Avec ce volume, A. Boyle est près d’avoir commenté toutes les pièces du corpus sénéquien : seul Hercule sur l’Œta n’a pas encore bénéficié de son attention. Le plan de l’ouvrage est identique aux précédents et, à un usager de longue date de ces travaux, les sections de l’introduction intitulées « Sénèque et Rome » (I), « Le théâtre romain » (II), « Le style déclamatoire » (III), « Le théâtre de la violence de Sénèque » (IV) et « La métrique » (IX) paraîtront familières, les remaniements évoqués par Boyle dans son avant-propos (p. XIII) demeurant assez limités. Plus neuve est la cinquième rubrique, abordant la question du suicide et de sa perception dans la philosophie et la société antiques, et en particulier chez Sénèque, qui l’associe régulièrement à la notion de libertas. Dans « Le mythe avant Sénèque » (VI), Boyle dégage les racines étrusques et grecques de la légende (Hercule héros ambigu, tendant parfois même vers le burlesque ou au contraire modèle philosophique), mais aussi son caractère profondément romain. La section VII propose un résumé commenté de la pièce, assorti d’hypothèses de mise en scène séduisantes, telle l’idée selon laquelle pourrait surgir lors du prologue une troupe de furies (p. 70 ; voir encore p. 316) ; dans ces pages, les rapprochements avec la pièce d’Euripide, les œuvres en prose ou en vers de Sénèque et d’autres auteurs encore sont fréquents ; l’expression d’« Odyssée pervertie » pour décrire le retour d’Hercule et ses massacres (p. 92) est bienvenue. Dans cette même rubrique, des thèmes essentiels de la pièce sont abordés, comme la représentation de la virtus ou le moi héroïque. Contrairement à certains de ses prédécesseurs, Boyle n’assigne pas à la folie d’Hercule une seule cause, de nature endogène (psychologique) ou exogène, à travers l’intervention de Junon : si cette dernière joue un rôle qu’il ne faut pas minorer, il considère aussi en une formule saisissante qu’« Hercule devient fou parce qu’il est Hercule », c’est-à-dire qu’il finit par être victime de ses propres travers, au nombre desquels figurent le narcissisme, l’ambition… (p. 111). Hercule, loin d’assurer la paix d’un âge d’or, entraîne l’écroulement de cet idéal, comme en un reflet peut-être de Rome, toute-puissante mais capable de retourner cette force contre elle-même ; au fond c’est un théâtre de la rage que propose ici Sénèque. Comme dans les autres commentaires signés par Boyle, la place accordée à la réception de la pièce est considérable (une vingtaine de pages, à quoi s’ajoutent de nombreuses remarques dans le commentaire). À titre personnel, si nous sommes sceptique sur la tentative de dater Hercule (Boyle préfère ce titre au traditionnel Hercule furieux) relativement aux autres œuvres du Cordouan (la pièce précéderait de peu l’Apocoloquintose et le De clementia), nous avons apprécié l’enquête sur son influence dans Hercule sur l’Œta ou chez Claudien. Balayant un vaste ensemble d’œuvres modernes, Boyle s’attarde sur Shakespeare et sur Mister Heracles de Simon Armitage (2000) ; il conclut de façon tout à fait judicieuse que le caractère sanglant, inquiétant et violent de l’Hercule sénéquien a fini par fasciner notre époque davantage que ses antécédents grecs.
Comme pour ses précédentes traductions, Boyle adopte le vers blanc. Mal placé pour juger de la qualité littéraire de cette version anglaise, nous dirons simplement que sa justesse paraît hors de doute et que nous avons été sensible à sa musicalité et à son rythme ; l’usage d’archaïsmes (le tutoiement) et de mots rares, comme « haugtheous » (pour rendre superbifica au v. 58, voir la justification p. 305) contribue à éloigner ce langage tragique, majestueux de l’idiome banal et quotidien. Trois autres points nous ont frappé : a) l’abondance des didascalies (bien que Boyle parle de « minimal stage directions » [p. 272], elles sont plus nombreuses que dans la plupart des traductions que nous connaissons) ; b) le refus de la transposition permettant de rendre la traduction plus immédiatement intelligible si l’on doit y perdre une fraction de sens ou de symbole. C’est ainsi que le v. 697, Estne aliqua tellus Cereris aut Bacchi ferax ?, est rendu de manière littérale (« Is there land rich in Ceres or Bacchus ? »), là où l’on aurait pu être tenté d’expliciter l’emploi métonymique des divinités, comme le font maints autres traducteurs : « Est-il là-bas une terre qui porte les fruits de Cérès et de Bacchus ? » (Fr.-R. Chaumartin, 1996), quitte à supprimer même les noms propres : « Is there any land productive of grain or wine ? » (J. G. Fitch, 20182 [20021]) ; « Y a-t-il là-bas des terres produisant du blé ou de la vigne ? » (Bl. Le Callet, 2022) – mais Boyle s’en explique à la p. 508, en mettant notamment en avant le lien de Bacchus avec Thèbes, qu’il convient de garder (en revanche il simplifie Stygius canis = « hell‑hound » au v. 782) ; c) la tendance à rendre sensible dans le texte anglais la dimension métathéâtrale que Boyle croit discerner dans certaines répliques : le v. 111, facere si quicquam apparo, est par exemple rendu par « if I plot some action ». Dernier détail : même si Boyle entend certainement ce terme dans son acception actuelle, la traduction d’exitium par « holocaust » (v. 358) n’introduit-elle pas une connotation religieuse là où il n’y en a guère en latin ?
