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Fruit de la collaboration d’une quinzaine de spécialistes, cet ouvrage collectif livre les premiers résultats d’un programme de recherche ambitieux, lancé et animé depuis plusieurs années maintenant par Frédéric Hurlet et Robinson Baudry (Université Paris Nanterre) : « le Broughton augustéen ». Comme l’indique son intitulé, en forme à la fois d’hommage et d’inspiration, le projet vise à reprendre et à poursuivre, pour le Principat d’Auguste, l’immense travail accompli par le grand savant américain au milieu du XXe siècle avec l’établissement des Fastes complets des magistrats de la Rome d’époque républicaine[1].

Fort de premiers résultats significatifs, avec la constitution de plusieurs centaines de fiches de personnages (650 environ), le projet a rapidement soulevé un autre enjeu que celui de la constitution d’un simple mais vaste répertoire. Cette entreprise de recension des dignitaires politiques d’époques césarienne, triumvirale et augustéenne a en effet forcément posé la question de la mutation qui s’opère alors dans le système de magistratures et d’officia qui constituaient l’armature « exécutive » du gouvernement de Rome et, désormais, de son empire. À travers les soubresauts des dernières guerres civiles et l’affirmation d’un pouvoir monarchique, les multiples étapes du cursus sénatorial se sont trouvées affectées, en quelques décennies, d’évolutions aussi sensibles que subtiles. Un processus complexe, souvent « tortueux », qui méritait d’être éclairé à la lumière notamment des données issues de l’enquête prosopographique en cours.

L’ouvrage est organisé de manière simple et cohérente, ce qui en rend la consultation très commode pour le lecteur. Fr. Hurlet l’introduit avec une mise en perspective historiographique et historique générale, suivie d’une présentation synthétique de l’ensemble. Trois premiers chapitres généraux défrichent ensuite des questions transversales sur le cursus et les conditions d’accès aux différentes magistratures. Dans une mise au point claire et synthétique qui constitue le coeur du sujet, R. Baudry récapitule ainsi la « réforme » progressive du cursus honorum au fil de ces années, en rappelant d’abord qu’il avait déjà été régulé sous la République par des dispositifs législatifs successifs dont le plus notable, la lex Villia annalis de 180, fut rénové un siècle plus tard par des lois syllaniennes. Ces règles fixaient notamment les conditions d’ordre, d’âge et d’intervalle dans l’accès aux diverses magistratures. À compter de 49, César puis, après lui, les triumvirs ne rompirent pas brusquement avec ce legs républicain mais, à mesure que leur pouvoir s’affermissait, ils favorisèrent des entorses de plus en plus marquées à ce modèle, dans le sens notamment d’un abaissement sensible de l’âge d’accès aux magistratures, en tout cas pour certains personnages : au fil des années, les exceptions tendirent ainsi à devenir la règle. Au début du principat augustéen, vraisemblablement en 28, l’abaissement sensible de l’âge d’accès fut entériné par de nouvelles règles, susceptibles d’être encore transgressées mais seulement désormais par les membres de la famille impériale. Le nouveau modèle distinguait en réalité souvent deux types de carrières : créés en 29 av. J.-C. en vertu de la lex Saenia, les patriciens purent ainsi bénéficier généralement de carrières accélérées.

Le passage de la « Libre République » à un pouvoir monarchique se traduisit évidemment aussi par une évolution sensible des modes de désignation aux charges publiques. Mais là encore, les innovations furent sans doute moins brutales qu’on ne l’imagine parfois, et le souci de maintenir le fil d’une tradition « républicaine » reste visible : après avoir nuancé l’idée de leur suspension sous l’arbitraire des triumvirs, Clément Chillet souligne ainsi la restauration des procédures comitiales électorales par Auguste tout en éclairant l’intervention du Prince à travers la pratique de la commendatio (recommandation) qu’il distingue utilement de la nominatio. Il est vrai que les dernières années du règne, marquées par des interventions de plus en plus systématiques, préfigurent peut-être la fin des prérogatives électorales des comices sous Tibère. De la même façon, Julie Bothorel met en lumière comment la pratique républicaine du tirage au sort fut maintenue, même si elle ne s’appliquait plus dorénavant qu’aux gouvernements des provinces « sénatoriales », le Prince se réservant bien entendu la désignation de ses légats pour la partie de l’empire qui lui était réservée.

Onze chapitres s’enchaînent ensuite, dédié chacun à une magistrature ou à un type d’officium, en respectant, autant que faire se peut et sans dispense, l’ordre canonique du cursus honorum : le tribunat militaire (B. Augier et S. Demougin), les magistratures préliminaires du « vigintisexvirat » vite devenu « vigintivirat » (A. Daguet‑Gagey, M.‑Cl. Ferriès et A. Suspène), la questure (A. Díaz Fernández et G. Ioannidopoulos), les édilités (A. Daguet-Gagey), le tribunat de la plèbe (Th. Lanfranchi), la préture (R. Baudry), le consulat (Fr. Hurlet et Fr. Pina Polo), la censure (Cl. Bur), les fonctions de légats (B. Augier et G. de Méritens de Villeneuve), le proconsulat (Fr. Hurlet), et enfin la préfecture de la Ville (C. Landrea). Autant de signatures qui apportent de sérieuses garanties sur les domaines ainsi passés en revue à chaque fois par des connaisseurs avérés de la question.

