».
Ces quelques remarques ne retranchent rien à l’extraordinaire qualité d’un livre désormais indispensable pour quiconque s’intéresse à l’Asie Mineure augustéenne : en cela, l’A. se fait héritière de l’œuvre de Strabon, dans la perspective même l’auteur qu’elle a si bien édité.
Patrick Counillon, Université Bordeaux Montaigne