Le commentaire est précédé d’un apparat critique sélectif (qui aurait sans doute été plus utile sous le texte même) et d’un tableau répertoriant les différences entre le texte retenu par Boyle et celui des « Oxford Classical Texts », établi par O. Zwierlein.
Le commentaire fournit toutes les informations qu’on attend de lui : observations stylistiques, métriques, lexicales et grammaticales, explicitation des realia, indications de mise en scène, remarques ayant trait à l’établissement du texte, les choix en la matière étant presque toujours succinctement justifiés (à quelques exceptions près, par ex. p. 321, ad v. 100 ; p. 535, ad v. 814, où l’on ignore les motivations de Boyle). L’une des spécificités de ce travail est l’accent porté sur l’intertextualité, concernant à la fois les œuvres dont Sénèque s’est inspiré et celles qui ont été influencées par lui, parfois même en étudiant un lieu commun présent aussi bien chez des auteurs antiques que dans des séries télévisées (p. 550-551) ; en cela il constitue un apport incontestable par rapport aux commentaires antérieurs (Fitch [1987] ; Billerbeck [1999]), qui avaient moins exploré cet aspect. Les renvois aux autres pièces du corpus sénéquien sont eux aussi fréquents et reflètent bien la connaissance exceptionnelle qu’en possède le commentateur. Boyle tire un parti intelligent des possibles allusions métathéâtrales (en particulier p. 293, ad v. 27-28 ; p. 491, ad v. 634 [nota] ; p. 623, ad v. 1149-1155 [Hercule sans sa peau de lion]) et des ambiguïtés du texte (par ex. p. 308, ad v. 67 [uacuo] ; p. 356, ad v. 191 [urna] ; p. 388, ad v. 277 [Sospes] ; p. 431, ad v. 421 [tua] ; p. 482, ad v. 606 [valeur du génitif Iunonis] ; p. 558, ad 899 [uictimis] ; p. 568, ad v. 927-928 [preces Ioue meque dignas], etc.). Le commentateur traite souvent du thème du locus avec tant de subtilité et de profondeur qu’il est difficile de résumer ici sa pensée sans la trahir. Occasionnellement, Boyle défend Sénèque contre ses censeurs (p. 454, à propos du sacrifice que Lycus s’apprête à offrir à Neptune ; p. 457, pour concilier les vers 522-523 où Amphitryon semble percevoir l’arrivée d’Hercule et les vers 558-568 où le chœur en est encore à souhaiter son retour, sans parler des vers 618-621 où Amphitryon a l’air étonné de voir paraître Hercule : Boyle, plutôt que d’y voir une incohérence, suggère ingénieusement que les v. 522-523 constituent en réalité une interrogation, et non une affirmation ; p. 503, sur le prétendu abus des métaphores dites épiques ; p. 561, au sujet de l’adresse à Diane soror sagittis aptior [v. 906]). Un autre point fort du commentaire réside dans les liens opérés avec les œuvres en prose du Cordouan et le stoïcisme (parfois avec un humour de bon aloi, comme à la p. 311 : « Juno has perhaps been reading De ira »). À ce sujet, nous suggérons, avec modestie, un complément et une nuance. À propos du v. 838, évoquant la foule se pressant ad noui ludos […] theatri, on pouvait songer à une image comparable dans Clem., I, 6, 1. P. 643, ad v. 1228-1229 (Hic durus malis / lacrimare uultus nescit, « Ce visage aux traits endurcis par les malheurs ne sait verser de larmes »), Boyle écrit : « Weeping would have been a moral failure to a Stoic » (nouvelle remarque du même ordre à la p. 676), ce qui est excessif. Sénèque reconnaît en effet que, face à un choc brutal, même le sage peut verser des larmes, ce qui constitue une réaction naturelle, à condition de se ressaisir rapidement et de ne pas s’abandonner au chagrin (voir Ir., II, 3, 2 et Ep., 99, 18-19).
Le volume est épais, se conformant ainsi à la règle selon laquelle chaque commentaire dû à Boyle est plus long que le précédent (théorème formulé par A. Drexler, CR 71, 2021, p. 414). S’il est toujours possible de regretter quelques redites[1], elles sont plutôt rares et facilitent le maniement du commentaire en limitant les renvois : le lecteur qui ouvre le volume pour un ou deux vers précis trouvera immédiatement ce qu’il cherche. Une fois encore, il faut féliciter A. Boyle et les correcteurs des presses universitaires d’Oxford pour leur soin : les coquilles sont rarissimes[2].
Bref, voilà une belle réussite à tous les égards !
Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 663-665.
[1]. Ainsi p. 307 : Med. 48 est cité à deux reprises à quelques lignes d’intervalle ; de même p. 591 et 593 (et ensuite p. 596) concernant Amphitryon s’offrant à la mort ; p. 371-suiv. : plutôt que de dire à chacun des douze travaux énumérés par Amphitryon l’ordre qu’il occupait chez Diodore, Apollodore, Hygin et Quintus de Smyrne, un unique tableau récapitulatif aurait sans doute été plus commode et plus économe en place.
[2]. Lire toutefois, à la p. 367 : Amphitryon ; p. 420, dans la citation du vers 277 des Phéniciennes : feret et non erret ; p. 478 : eccyclema ; p. 543 : joie de vivre ; p. 695 : Ad Senecae Agamemnonem ; p. 695 : dans l’Hercule furieux ; p. 696 : Earl, D. C. ; p. 708 : cinq ; p. 714 : originalità ; p. 726 : Büchner.