Il ne serait évidemment pas possible de donner en quelques lignes un résumé assez significatif de chacune de ces mises au point qui ne se contentent pas de seulement livrer l’état de l’art mais qui le renouvellent en s’appuyant sur les recensions prosopographiques avancées de l’équipe, à l’image de la contribution précieuse et substantielle sur l’étape initiale du vigintisexvirat/vigintivirat jusqu’ici plutôt délaissée par la recherche savante.

On se bornera ici à retenir quelques lignes directrices générales et les traits les plus remarquables de ce large panorama. À la lecture de l’ensemble de ces travaux, l’un des plus notables reste bien la continuité qu’ils soulignent dans l’évolution des diverses magistratures, de la fin de la République jusqu’à la mort d’Auguste, une continuité que l’observation attentive des derniers temps de la République et du second triumvirat met souvent en lumière. Cette transition s’opéra souvent au prix de nombreux tâtonnements ou expérimentations avant de trouver une certaine stabilisation. Conformément à la publicité qu’il voulut donner de son action politique, le Prince fut, en fin de compte, un véritable recycleur (plutôt que le restaurateur) des honores traditionnels, guidé avant tout par le souci de conserver, du moins en façade, la plupart des oripeaux républicains. Sans doute incompatible avec le nouveau régime, et déjà largement malmenée et contrariée par les aléas politiques du dernier demi‑siècle de la République, la censure est, pour ainsi dire, la seule à faire exception en disparaissant purement et simplement du paysage institutionnel, du moins au temps d’Auguste : si lui seul était, désormais, l’arbitre de la compétition aristocratique et de la société d’ordres, le maintien de la fiction républicaine lui interdisait pour autant d’en accaparer ouvertement le titre. Quant aux autres charges majeures étroitement associées à la nature même de la République, tribunat de la plèbe ou consulat notamment, on se contenta de les dévitaliser, leurs substances, imperium et tribunicia potestas, ayant été absorbées dans les prérogatives éminentes du Prince. Du tribunat à la questure, les magistratures préliminaires ou initiales furent, elles, rénovées et confirmées comme les premières étapes indispensables au cursus honorum, à la fois pour ceux nés dans l’ordre sénatorial et pour les chevaliers qui ainsi y accédaient. À l’autre bout du cursus, en revanche, la résurrection ponctuelle et intermittente de la préfecture de la Ville témoigne encore des hésitations d’Auguste : ce fut seulement à partir du règne de Tibère qu’elle s’imposa comme une charge permanente et le sommet de la carrière sénatoriale.

La mutation la plus significative de la période fut, bien entendu, la systématisation du recours aux legationes comme mode de gouvernement et d’administration de l’Empire. Là encore, les triumvirs puis Auguste ne firent en définitive que reprendre à leur compte, généraliser et normaliser une pratique mise au point et utilisée avant eux sous la République, et que l’exercice pompéien du pouvoir avait perfectionnée dans les années 60 et 50 av. J.-C. à travers notamment la lex Gabinia de 67 et la lex Trebonia de 55. La réforme de 27 vint parachever le système en l’étendant à toutes les provinces impériales, confiées à des legati Augusti pro praetore, ainsi qu’au commandement des légions qui y stationnaient. Auxiliaires du détenteur de l’imperium dont ils étaient les délégués, les légats tenaient donc leur autorité du Prince au nom de qui ils l’exerçaient. Recrutés dans l’ordre sénatorial, ils témoignaient ainsi à la fois de l’association formelle de la curie au gouvernement de l’Empire, mais aussi et peut-être surtout de sa subordination réelle à l’auctoritas du Prince, seul véritable dispensateur des honneurs et des fonctions exécutives désormais.

On ne sera pas surpris d’observer, en définitive, combien les différentes contributions soulignent l’empirisme, le pragmatisme et les continuités qui caractérisent les innovations triumvirales et augustéennes toujours guidées autant par un souci d’efficience que par celui de s’inscrire dans des traditions institutionnelles, quitte à les plier aux attentes et aux exigences nouvelles d’un pouvoir dorénavant autocratique. À bien des égards, l’établissement du système augustéen des magistratures et des charges publiques fut le fruit d’une réfection conduite au fil de l’eau, souvent « à tâtons », et dont la mise en œuvre laisse même apparaître parfois une impression de « bricolage ». Le regard d’ensemble vient ainsi rappeler très utilement combien, a contrario de l’image institutionnelle « statique » héritée du grand œuvre mommsénien, l’armature exécutive romaine fut toujours, si l’on veut bien permettre cet anglicisme facile, une sorte de « work in progress ». Une architecture institutionnelle vivante, évolutive, dont l’équipe de savants ici à l’ouvrage nous permet de saisir beaucoup plus précisément les voûtes mais aussi les cintres, à travers un instrument de travail indispensable pour toutes celles et tous ceux qui s’intéressent au gouvernement de Rome.

 

Henri Etcheto, Université Bordeaux Montaigne

Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 638-641.

 

[1]. T.R.S. Broughton, The Magistrates of the Roman Republic, vol. I : 509-100 B.C., New York 1951 ; vol. II : 99-31 B.C, New York 1952 ; vol. III : Supplement, New York 1960.