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Delphes, sanctuaire panhellénique et oraculaire qui accueillait des fidèles venus de toute l’oikouménè, a attiré des consécrations nombreuses depuis le IXe siècle av. J.-C. au moins, jusqu’à la fin de l’Antiquité. L’espace consacré à Apollon, en particulier, s’est rempli d’offrandes de diverses natures et divers matériaux parmi lesquels dominait la pierre. Delphes, comme l’Acropole d’Athènes, le sanctuaire d’Olympie ou l’île de Délos, fait partie des sites qui ont livré une grande quantité de sculptures en pierre. Les dédicants sont d’origines variées et font employer, selon leurs origines géographiques et les habitudes des praticiens, tant le calcaire que le marbre.

Cet ouvrage, pour la direction duquel Jean-Luc Martinez a reçu la médaille Gustave Mendel (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) en 2024, présente pour la première fois l’ensemble des sculptures en pierre découvertes à Delphes. Le travail préparatoire à cette colossale publication (917 pages en deux volumes de format imposant) a nécessité de réaliser en amont un important travail de rangement dans les apothèques du musée de Delphes, rangement accompagné d’un travail de classification, d’informatisation[1] et d’analyse ; des rapprochements entre des fragments jusqu’ici non associés ont également été réalisés et sont présentés ; quelques inédits enfin sont également publiés pour la première fois. Ce travail préparatoire a été mené lors de plusieurs campagnes d’études, au musée archéologique de Delphes et dans ses réserves.

L’ouvrage est illustré par les clichés d’une couverture photographique entièrement nouvelle, complétés de 22 dessins originaux de Frédéric Siard (illustrateur et historien d’art, associé depuis 1993 aux travaux de l’École française d’Athènes). Les photographies en couleur permettent d’illustrer l’état de surface des sculptures qui ont parfois subi des restaurations, des dérestaurations et des altérations ; on y observe aussi, par exemple, le grain du marbre, ou des contrastes dans les reliefs de surface ; mais ces photographies en couleur ont surpris la plupart des spécialistes de sculpture, habitués aux publications en noir et blanc. Les photographies ont été pour la plupart réalisées par Eirini Miari, photographe de l’École française d’Athènes, et Loïc Damelet, photographe du Centre Camille Jullian. Elles confèrent à ces deux volumes une allure de beau livre, qui tranche avec la série des Fouilles de Delphes.

Un nouvel ouvrage face à une tradition de publications

La collection des Fouilles de Delphes publiée par l’École française d’Athènes depuis plus d’un siècle réunit plusieurs séries consacrées à des secteurs du site ou des types de monuments et de vestiges. Le présent ouvrage est publié dans la série IV, les Monuments figurés, dont il constitue le 8e numéro. C’est dans cette série qu’ont été précédemment publiés Les frontons du temple du IVe siècle[2], Les Reliefs[3], L’Aurige[4] ou Les Sculptures du trésor des Athéniens[5]. Les offrandes et l’instrumentum en bronze, en revanche, sont publiés dans la série V dans laquelle on trouve la magistrale étude qu’Hélène Aurigny a consacrée aux Bronzes du haut‑archaïsme à Delphes. Trépieds, chaudrons et vaisselle de bronze (fin VIIIe‑VIIe siècle) et celles de Claude Rolley sur Les statuettes de bronze et Les trépieds à cuve clouée (FD V, 2 et 3). On note encore que d’autres éléments de sculpture paraissent dans la série II, consacrée à la topographie et l’architecture (par exemple Les terres cuites architecturales. La sculpture décorative en terre cuite, FD II, 9 par Christian Le Roy et Jean Ducat). Bref, comme le rappelaient Hélène Aurigny, Danièle Braunstein et Jean-Luc Martinez dans un article du Bulletin de Correspondance Hellénique 142.1 en 2018 : « La division entre architecture publiée dans les FD II et sculpture publiée dans FD IV n’a pas favorisé les études de synthèse, notamment pour la sculpture architecturale ». Par ailleurs, la série est restée inachevée et de très nombreux dossiers n’étaient pas publiés en bonne et due forme. Bien évidemment, certaines sinon la plupart des sculptures en pierre de Delphes avaient été publiées dans des articles, notamment ceux du Bulletin de Correspondance Hellénique, mais aussi dans d’autres revues, comme on peut le constater en parcourant la bibliographie (p. 861-886).

Un bilan des connaissances

L’ouvrage se veut donc un bilan de toutes les connaissances réunies par les spécialistes depuis la Grande Fouille (1892‑1903) durant laquelle la majorité de ces morceaux de sculpture ont été mis au jour. 2 000 fragments sculptés de ronde‑bosse et de reliefs issus des fouilles de Delphes sont rassemblés dans ces deux volumes qui rompent, on l’aura compris, avec la série des Fouilles de Delphes dans laquelle la sculpture avait jusqu’ici été présentée par périodes[6] ou par monuments, comme on vient de le rappeler avec les exemples des frontons du temple ou du trésor des Athéniens. La sculpture d’époque archaïque et préclassique et la sculpture architecturale dominaient les publications ; ce nouvel opus permet donc de mettre aussi en avant la sculpture d’époque classique et hellénistique. Par ailleurs, les ouvrages relatifs à la sculpture en pierre de Delphes ont majoritairement paru dans la première moitié du XXe siècle, ce qui rendait nécessaire une actualisation de la bibliographie, mais surtout un nouvel examen des pièces et de leur état matériel.

La matérialité de la sculpture

La sculpture en pierre de Delphes a fait l’objet de nouvelles lectures qui tiennent compte de la matérialité des œuvres ; ainsi, en observant les traces d’outils, les techniques de taille, la présence d’éléments rapportés en pierre ou dans d’autres matériaux, on comprend mieux la mise en œuvre des sculptures. De la même manière, l’équipe a prêté une attention particulière à la polychromie des sculptures de Delphes, mentionnée par les découvreurs, parfois disparue depuis la Grande Fouille mais restituée par diverses analyses. Les résultats des travaux menés par Philippe Jockey et son équipe sur la polychromie du trésor de Siphnos, par exemple, renouvellent en partie notre compréhension de cette offrande monumentale de l’époque archaïque (p. 175-183).

Le programme de recherche sur les sculptures en marbre de Delphes s’est déroulé en deux phases : dans un premier temps, un travail d’analyse par des méthodes non destructives et une campagne de prélèvement (2015-2016) ; dans une seconde phase, une étude et une campagne photographique de tous les fragments conservés en réserve et au musée (2016‑2020). En complément des analyses de marbre effectuées sur 250 fragments par des méthodes non destructives[7], 23 prélèvements ont été réalisés en juillet 2016 sur quatre groupes de sculptures : les caryatides, les sculptures du temple du IVe s., le groupe de Daochos et les sculptures de la fin du IVe s., enfin les sculptures romaines.

Le lecteur sera particulièrement sensible à la reproduction des photographies anciennes dans les parties historiographiques et aux clichés reproduits en pleine page, comme le détail des plis des drapés de la caryatide A dite de Cnide (fig. 3d, p. 191) ou des plis de la péplophore de Marmaria (p. 332-336). Les dessins de restitution de Fr. Siard permettent par exemple de mettre en image les nouvelles restitutions des décors proposées par les auteurs ; on citera par exemple le cas des frontons du temple des Alcméonides (fig. 13 p. 261 et 27 p. 277), la répartition des métopes du trésor des Athéniens (fig. 27 p. 366) ou encore les nouvelles propositions de restitution des frontons du temple classique (fig. 11 p. 491 et 24 p. 514). La reproduction de documents graphiques anciens est également à souligner, et témoigne comme toutes les parties consacrées à l’histoire des découvertes et de la recherche, de la volonté des auteurs de réunir au maximum les sources disponibles (par exemple fig. 1a-2h p. 341-347, relevés et dessins préparatoires du trésor des Athéniens par A. Tournaire).

Les analyses de la polychromie sont accompagnées de clichés présentant aux lecteurs la diversité des procédés techniques mis en œuvre par les artisans et par les archéologues pour les restituer ; les restitutions 3D sont peu nombreuses dans l’ouvrage, selon l’état d’avancement des dossiers : on notera par exemple la restitution du trésor des Athéniens dans son environnement architectural (fig. 4 p. 350, par Didier Laroche), les restitutions des métopes perdues de la tholos de Marmaria (fig. 35-36 p. 458-459, que l’on doit à Alban Brice-Pimpaud), ou encore les restitutions et relevés des figures féminines du huitième tambour de la colonne dite des Danseuses, par Guillaume Thibault (Fondation groupe EDF, fig. 28, 31, 33 p. 562 et suivantes).

Les auteurs

Si l’ouvrage est dirigé par Jean‑Luc Martinez (historien de l’art grec et ancien président-directeur du musée du Louvre), qui connaît bien la sculpture de Delphes et travaille depuis longtemps sur la colonne dite des Danseuses, il n’aurait pu voir le jour sans la participation de Hélène Aurigny (maître de conférences en histoire grecque à l’université d’Aix-Marseille/ Centre Camille Jullian), Danièle Braunstein (restauratrice et historienne de l’art grec, musée du Louvre, qui a notamment pensé avec H. Aurigny la réserve dédiée), Francis Croissant (historien de l’art et en particulier de la sculpture grecs, décédé en 2019), Philippe Jockey (professeur d’histoire de l’art et archéologie du monde grec à l’université de Paris-Nanterre), Rachel Nouet (maître de conférences en histoire de l’art et archéologie du monde grec à l’université de Strasbourg), Platon Pétridis (professeur d’archéologie byzantine et directeur du musée de l’université nationale et capodistrienne d’Athènes), Athanasia Psalti (directrice de l’éphorie des Antiquités de Phocide), et Maria Vasileiou (archéologue attachée à l’éphorie des Antiquités de Phocide). À cette liste des auteurs, il faut ajouter les photographes et dessinateurs mentionnés ci-dessus.

La composition et les apports de l’ouvrage

L’ouvrage se divise en 4 parties ; la première, intitulée La sculpture en pierre à Delphes : introductions, réunit un prologue et deux chapitres.

J.-L. Martinez donne les clés de lecture de l’ouvrage et de compréhension du matériel dans un prologue qui permet au lecteur de bien saisir l’histoire des modes de classification, d’inventaire de la sculpture et de ses modes de rangement et de présentation, mais aussi des restaurations successives dont les photographies, par exemple sur anciennes plaques de verre aujourd’hui numérisées, gardent le souvenir (voir en particulier les fig. 8 à 14, p. 9 à 13).

A. Psalti et M. Vasileiou signent un chapitre fondamental sur le musée archéologique de Delphes qui, dès 1903, fut l’écrin de la sculpture mise au jour sur le site. Les quatre principales phases de présentation du matériel des fouilles dans le musée permettent de suivre l’évolution des intérêts des chercheurs et archéologues, mais aussi, bien sûr, celle de la muséographie des antiques. Ce chapitre rejoint un courant de la recherche qui s’intéresse à l’histoire de l’exposition, de la réception de la sculpture et son impact sur le public, amateur comme éclairé.

Le chapitre 2 correspond à un texte que Fr. Croissant avait publié dans les actes du colloque sur le centenaire de la Grande Fouille ; il y évoquait des questions formelles autant que stylistiques, liant les contextes de création, de réception et de redécouverte des œuvres.

Ensuite, l’ouvrage adopte un plan chronologique ; ainsi la seconde partie s’intéresse à La sculpture en pierre à Delphes : des origines du sanctuaire à la deuxième guerre sacrée ; elle se compose de 10 chapitres consacrés soit à un développement synthétique (Les débuts de la plastique archaïque à Delphes, chapitre 1, par H. Aurigny), au décor sculpté d’un monument[8], à la publication d’une statue (chapitre 2, sur les deux sphinx des Naxiens par D. Braustein et J.-L. Martinez) ou d’un ensemble de statues regroupées par type (chapitres 3 et 8) : H. Aurigny présente d’abord les couroi et statues masculines d’époque archaïque et des débuts du style sévère (chap. 3), en commençant par une synthèse bienvenue sur les statues dites Cléobis et Biton, offrande double constituée de deux couroi presque identiques – que l’on peut mettre en parallèle des exemples samiens d’Ischès et de Chéramyès ; une dizaine d’autres fragments témoignent de l’essor du type du couroi dans le sanctuaire de Delphes, « hommages plus modestes d’individus qui empruntent et adaptent les types statuaires en vogue à l’époque archaïque » (p. 107). Dans Corès et types féminins d’époque archaïque et des débuts du style sévère (chap. 8), J.-L. Martinez analyse les fragments des rares statues féminines attestées à Delphes. En plus des sculptures provenant des sanctuaires d’Apollon ou de Marmaria, trois stèles funéraires (chapitre 10) permettent à H. Aurigny de faire un état des recherches sur l’histoire des nécropoles archaïques de Delphes.

La troisième partie, La sculpture en pierre à Delphes : du ive siècle à la fin des guerres de Macédoine, se compose de 7 chapitres. Le ive siècle constitue un second âge d’or de la sculpture en marbre. Le chapitre 1 présente les toutes dernières avancées de l’analyse et de la reconstitution du décor sculpté de la Tholos de Marmaria. Ph. Jockey (qui prépare la publication de ce décor dans les Fouilles de Delphes IV, avec une publication numérique augmentée) présente d’abord l’historique des fouilles et des études puis successivement les Grandes Métopes de l’ordre extérieur et les Petites Métopes, avant d’étudier les thèmes iconographiques du décor sculpté de la tholos et sa place dans l’art du IVe s. av. J.‑C. Les trois chapitres suivants sont dus à J.‑L. Martinez ; ils présentent les résultats des analyses récentes sur trois ensembles bien connus mais inégalement publiés : le décor sculpté du Temple classique, la colonne d’acanthe omphalophore dite « Colonne des Danseuses » et le groupe de Daochos, « éloge pindarique exaltant les vertus » de la famille thessalienne ; sur ce dernier, encore une fois, on soulignera l’intérêt du dessin de restitution de Fr. Siard (fig. 29 p. 619) qui accompagne la nouvelle synthèse attendue sur ce groupe et son inscription dans le paysage de la terrasse au nord-est du temple. Le chapitre 5 est consacré à un ensemble de statues connu sous le nom de « groupe du Philosophe » de Delphes, qui réunit des statues qui partagent des « caractéristiques matérielles et techniques » comme le montre R. Nouet. Dans le chapitre suivant, H. Aurigny traite la statuaire indépendante des IVe-IIIe s. à Delphes : des statues d’Apollon et des représentations d’enfants du sanctuaire d’Apollon, des statues féminines du sanctuaire d’Athéna de Marmaria, mais aussi de l’Antre corycien ; R. Nouet offre enfin une synthèse de nos connaissances sur la base de l’Étolie et signale (fig. 22 p. 709) un autre monument de ce type. Enfin le chapitre 7 traite des reliefs votifs et des reliefs à entête de décret d’époque classique (H. Aurigny).

La quatrième partie, La sculpture en pierre à Delphes : de la troisième guerre de Macédoine à la fin de l’Antiquité, se compose de trois chapitres qui mettent en relief des sculptures moins connues que celles des deux premières, du fait de l’histoire de la série FD IV que nous avons rappelée précédemment. Après une brève introduction sur les relations entre Delphes et Rome, R. Nouet publie les monuments et reliefs d’époque romaine à Delphes, parmi lesquels le célèbre pilier de Paul-Émile, la frise sculptée du théâtre et quelques stèles et sarcophages. Le chapitre 2 est consacré aux portraits en marbre d’époque romaine ; il met bien en évidence la place qu’occupe Delphes pour les élites de la romanité. Dans le chapitre 3, H. Aurigny et J.-L. Martinez étudient la plastique idéale de la basse époque hellénistique et de l’époque impériale à Delphes, en montrant en particulier la variété des divinités présentes dans le sanctuaire et la cité. Platon Pétridis nous livre enfin un Épilogue – La fin du sanctuaire : remplois et sculptures en pierre d’époque protobyzantine à Delphes, qui permet notamment de mieux comprendre l’histoire de certaines pièces et le démantèlement des monuments antiques.

Cet ouvrage offre à la communauté scientifique le résultat de trois générations de recherche en actualisant les publications anciennes et en réunissant une documentation dispersée, peu accessible en dehors de l’École française d’Athènes (on pense en particulier aux archives de la Grande Fouille – journal, carnets – et des campagnes récentes, mais aussi aux photographies inédites) et peu ou pas exploitée jusqu’ici. Des œuvres célèbres (Cléobis et Biton, l’Antinoüs par exemple) côtoient des inédits ou des recompositions qui changent la compréhension d’un monument (ainsi les caryatides des trésors archaïques ou les frontons du temple des Alcméonides). Cet ouvrage permettra sans doute aux historiens de la sculpture de pouvoir se replonger dans certains dossiers delphiens, faire de nouvelles comparaisons, mises en série, mais aussi de retravailler sur les contextes d’exposition (en intégrant en particulier les données des derniers volumes de la série FD II Topographie et architecture).

 

Sophie Montel, Université de Franche-Comté , UR 4011 – ISTA

Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 651-656.

 

[1]. Au 30 août 2021, la base de données comptait 2 241 fiches, fragments de rondes-bosses et reliefs.

[2]. Fr. Croissant, Athènes 2003.

[3]. M.-A. Zagdoun, Athènes 1977.

[4]. Fr. Chamoux, Athènes 1955.

[5]. P. de La Coste-Messelière, Athènes 1957.

[6]. Ainsi Art primitif. Art archaïque du Péloponnèse et des îles, FD IV, 1 en 1909 ; Art archaïque FD IV, 2 et 3 pour les sculptures des trésors ioniques et des temples en 1928 et 1931.

[7]. Les observations sur les marbres ont été faites par Annie et Philippe Blanc, grâce au partenariat entre le musée du Louvre et l’Université P. et M. Curie Paris VI (Sorbonne Université), dans le Laboratoire de biominéralisations et paléoenvironnements du Département de géologie sédimentaire sous la direction de Marc de Rafélis son directeur, et de Philippe Huchon, directeur de l’IsTeP.

[8]. Ainsi les chapitres 4, 5, 6, 7, 9 sont consacrés au décor sculpté du Monoptère de Sicyone (H. Aurigny), du trésor de Siphnos (Ph. Jockey), au décor sculpté des trésors ioniques d’époque archaïque à Delphes (H. Aurigny et J.-L. Martinez), au décor sculpté des temples doriques d’époque archaïque et des deux trésors des Athéniens (J.-L. Martinez).